Elle reboucha son stylo d’un geste sec.
– Bon, dit-elle, je m’occupe de la gestion du personnel, pas de l’enseignement. Tout est dans le document ! Si vous l’aviez lu, vous n’auriez pas besoin de me poser ces questions.
Elle me lança un regard furieux.
– Voulez-vous signer, oui ou non ?
Elle regarda sa montre avec ostentation.
– Je crois, dis-je en récupérant les formulaires que j’avais remplis, que je préfère étudier le document.
Je me levai. J’étais stupéfaite : pas de manuel, pas d’examen de mes compétences, aucun intérêt pour la pédagogie et, pourtant, Superétude! prospérait. Les parents étaient-ils paniqués par l’incapacité de l’école publique à enseigner l’anglais au point de confier leurs enfants à n’importe qui et à n’importe quel prix ? Bien sûr, le gouvernement soutenait les cours privés en accordant des déductions fiscales aux parents qui y avaient recours. Et le pays comptait probablement un nombre inouï de professeurs d’anglais désespérés et incapables de desserrer l’étau du monopole d’État. Une partie de l’enseignement de l’anglais en France était donc confiée à des entreprises privées qui employaient les professeurs rejetés par l’Éducation nationale. Les parents et les contribuables payaient plus ; les professeurs touchaient moins d’argent et vivaient dans des situations plus précaires; les enfants faisaient des heures supplémentaires. Seules les entreprises de soutien scolaire faisaient fortune. Un étonnant transfert de fonds et de responsabilités publics. Pourquoi ?
Chapitre 16
Concours blanc
Il est possible que le signe distinctif permettant de reconnaître un Français n’ait pas tant été son apparence – car elle variait énormément – ni nécessairement le fait qu’il parlait français… que quelque chose de plus profond et de plus subtil : la façon dont il utilisait sa langue, dont il pensait, dont il discutait.
Theodore Zeldin,
Histoire des passions françaises
.
25 janvier. Le jour du concours blanc. L'objectif était de nous accoutumer à une situation de concours afin que nous ne paniquions pas le moment venu. J’explorai longuement les couloirs avant de dénicher la salle D665, dissimulée dans une annexe, elle-même située dans une cour secrète de la Sorbonne. À mon grand soulagement, la pièce était meublée de tables et de chaises et elle était chauffée. J’étais seule dans la salle et cela me rappela un de mes cauchemars récurrents d’avant-examen : je me dépêche pour avoir une bonne place, puis j’attends, toute seule, jusque bien au-delà de l’horaire prévu, et subitement je me rends compte, mais trop tard, que je suis au mauvais endroit.
Peut-être que personne n’avait envie de s’asseoir pendant six longues heures pour passer un examen blanc dans ce bâtiment préfabriqué qui se refroidissait ? Je vérifiai l’heure sur mon téléphone portable. Vingt minutes d’avance. Soulagement. Cela me donnait encore le temps de réviser. Nous n’avions pas droit à nos notes ni à nos livres pendant l’examen, donc pour impressionner le jury en citant une œuvre, il fallait en apprendre quelques extraits par cœur. Et puisque nous ne connaissions pas à l’avance le sujet de l’interrogation, nous avions intérêt à avoir une bonne mémoire. À mon âge, il était plus facile de se rappeler des citations contenant peu de mots, comme celle de
Richard II
: «
I wasted time, now doth time waste me
1
.
»
C'était une citation géniale parce qu’elle était courte (huit mots), facile à retenir, et qu’elle exprimait succinctement un des thèmes-clefs de la pièce de Shakespeare : l’importance de respecter les traditions ancestrales. Lorsque le roi Richard viole un usage ancien en se saisissant des terres d’un des leurs, les nobles contestent sa légitimité. Le respect des coutumes ne peut pas être traité à la légère – et pas seulement dans l’Angleterre du XV
e
siècle.
Mon objectif pour aujourd’hui : analyser le texte, faire un plan et aller voir un film. Je tripotai les doubles feuilles utilisées communément dans les écoles françaises. Ma fille n’avait aucune difficulté à écrire proprement et sans ratures quatre pages avec un stylo-plume. Moi, j’étais tellement habituée à couper et coller avec Word qu’écrire sans ordinateur revenait à m’amputer. Pas de correcteur d’orthographe non plus. Consciente de mes points faibles, j’avais acheté des stylos correcteurs spéciaux. D’un côté coulait de l’encre bleue pour écrire et de l’autre un fluide blanc pour effacer. C'était moins pratique que la touche « supprimer », mais un compromis valable avec la tradition.
Je débouche le capuchon bleu et gribouille quelques lignes sur une feuille de papier blanc. C'est parti ! Puis j’enlève le bouchon blanc de l’autre côté du stylo et repasse sur le gribouillage bleu. Il ne disparaît pas du tout ! Je ne peux pas l’effacer !
J’avais maintenant un nouvel objectif : écrire un devoir sans ratures. Le concours blanc était une bonne idée, au moins pour tester la logistique.
