Elle baissa la voix et se pencha en avant :
– Tu peux tout savoir d’une personne à la façon dont elle ouvre la porte.
Je ris, pensant qu’elle plaisantait, mais elle secoua la tête :
– En cinq secondes, ajouta-t-elle, tout est terminé.
Puis elle se mit à rire :
– Si un juré en veut vraiment à quelqu’un, tu sais ce qu’il fait ? me demanda-t-elle.
– Un zéro éliminatoire ?
– Pas du tout ! On ne peut pas attribuer des zéros comme ça. Il faut les justifier. C'est très lourd. Non, il lui donne « un » point. Ça bloque le candidat et personne ne pose de questions.
J’étais perplexe. Y avait-il ou non discrimination ? Je voulais interroger davantage de gens. Peu après avoir envoyé ma lettre, un soir que j’étais assise avec mon mari et les filles autour d’un brie de Meaux, je ressentis soudain le besoin urgent de savoir. Mon mari venait de se lever pour ouvrir une autre bouteille de bordeaux. Il me tournait le dos.
– Je veux rencontrer des membres du jury, dis-je, en connais-tu ?
Bien qu’il m’eût soutenu le jour où j’avais reçu mes résultats, mon mari était maintenant déterminé à me voir réintégrer la masse des gens qui gagnaient leur vie.
– Ils ne peuvent pas te parler, dit-il, extrayant le bouchon.
Je tendis mon verre.
Même pas de façon officieuse ?
– Non, insista-t-il en versant le vin, ils ne le peuvent pas.
Je posai mon verre.
– Et pourquoi pas ?
– Devoir de réserve.
– Ils sont liés par une clause de loyauté ? m’exclamai-je. Qu’est-ce que c’est ? La sécurité nationale ? Les enseignants et les membres du jury ne peuvent pas communiquer d’informations sur ce qu’ils font ? Tu plaisantes !
– Calmos, interrompit Ève, pas de cris à table.
– Est-ce que je peux prendre un dessert ? demanda Linda.
– Oui, répondis-je en montrant la porte, dehors.
Lorsque les enfants se furent éloignées avec leurs glaces, je baissai la voix :
– Qu’est-ce qui leur arrive, s’ils parlent ?
Mon mari sourit et fit passer lentement son index le long de son cou comme un mafioso de Hollywood.
– Tu veux encore du vin ?
1
GMAT : Graduate Management Admissions Test : examen d’entrée au Master de management (MBA)
2
SAT : Scholastic Assessment Test : examen que passent les étudiants voulant entrer à l’université aux États-Unis.
Chapitre 6
Je reçois une copie étrange de mon examen
Le jury est souverain. S'il ne fournit aucune explication, cela ne peut pas être contesté.
Document interne, CNRS, 2005.
– J’adorerais rester à bavarder avec toi,
darling
, mais je dois me rendre à Toulouse.
– Quoi ?
Je posai sur la table mon thé trop infusé. Je pensais avoir mal entendu à cause du vacarme dans le café.
– Pour les oraux du CAPES. Ils ont lieu à Toulouse.
– Tu as eu l’écrit du CAPES ! Félicitations ! Je ne savais même pas que tu l’avais passé !
Le CAPES est le petit frère de l’agrég’. Moins prestigieux, il offre des postes moins bien payés, mais fait néanmoins partie des sésames pour un travail à vie dans l’Éducation nationale.
– C'est merveilleux, vraiment génial !
– Stop ! ordonna Rebecca.
Elle recouvrit ma tasse de thé de sa paume et se pencha en avant.
– Les Américains croient que les gens les détestent à cause de leur pouvoir. En réalité, c’est leur enthousiasme qui est insupportable.
Rebecca secoua la tête, un air de regret sur le visage.
– Est-ce que tu t’imagines à quel point il est ridicule que j’aie le CAPES ? As-tu la moindre idée de la différence entre mon niveau d’anglais et celui des autres capéciens ? Bien sûr que tu le sais. Tu n’as même pas passé le CAPES ! Pour Alice, l’agrég’ ou rien !
– Je…
Elle laissa tomber sa tête parfaitement coiffée sur la table dans un bruit mat.
– Le rêve d’une vie, murmura-t-elle. Devenir fonctionnaire. Pour enseigner à des enfants de 12 ans qui peuvent à peine mettre deux mots l’un à la suite de l’autre.
Elle leva la tête et me regarda avec une intensité effrayante.
– J’aime Shakespeare ! dit-elle. Shakespeare ! Pas « quel est votre animal préféré ? ». Merde !
J’étais fascinée. Apparemment, Rebecca était plus en colère d’avoir eu le CAPES que d’avoir échoué à l’agrég’.
– Vas-tu enseigner dans le même lycée ?
En fait, je connaissais la réponse à ma question. Une fois intégré à l’Éducation nationale, qui gérait ses ressources humaines avec une fantaisie peu commune, un enseignant pouvait être envoyé très loin de chez lui, pour donner des cours d’un niveau sans rapport avec sa compétence ou ses goûts. C'était comme s’engager dans l’armée en tant que troufion. Les soldats ne choisissent pas leurs champs de bataille.
