Nous avions atteint l’amphi de la Mort, où Burns était enseigné.
– Tu viens ? lui demandai-je.
– Toi, tu y vas,
darling
, dit Rebecca, me poussant légèrement dans le dos. Va apprendre l’écossais.
Nous avions cinq minutes pour déjeuner avant le cours sur Robert Burns. Je pris un siège dans le fond afin de pouvoir fuir en cas de malaise. Une grosse femme vêtue d’une chemise à fleurs s’approcha timidement.
Je me poussai pour la laisser passer.
– Vous êtes américaine ?
– Canadienne. Bonjour.
Elle se pencha et sortit de son sac un sandwich au jambon. Ses cheveux étaient ébouriffés comme si elle sortait tout droit d’un conduit de soufflerie. Son visage franc et large paraissait amical, bien qu’une Flannery O'Connor eût pu le comparer à un chou ou à une citrouille.
– Je ne vous ai jamais vue. Vous êtes nouvelle ?
Elle rit.
– Non, je passe l’agrég’ pour la quatrième fois.
– Est-ce possible ?
– Oh oui. Mais je commence à penser que c’est une bataille perdue d’avance. Mes résultats continuent de progresser, mais pas aussi vite que la moyenne. Je pense que je suis en train de devenir accro à l’agrég’.
Je méditai quelques instants sur ce qu’elle venait de dire et avalai une gorgée d’Évian.
– Est-ce que vous ne vous ennuyez pas, à étudier toujours les mêmes sujets ?
– Un peu, admit-elle en prenant une grosse bouchée de son sandwich. Avec
Lord Jim,
surtout. Saute ! Saute ! Mais j’aime la linguistique. C'est fascinant. Je ne comprends pas un mot de ce que dit le professeur, mais il est plutôt brillant.
Le larsen du microphone mit fin à notre conversation.
– Nous commencerons avec un exposé, annonça le professeur. Frédéric ?
Un jeune homme nerveux s’avança et commença à débiter, en français, un jargon choisi apparemment au hasard : «parler d’oralité », « opposition écrite et orale ». Cela ressemblait au jeu auquel les
forts
jouaient près de la fontaine, mais sans intention comique. Puis il lut un extrait de Robert Burns, avec un accent écossais. «
There’s Gaw’n, misca’d waur than a beast,/ Wha has mair honour in his breast/ Than mon scores as guid's the priest...
»
Le sujet de l’exposé était « La satire chez Robert Burns ». Je l’appris parce que le professeur nous le dit quand l’étudiant eut fini.
– La satire est à la fois un mode de vision, un mode de discours qui défend une perspective polémique ou critique, et qu’elle soit en prose ou en vers, un genre littéraire spécifique, expliqua-t-il, faisant abstraction de l’étudiant debout près de lui, dont le visage prenait une couleur de cendre. Jonathan Swift la décrit comme « une sorte de verre dans lequel ceux qui regardent à travers découvrent généralement le visage de tout le monde sauf le leur ».
J’étais assise bien droite et j’écoutais avec attention. Pour une raison ou pour une autre, Robert Burns, poète écossais du XVIII
e
siècle, me sembla soudain pertinent.
– Il y a aussi un élément didactique dans la satire, continua le professeur, qui vise à l’amélioration.
Oui, opinai-je, pourquoi critiquer si ce n’est pour améliorer ?
– Burns emploie souvent la « technique indirecte », mettant des mots dans la bouche de l’orateur qui représente le groupe visé.
« Technique indirecte », notai-je.
– Quand le poète se projette dans la position de son ennemi, cela démontre sa compréhension de l’humain. Et techniquement, cela peut même engendrer une crapule sympathique.
Une crapule sympathique. Qui cela pourrait-il être ? Je regardai autour de moi et comptai dix-huit têtes – dix-neuf avec la mienne. Je jetai un coup d’œil à la Canadienne, qui me sourit. Non, pensai-je. Cherche ailleurs.
Chapitre 15
Une leçon d’économie
Les chiffres revendiqués par les entreprises de soutien scolaire sont en constante progression : 78 000 élèves pour Acadomia, le leader avec 2,2 millions d’heures de cours vendues, 30 000 pour Legendre, 10 000 pour Anacours.
20 minutes
, septembre 2005.
Je trouvai deux brochures dans la boîte aux lettres. L'une de «Mathplus» et l’autre du « Groupe Superétude ! ». Ils offraient des cours de français, de maths et d’anglais au prix de 31 euros par enfant pour une séance de deux heures. Le nombre maximum d’élèves était fixé à huit. Pourquoi des parents paieraient-ils, alors que leurs enfants bénéficiaient de dix ans de leçons d’anglais gratuites à l’école publique ? Je saisis ma calculatrice : 8 x 31 euros=248 euros pour deux heures. Eh bien ! Quelqu’un se faisait beaucoup d’argent grâce à l’anglais! Je me demandais qui.
