– Je ne m’en ferais pas pour cela.
Rebecca semblait impressionnée.
– En général, je ne m’en fais pas. Mais c’est l’agrég’.
Il y eut une pause tandis que, mécontentes, nous rassemblions nos pensées respectives.
– Et autre chose, ajouta-t-elle, la grammaire. J’ai assisté à cinquante heures de ces horribles cours. Ne ris pas ! C'était vraiment un homme sympathique, ce professeur, mais je n’ai jamais pu percer le sens de ce qu’il disait. Et tout ça pour rien ! Les questions à l’examen n’avaient aucun rapport avec ses conférences.
L'image de Rebecca luttant assidûment pour comprendre notre professeur de linguistique me semblait subitement drôle.
– Tu vas en classe la semaine prochaine ? demandai-je en m’étranglant.
– Pour quoi faire ?
– Les oraux.
– Je doute sincèrement que cela soit nécessaire,
darling
. Tu te rends compte que nous n’aurons les résultats de l’écrit que dans deux mois ? Mais, tu as raison, je devrais peut-être y aller, au cas où.
Après avoir raccroché, je m’allongeai sur le divan. Avais-je la moindre chance d’être ce qu’on appelle « admissible » – c’est-à-dire autorisée à passer les oraux ? Un rayon de soleil traversa la fenêtre et me fit cligner les yeux. Ce dont j’avais besoin, plus que tout, c’était de réussir. Pour impressionner mon mari et mes filles. Pour ne pas être une ratée.
Chapitre 5
Graines de la révolution d’Octobre
Tout fonctionnaire est soumis au secret professionnel
et à l’obligation de discrétion professionnelle. Nul ne
peut faire état de documents, des circonstances
et des motivations de leurs réalisations…
B-2-10 Devoir de réserve (L 83-634
du 13 juillet 1983, article 26 ; Lettre FP n° 1430
du 5 octobre 1981 ; QE 4024 du 6 juin 1952).
9 juin. Les résultats de l’écrit devaient être publiés sur Internet. Je consultai le site. Une liste de noms apparut. Je descendis le long de la liste, cherchant le mien. Rien. Je retournai au menu et remarquai une fenêtre « rechercher ». J’y tapai mon patronyme, ma date de naissance et mon numéro d’inscription à l’agrégation, puis appuyai sur « entrer ». Mon nom s’inscrivit sur l’écran avec mon score. Il fallait trente-cinq points pour être admissible, j’en avais trente et un. J’avais raté l'écrit de quatre points. L'écran disait « non admissible ».
Telle une accidentée de la route, je me tâtai pour m’assurer que j’étais toujours entière. En dépit de sa prévisibilité, cet échec représentait une nouvelle expérience. Je ne pus m’empêcher de sortir le dossier où je rangeais tous les documents importants pour tenter d’y trouver de vieux diplômes, un GMAT
1
rassurant ou un SAT
2
vieux de trente ans. Je me souvenais vaguement avoir toujours été parmi les premiers en anglais. Mais ces documents avaient disparu. Comment avais-je fait pour perdre la seule preuve qu’autrefois j’avais su l’anglais ?
Fouillant dans les dossiers moisis entreposés à la cave, je tombai sur un cadre encore dans son papier d’emballage; je décidai de me réconforter en y plaçant une photo des enfants. J’arrachai le plastique, retirai le dos du cadre et mis la photo contre le verre. Les dimensions n’étaient pas bonnes. Désespérément déterminée à accomplir cette tâche dérisoire, je pris les ciseaux et coupai un morceau de la photo, tronquant quatre minces jambes d’enfants. Cela n’allait toujours pas. Le souffle court, je découpai les côtés. Mes mains tremblaient tandis que j’essayais à nouveau. Non. Je fus forcée d’admettre que cette photo n’était pas faite pour ce cadre.
Je remontai au salon et posai ce qu’il en restait contre les livres, sans cadre. J’aurais pu passer ma journée à la contempler comme une idiote si je n’avais pas prévu de déjeuner avec une amie. Dans le RER, un groupe d’activistes de la CGT-SNCF chantait et soufflait dans des sifflets en l’honneur d’une prochaine grève. Casquettes rouges sur la tête, ils étaient d’une gaieté bruyante et débordante. J’aurais aussi pu être fonctionnaire, pensai-je tristement.
Ma copine essaya de me remonter le moral.
– Tu l’as raté de peu, dit-elle.
Mais cela rendait les choses plus tragiques encore. J’aurais peut-être pu réussir si j’avais travaillé un peu plus dur.