D’autres étudiants arrivèrent. La plupart s’étaient munis de pommes, de barres chocolatées et d’une bouteille d’eau. Chaque fois que l’un d’eux ouvrait la porte, la salle se refroidissait. De la buée sortait de ma bouche. À 13 heures, à la surprise des trente et quelques étudiants rassemblés là, le professeur Chips entra et se dirigea vers le bureau à l’avant de la pièce. Qu’est-ce qu’un professeur faisait là ? Nous étions censés être sous la garde de simples surveillants ! Elle nous distribua deux pages de texte de
Richard II
(Acte II, scène 1).
– Vous avez six heures pour rédiger un commentaire, annonça-t-elle, vous pouvez commencer !
Je lus le texte deux fois, soulignai certains mots, jetai quelques notes sur le papier, fis un plan et me mis à écrire. Quand j’eus terminé, je me levai et tendis ma copie à Chips. Elle eut l’air étonné. Elle nota l’heure sur la page de garde. Dehors, je regardai mon portable : il était 2 h 54. Moins de deux heures s’étaient écoulées. L'examen durait six heures. Ce n’était qu’un concours blanc, mais quand même ! Quatre heures trop tôt ? Durant le vrai concours, décrétai-je, je resterais plus longtemps.
Comme je l’avais décidé, je me fis le plaisir d’une séance de cinéma. Et c’est évidemment à ce moment-là que tous les commentaires que j’aurais pu faire m’assaillirent.
Ce soir-là, Rebecca appela :
– Oh, tu as eu bien raison de ne rester que deux heures ! Nous venons de sortir, me dit-elle.
Il était 19 h 15 !
– Tu veux dire que tout le monde a vraiment écrit pendant six heures ?
– Oui, et beaucoup d’entre nous n’ont pas fini.
– Vraiment ?
Elle éternua.
– La salle était de plus en plus glaciale, une panne de chauffage. Le surveillant qui a remplacé Chips était un idiot fini. Quand je me suis plainte du froid – mes doigts étaient engourdis –, il a dit : « Vous avez raison, il fait beaucoup trop froid ici » et il est parti. Il est parti,
darling
. Plus personne pour s’assurer que nous ne trichions pas !
Je trouvais cela comique : qui voudrait tricher pendant un examen blanc ? Je fis l’erreur de rire.
– Ce n’est pas drôle,
darling
! cria Rebecca. L'idiot était supposé annoncer le temps qui restait et il ne l’a pas fait ! Il n’y avait pas d’horloge dans la salle, donc nous comptions sur lui. Un des étudiants – tu le connais, William, le grand Britannique – avait apporté un réveil et l’avait posé sur son bureau, où tout le monde pouvait le voir. J’ai pensé : comme c’est sympa de sa part ! Mais, alors que le réveil de William indiquait 17 h 55, l’autre imbécile est soudain revenu dans la classe et a annoncé : « Il vous reste cinq minutes ! Rendez vos devoirs ! »
– Mais si le réveil de William disait qu’il restait une heure... ?
– C'était faux. Son réveil était réglé sur l’heure britannique !
Je réprimai un nouvel éclat de rire.
– Tu ne crois pas qu’il l’a fait exprès quand même?
– Je n’ai pas pu finir. J’ai dû rendre mes notes. Je pensais que c’était un type bien, mais je ne lui parlerai plus jamais.
Ainsi finit la solidarité entre anglophones à Paris-IV.
1
« J’ai gâché le temps, maintenant le temps me gâche. »
Chapitre 17
Le Mal Absolu
Le roman de William Styron a brutalement remis en question l’opinion la plus répandue à propos de l’Holocauste […]. L'opinion courante parmi la plupart des érudits et écrivains juifs, notamment chez Bauer, Cohen, Dawidowicz, Fackenheim, Gilbert, Goldhagen, Katz, Langer, Lipstadt et Ozick, est que l’Holocauste fut unique… Styron critique vigoureusement les érudits et écrivains juifs pour cette interprétation « étroite » et spécifiquement juive. Il propose à la place une interprétation universaliste et même métaphysique […] de l’Holocauste comme l’incarnation du mal absolu, qui menace l’humanité dans son ensemble…
D.G. Myers,
Jews Without Memory :
Sophie’s Choice
and the Ideology of Liberal Anti-Judaism
.
13 janvier. Malgré le confort relatif de la salle F363 (tables et chaises), seuls vingt étudiants étaient présents ce matin-là pour
Sophie’s Choice
. Pas de
forts
. Savaient-ils quelque chose que j’ignorais? Comme d’habitude, le professeur était impeccablement habillé. Et comme d’habitude, le livre resta fermé. Après une discussion sur des points de détail (l’identité véritable de certains personnages), le professeur se lança dans un cours magistral sur le concept de Mal absolu, dont nous prîmes note docilement.