– Non,
darling
. En tout cas pas pendant les premières années. Ils vont m’envoyer dans des ghettos. En fait, c’est mon lycée qui m’a demandé de passer les concours. Les établissements scolaires sont contraints de se débarrasser des professeurs non certifiés. Cer-ti-fi-é, insista-t-elle, en exagérant son accent anglais, ils veulent des professeurs qui ont le CAPES. Mais, pour être certifié, il ne suffit pas d’avoir eu le concours. Il faut aussi faire un stage dans un collège pendant un an. Et, conclut-elle en baissant sa voix, j’ai entendu des histoires…
Je versai du lait dans mon thé et scrutai les volutes qu’il y dessinait. Je n’aime pas vraiment le thé. Peut-être étais-je offensée.
– Alors, quand sont les oraux ? demandai-je pour changer de sujet.
– La semaine prochaine.
– Et pourquoi à Toulouse ?
Elle fronça les sourcils.
– Ça fait partie de la « décentralisation », les candidats de toute la France doivent se rendre à Toulouse pour trois jours, plutôt qu’à Paris.
– Comment vas-tu faire avec tes fils ?
Rebecca vivait seule avec ses garçons. Pour elle, trouver ne serait-ce que le temps de prendre le thé relevait de l’exploit. Elle soupira.
– Mon ex-belle-mère, expliqua-t-elle. Maintenant je lui suis redevable. J’ai intérêt à réussir.
Je pris une gorgée de mon thé et frémis.
– Cela doit coûter cher, de se rendre à Toulouse, non ?
– Train plus hôtel. On n’est remboursé que si on réussit. Mais bien sûr la plupart des candidats échouent.
– Comment le choix s’est-il porté sur Toulouse ?
– Oh, je n’en sais rien, répondit Rebecca en posant sa tasse d’un geste nerveux, l’office du tourisme a fait du lobbying, je suppose !
L'anglais n’était qu’une des trente-sept matières du CAPES et de l’agrégation. Chacune d’entre elles avait-elle sa ville attitrée ? Lille pour les maths et Marseille pour le sport ? Mais en quoi consistaient les oraux de sport ? Ou plutôt les écrits ? Les villes se disputaient-elles l’honneur de recevoir les concours ? Dans la Chine impériale, les jeunes hommes brillants se rendaient à pied de leur village jusqu’à la cité impériale pour passer leurs examens. Ils dormaient dans des hôtels miteux ou dans la rue. Ceux qui réussissaient entraient au service de l’empereur. Les autres rentraient chez eux et devenaient maîtres d’école. Dans le pire des cas, c’était une aventure. Non : dans le pire des cas, leurs familles étaient endettées pour des années.
– Et ton boulot ?
– C'est l’été, dit Rebecca avec philosophie. Je suis prof. Vacances.
Comme je n’avais pas eu l’écrit, je ne pouvais pas participer aux oraux. Mais je voulais voir comment ils se déroulaient. Heureusement pour moi, ceux de l’agrégation d’anglais eurent lieu à Paris, dans le 9
e
arrondissement, dans un lieu fonctionnel et sans charme, du côté de la gare Saint-Lazare. Tout le monde a le droit d’assister aux examens à condition que le candidat soit d’accord. Tandis que j’observais les jeunes gens silencieux, assis sur les bancs de la cour, vêtus avec soin (beaucoup de noir et de blanc), je fus frappée une fois de plus par l’organisation de cet événement.
Le lycée qui recevait les candidats devait être évacué; les salles de classe (douze), attribuées ; les membres du jury, répartis entre les salles en question; les tests, programmés, et des gens engagés pour réceptionner et orienter les candidats. Ces derniers étaient venus de toute la France pour que soient évaluées leurs capacités à l’oral. Chacun d’entre eux devait passer cinq épreuves : la leçon (en français) ; l’explication de texte (en anglais) ; la restitution (en français) et la traduction (en anglais) ; ainsi qu’une gymnastique intellectuelle appelée le «hors-programme», qui défiait les candidats à lier brillamment trois documents hétérogènes.
Fonctionnant à plein régime, le centre d’examen de l’agrégation faisait passer 48 examens par jour entre le 22 juin et le 15 juillet. On connaissait d’avance le nombre de réussites, 145, correspondant aux postes à pourvoir. Deux tiers des candidats ayant franchi le cap de l’écrit allaient rater les oraux. Leur année, comme la mienne, allait se terminer en déconfiture.
Je remarquai une petite jeune femme en jupe et veste assorties. Ses grands yeux étaient maquillés avec soin, juste assez pour mettre en valeur leur profondeur. Elle respirait la confiance. Dans n’importe quel autre endroit, je l’aurais prise pour une étudiante en business. Elle tenait un formulaire comme celui que je venais de remplir, une demande pour assister à un examen.
– Bonjour, dis-je, est-ce que vous avez déjà assisté à une épreuve ?