De retour à la maison, j’appelai ma mère pour parler avec elle d’un prochain voyage, sans lui annoncer mon échec. Je ne voulais pas la décevoir. Mais, quand mon mari arriva avec Ève, je le dis :
– Je l’ai raté de quatre points.
– Tu veux un scotch ?
– Merci.
– Tu as échoué ? demanda Ève incrédule. Tu pleures ?
– Non !
– Ta mère a l’esprit de compétition, expliqua mon mari. Moi aussi.
J’avalai une gorgée de scotch.
– Je déteste perdre, dis-je, c’est vrai.
– Je sais, dit mon mari.
– Et alors, pourquoi en faire une histoire ? demanda Ève, cela veut juste dire que les autres sont meilleurs que toi.
Je la regardai avec horreur. Elle me fit une grimace qui voulait dire : « Ressaisis-toi. »
– Hé, s’exclama-t-elle soudain, quel tsar a été renversé par la révolution d’Octobre ?
Elle lisait la question sur l’emballage rouge vif d’un Apéricube au paprika.
– Pas maintenant Ève.
– Quel fut le dernier tsar avant la révolution d’Octobre ? insista-t-elle.
– Chérie, pourrais-tu nous laisser parler tranquillement, maintenant.
– Nicolas II !
Elle me lança un regard triomphant, prit une poignée d’Apéricubes et grimpa les escaliers.
– Tu ne sais vraiment rien, maman, jeta-t-elle en disparaissant.
Nous sirotâmes un moment nos scotchs en silence.
– J’aurais dû apprendre leur stupide linguistique, soupirai-je.
Mon mari dépiauta un Apéricube bleu et agita les sourcils en me regardant.
– Quelle est la question ?
– Dans quelle île de Guyane fut déporté Dreyfus ?
– L'île du Diable, je suis déjà tombée sur celle-là.
Soudain, sans aucune raison, je me sentis un peu mieux. En dehors de la linguistique (1,5 sur 20 !), j’avais réussi l’examen. La moyenne des notes en dissertation française, commentaire anglais, version et thème aurait suffi à me hisser au rang des admissibles. Et j’avais pris du plaisir à étudier les textes et les méthodes d’analyse dans la mesure où j’en avais été capable. J’avais découvert la trinité. Rencontré quelques personnes intéressantes. Tout ne se résumait pas à des efforts inutiles.
Je m’interrogeai sur le sort des autres anglophones. Après tout, je n’étais qu’un imposteur. Une informaticienne au chômage. Eux, contrairement à moi, étaient des professeurs d’anglais.
10 juin.
– Je n’ai jamais eu une aussi mauvaise note de ma vie ! dit Jim. 2,5 sur 20 ! J’étais sûr d’avoir rendu une meilleure dissertation que ça !
J’avais rencontré Jim le deuxième jour des examens. Comme Rebecca et les autres Britanniques, il avait enseigné pendant des années. Mais Jim, lui, était américain.
– Peut-être as-tu oublié des accents ?
– J’ai enseigné
Henry VIII
!
Il frappa sur la table, ma bière se renversa.
– Ce n’est pas drôle. J’ai 55 ans. J’enseigne depuis trente ans et je suis encore sous contrat d’un an !
– Tu as eu une très bonne note en linguistique, dis-je en épongeant la flaque avec une serviette en papier. Comment as-tu fait ?
– La grammaire m’intéresse. Et j’ai eu un excellent professeur…
– Quoi ?
– À Paris-III.
Je repensai à Karima. Pourquoi ne l’avais-je pas écoutée ?
– Et, continua-t-il en souriant pour la première fois, j’ai choisi l’option « britannique ».
– Mais tu es américain !
Nous avions dû indiquer quelle forme d’anglais nous allions utiliser. Sans réfléchir, j’avais choisi l’américaine.
– Oui. Mais tu sais bien que les jurés pensent qu’il ne peut y avoir qu’une seule prononciation correcte. Pour eux, les Américains qui tolèrent tous ces accents régionaux sont bien trop laxistes.
Il leva son menton pour se gratter la gorge.
– Je suis à peu près sûr qu’on ne peut qu’échouer si on choisit l’américain, conclut-il.
Cela me rappelait quelque chose, mais je ne savais plus quoi.
En dépit de tous mes messages, je n’avais aucune nouvelle de Rebecca. Pas un e-mail, pas un coup de téléphone, rien. Je commençais à être un peu inquiète. Et puis j’étais curieuse de connaître sa note en dissertation. Jusqu’à présent, parmi les anglophones, j’étais « ze best » avec un 4.
Elle finit par appeler deux semaines plus tard.