– La démarche de Styron est globalisante, expliqua-t-il, Styron a une approche universelle, allégorique du mal, dont chacun de nous est porteur. Comment, pour citer Styron, Dieu a-t-il pu permettre que cela ait lieu ?
C'était une question rhétorique, le seul type de question autorisée. Et pourtant, transgressant une loi non écrite, ma main était déjà levée. Surpris, le professeur me donna la parole d’un signe de tête.
– Ce type d’approche indirecte ne nous éloigne-t-il pas de la question de base, qui est comment les Allemands ont fait pour tuer tous ces gens ?
Les étudiants arrêtèrent d’écrire et échangèrent des regards irrités, mais le professeur ne se laissa pas perturber.
– Assurément, vous n’allez pas vous laisser aller à la xénophobie anti-Allemand, n’est-ce pas ? sourit-il.
Je me souvins du professeur de version m’expliquant que les Allemands étaient systématiquement éliminés de l’agrég’ d’allemand, et moi aussi je fis un petit sourire.
– Certainement pas, dis-je, mais n’est-ce pas une façon de ne pas prendre ses responsabilités que de se cacher derrière l’idée que nous sommes tous mauvais, que le mal est en chacun, ou qu’Auschwitz est une métaphore du mal ? Et si on parlait de l’endroit réel, des victimes réelles ?
Généralement, je ne m’intéresse pas aux questions rhétoriques, mais, puisque le débat autour des problèmes sérieux soulevés par Styron était tabou, je ne savais que faire d’autre. Le professeur fit une grimace de résignation, comme pour dire : « Je m’attendais à cela. »
Mais moi non. Et je tremblai. « Calme-toi, me morigénai-je. Ce n’est que de la littérature. »
Que de la littérature ?
À l’extérieur de la Sorbonne, la France commémorait le soixantième anniversaire de la libération d’Auschwitz, où quelque 960 000 juifs avaient été assassinés. Mais à l’intérieur de la Sorbonne ? Pas de faits. Pas d’émotions. Pas de jugements de valeur. Pas même d’histoire. Je regardai autour de moi. Ces étudiants grattant sur leurs feuilles avaient-ils au moins lu le roman en anglais ?
À la sortie, Rebecca m’attrapa par le bras.
– Vraiment,
darling
, tu sais bien qu’ils détestent que tu interrompes la conférence avec ces questions sans aucun rapport avec le cours.
Je regardai son ensemble rouge et ses yeux intenses. Pour la première fois, je fus frappée par leur ressemblance avec ceux d’un oiseau de proie, et je compris : je n’étais pas d’humeur à supporter Rebecca.
– Je déteste ce livre, dis-je, et je déteste la façon dont nous l’étudions. Je déteste le fait que personne ne prenne le sujet au sérieux. Que personne ne s’intéresse aux faits réels.
Je me dégageai et me tournai pour lui faire face.
– La Shoah a eu lieu ici même, en Europe, sur ce sol même, et on parle de l’esclavage américain et de Kant et de stratégies narratives et de je ne sais quoi encore.
– Tu admettras que le rapprochement avec l’esclavage américain est assez intéressant.
L'accent britannique de Rebecca était aussi tranchant qu’un rasoir. Dans ma bouche sèche, je sentais le goût de la bile.
– Ils ont ouvert le mémorial de la Shoah il y a deux jours, dis-je, je pense que je vais aller le visiter.
– Quand même pas à cause du
Choix de Sophie
?
Je fis mine de partir, mais elle me rattrapa par le bras.
– Vraiment,
darling
, tu ne peux pas prendre cela au sérieux. Tu sais que les étudiants sont terrifiés quand on interrompt un cours. Ils n’ont qu’un temps limité pour préparer le concours et il faut qu’ils puissent terminer. Toutes ces questions métaphysiques les ralentissent. L'agrég' n’est pas le bon endroit pour s’occuper des injustices de l’histoire. Tu sais cela, Alice, n’est-ce pas ? Alice ?
J’essayai de me libérer, mais elle me serra le bras plus fort.
– Tu devrais aller aux cours de Paris-III, dit-elle. Vas-y. Cette interprétation-là du
Choix de Sophie
va te dérider. Le professeur est un lacanien. J’ai entendu dire que, selon lui, le livre raconte l’histoire d’un conflit entre les deux frères, Nathan et son cadet, qui a mieux réussi que lui. Rivalité entre frères, tu te rends compte ?
Je me dégageai.
– Je dois y aller, dis-je, à plus.
– Alice… dit-elle.
Mais je n’écoutais plus.
Plutôt que de descendre dans le métro, je pris le bus pour le Marais, le quartier historique juif. Dans les anciens bâtiments aux poutres apparentes vivait désormais un mélange de juifs orthodoxes et de gays. Magasins casher, boîtes de nuit et boutiques à la mode alternaient le long des rues étroites et tortueuses. Dans le crépuscule, le bus traversa la Seine et je regardai les lumières de Paris glisser à l’envers sur les reflets des vitres.