Elle sourit, complètement relax. Il y avait un certain avantage à ne
pas
passer les oraux.
– Je viens de voir une brillante leçon de littérature. La candidate était si convaincante, si libre, elle parlait si bien que je lui ai demandé d’où elle venait. L'École normale supérieure, bien sûr. Comme elle parlait bien le français !
– Elle était française ?
La fille me regarda.
– Oui, bien sûr. Mais quel français superbe. Elle maniait la langue parfaitement, saupoudrait son discours de latin. Une oratrice hors pair. C'était merveilleux de l’écouter.
– Quelle note lui auriez-vous donnée ?
La fille rit.
– Oh, je ne connais pas le système de notes. Mais il était clair que le jury l’appréciait. Au moment des questions, ils ont juste fait mine de lui en poser; pour la forme, pour combler les dix minutes allouées.
– Les étudiants de l’École normale ont généralement de très bons résultats, commentai-je.
Sur 27 normaliens, 24 avaient réussi leur agrégation l’année précédente, un taux de succès remarquable. Les soupçons de Rebecca me traversèrent l’esprit.
– Croyez-vous que le jury la connaissait ? demandai-je.
La fille secoua la tête en signe de dénégation. Quatre nouveaux candidats étaient entrés dans le bâtiment. La réceptionniste, une jeune femme mince avec un clou de métal lui sortant du menton (qu’était-il arrivé aux réceptionnistes ?), leur demanda s’ils acceptaient la présence d’auditeurs. Deux d’entre eux se recroquevillèrent de peur, le troisième resta silencieux, mais la quatrième accepta. La réceptionniste nous invita alors à monter les marches avec elle. Sur le premier palier, deux jeunes gens officiaient derrière un bureau d’école. Nous les dépassâmes et grimpâmes au deuxième étage, où deux autres personnes nous attendaient.
– Regarde ! chuchota la jeune auditrice en indiquant l’étage inférieur.
Au-dessous de nous, une dame escortait quatre candidats de l’aire de préparation vers une salle du premier étage.
– Le hors-programme. Ils se sont préparés dans une salle close pendant cinq heures. Maintenant ils ont quelques minutes pour faire la preuve de leur talent.
Je voulus lui poser une autre question à propos de la leçon à laquelle elle avait assisté, mais nous avions déjà atteint les salles de classe. À chaque porte, notre guide vérifiait un papier, annonçait un numéro, et laissait un candidat derrière elle. Notre candidate fut bientôt la seule restante. Elle ouvrit la porte sur une pièce meublée de chaises jaunes. Un jury de trois personnes, l’air aimable, nous pria d’entrer.
– Ce sont les auditeurs, expliqua notre guide avec un mouvement de tête dans notre direction.
Un homme grand, à l’étonnante touffe de cheveux argent, demanda à la candidate si la présence des auditeurs ne la dérangeait réellement pas.
– C'est à vous de choisir, poursuivit-il, indiquant ainsi qu’il était le chef.
Quand l’étudiante confirma son accord, l’homme nous invita à nous asseoir sur des chaises derrière elle, afin qu’elle ne soit pas distraite par notre présence. J’étais là, bien sûr, pour observer les membres du jury. Qui étaient-ils ? Que cherchaient-ils ? Que pensaient-ils de l’agrégation ? Comment pourrais-je arriver à leur parler ?
L'homme aux cheveux blancs était entouré de deux femmes bien plus jeunes que lui. Je ne les entendis parler qu’au moment de la séquence de questions, à la fin de l’explication en anglais sur un extrait des
Confessions of an English Opium Eater.
J’avais déjà remarqué qu’à l’agrégation on utilisait l’anglais pour les tâches concrètes, comme commenter un texte court, tandis que le français était requis pour des réflexions plus abstraites, intellectuelles, sur un thème demandant style et grâce, comme la dissertation écrite et la leçon orale.
La candidate et les trois jurés parlaient assez bien l’anglais, mais leur accent demeurait français sans aucun doute possible – en particulier les accents toniques, qu’ils ne plaçaient pas toujours au bon endroit. Je continuais de regarder droit devant moi sans changer d’expression, mais intérieurement je me demandais si ces jurés pouvaient entendre leurs propres erreurs de prononciation. Que pensaient-ils de la candidate qui parlait exactement comme eux ? Et que penseraient-ils de moi, de ma façon de parler l’anglais ?
À la fin de l’épreuve, je compris qu’assister à la partie de l’examen qui se déroulait en anglais était une perte de temps, puisqu’il était impossible de savoir si les juges étaient en mesure de distinguer un anglais exceptionnellement bon d’un anglais à peine correct. La leçon devait, sans doute, faire la différence. Cette épreuve devait révéler qui avait vraiment l’étoffe d’un agrégé. Qui avait la facilité verbale, la maîtrise de la langue (française), la confiance, le panache – pour représenter la France ? Car c’était bien de cela qu’il s’agissait. De la tradition. De l’art fabuleux et vieux de plusieurs siècles d’être parfaitement français.