– Je n’ai pas pu avoir des notes si basses, c’est absolument impossible !
Rebecca parlait calmement, mais je sentais l’orage prêt à éclater. Ses notes à l’écrit n’étaient pas mauvaises, elles étaient catastrophiques. Sa voix était posée, beaucoup trop posée.
– Regarde ma note en commentaire. Comment est-ce possible, tu me demandes ? Écoute, c’est simple : ils ont compris que j’étais anglophone et ils ont changé les notes. Cela arrive tout le temps.
– Tu le crois vraiment ?
– Oh,
darling
! J’ai enseigné à l’université pendant des années. C'est ainsi. La première fois, je ne l’oublierai jamais. J’avais rendu mes notes et l’administration m’avait appelée pour me dire qu’elles étaient trop hautes. Je ne fais jamais de cadeau, tu peux en être sûre. Ces gosses avaient travaillé très dur pour obtenir ces résultats. J’ai répondu : « Ce sont les notes qu’ils méritent pour le travail qu’ils ont rendu. » Eh bien, tu sais ce qu’ils m’ont dit ?
– Quoi ?
– « Changez-les ! »
– Non !
– Si, comme je te le dis. Bien sûr j’ai refusé. Mais ils ont insisté : « Nous comprenons que vous ne vouliez pas abaisser les meilleures notes si vous pensez que les étudiants ont travaillé pour les obtenir, enlevez juste quelques points à ceux qui ont 13, et personne ne s’en apercevra. » Est-ce que tu peux imaginer cela ! Ces pauvres gosses qui luttent pour y arriver ! Ils voulaient que je les écrase, juste comme ça !
– Mais pourquoi ?
– On ne peut pas avoir trop de bonnes notes. Je suis sûre que tu l’as remarqué.
– Et toi, comment auraient-ils pu t’identifier ?
– Ils ont dû soulever les petits rabats censés cacher les noms.
Non. C'était impossible. Je ne pouvais pas croire une seconde que, quelle que fût leur volonté d’éliminer les candidats anglophones, les membres du jury aient pris le risque de tricher de cette façon lors d’un concours national. Je n’étais pas naïve au point de croire qu’il n’y avait aucune irrégularité, j’en avais assez vu moi-même. Mais pas ici. Comment le vérifier ? me demandai-je. Je ne voyais qu’une solution : m’entretenir avec les membres du jury.
Au téléphone, Rebecca criait :
– J’ai enseigné la grammaire dans un lycée privé pendant des années ! Mes élèves avaient d’excellents résultats ! 1 sur 20 en linguistique ? C'est ridicule !
– J’aimerais bien voir les copies, dis-je.
– Ils ne t’y autoriseront jamais, répondit Rebecca.
– Je vais leur écrire pour leur demander ma copie.
– Tu vas vraiment faire ça ?
– Pourquoi pas ?
J’ai cru entendre renifler dans le combiné. Mais ma ligne faisait parfois des bruits étranges.
Voici les scores tels que je les avais découverts : (Impossible de connaître les notes de version et de thème séparément. On affichait la moyenne des deux épreuves.)
Ce soir-là, j’écrivis une lettre à l’Éducation nationale. Il était minuit passé quand je collai le timbre, sortis de la maison et marchai jusqu’à la boîte aux lettres du coin de la rue. Il n’y avait aucune voiture. La boîte aux lettres jaune brillait sous le réverbère. J’ouvris le couvercle en métal et glissai ma lettre par l’ouverture. La ville était tellement silencieuse que je pus entendre l’enveloppe tomber sur les autres lettres entassées au fond.
Rebecca avait-elle raison à propos des notes ? Avaient-elles été modifiées? Qui pouvait le savoir ? Le lendemain, je rencontrai une amie professeur qui avait été juré dans d’autres disciplines et je lui posai la question. Elle se mit en colère :
– Jamais ! dit-elle. Les jurés sont sérieux, jamais ils ne regarderaient les noms ou les dates de naissance avant de donner une note. C'est impossible !
J’étais rouge de confusion. Je commençais à formuler mentalement des excuses, quand elle ajouta :
– Cependant, si un juré reconnaît l’écriture d’un candidat, bien sûr c’est une autre histoire.
Je me redressai trop vite, elle ajouta :
– Non, vraiment, la notation des examens écrits est très professionnelle – rien à voir avec les oraux ! As-tu la moindre idée de la façon dont se passent les oraux ? C'est un travail physique très dur. À la fin de la première semaine, on ressemble encore à peu près à un être humain. Ensuite, on n’est plus qu’un animal réagissant à l’instinct.