Je cherchai le numéro vert à la fin de la brochure et l’appelai. Presque aussitôt, une voix vive et aimable s’enquit de la raison de mon appel. Je donnai mon nom et demandai si, par chance, Superétude ! cherchait des professeurs. Pas le moins du monde surprise par ma question, la voix répondit oui. Étais-je prête à passer le « pré-entretien téléphonique » dès maintenant ? Pourquoi pas ? pensai-je. Il valait mieux avoir un plan B au cas où je raterais l’écrit de l’agrégation. « OK », dis-je, pensant que mon appel serait transféré vers un autre service.
– Quelles études avez-vous faites, quelle est votre expérience professionnelle et pourquoi voulez-vous enseigner l’anglais ? continua la voix sans changer de ton.
Je mentionnai mon diplôme d’une université américaine, mes voyages, mon diplôme de HEC, mes quinze ans en entreprise, mon licenciement, mon envie de changer de profession, mes efforts pour préparer l’agrégation, et mon espoir que l’enseignement puisse être compatible avec l’écriture et l’éducation de deux filles.
– L'interview dure une heure et demie, répondit la voix. Est-ce que lundi à 10 heures vous conviendrait ?
Je le lui confirmai.
– Nous sommes au 1, rue de la République, troisième étage, à gauche. Munissez-vous des documents suivants : carte d’identité française et deux photocopies, carte d’étudiant, vos diplômes les plus récents, un CV, une lettre de motivation manuscrite, votre carte Vitale, et un RIB.
– La lettre de motivation est-elle indispensable ?
– Votre CV ne sera pas pris en compte sans elle.
– Est-ce que vous avez recours à un graphologue ?
Lors de mon premier entretien d’embauche en France, vingt ans auparavant, j’avais été ébahie de découvrir que le DRH employait un graphologue pour éliminer les candidats si leur écriture se révélait antisociale.
– Nous demandons la lettre de motivation afin de vérifier la qualité du français écrit. Nous avons des clients très exigeants qui attendent de nous le meilleur niveau de service. Il est impératif de nous assurer que nos professeurs atteignent nos standards.
– Bon, très bien. Pourriez-vous me renseigner sur le montant du salaire horaire ?
C'était deux à trois fois plus que le salaire horaire minimum. Nous confirmâmes le rendez-vous, nous nous souhaitâmes une bonne journée et raccrochâmes.
Au conseil municipal, ce soir-là, nous avions épuisé les vingt sujets de délibération inscrits à l’ordre du jour. On passa aux questions diverses. Il était déjà 22 heures.
– Je me demandais, commença Cyril, comme moi membre de l’opposition, si notre ville ne pourrait pas offrir des cours d’anglais aux collégiens.
Un soupir de soulagement collectif s’éleva. Nous avions passé le plus clair de la soirée à nous disputer à propos de la nouvelle loi qui nous obligeait à dépenser une somme très importante pour fournir gracieusement huit emplacements de 200 m
2
chacun aux gens du voyage. « S'ils veulent vivre en ville, ils n’ont qu’à acheter un terrain comme n’importe qui d’autre!» « Pourquoi leurs enfants auraient-ils la permission de s’inscrire à l’école au milieu de l’année et de partir quand ils veulent, alors que les nôtres ne le peuvent pas ? » « Pourquoi recevraient-ils ces avantages plutôt que, par exemple, les handicapés ? » « Et que ferions-nous si vingt familles se pointaient plutôt que huit ? »
Le maire avait mené le débat avec sa bonhomie habituelle jusqu’au moment où certains des membres du conseil annoncèrent leur intention de s’abstenir. « C'est peut-être la loi, mais c’est une mauvaise loi, donc je compte m’abstenir. » « Je suis favorable, mais le site proposé est inhumain, donc je compte m’abstenir. » À ces mots
,
monsieur le maire
,
dont le visage se contracta comme une huître arrosée de citron, hurla : « C'est votre devoir de prendre position ! L'abstention est une hypocrisie pure et simple ! »
Au moment du vote, la majorité était en totale rébellion. Dans ce contexte, un sujet consensuel comme l’état déplorable de l’enseignement des langues étrangères en France offrait à tous un répit salutaire. Les rides profondes sur le visage du maire semblèrent disparaître tandis qu’il écoutait Cyril poursuivre :
– Non que je veuille critiquer l’Éducation nationale, mais les cours d’anglais dispensés à l’école ne leur apprennent pas à le parler. Ne pourrions-nous pas leur offrir des ateliers de conversation à l’extérieur de l’école, comme nous le faisons pour les adultes ?
– Eh bien, dit le maire, je n’ai pas non plus l’intention de critiquer l’Éducation nationale, mais il est clair que la question mérite d’être posée. Sur les 20000 étudiants de l’université de Marne-la-Vallée, seuls dix pour cent peuvent vraiment parler anglais quand ils obtiennent leur diplôme. Je pense comme vous que cette situation est inacceptable.
Autour de la table de conférence de trente-trois places, les conseillers hochèrent la tête.
Cyril se pencha vers le micro.
– Notre ville prévoit-elle de faire quelque chose ?
Bien que socialiste pur et dur et ami des professeurs du monde entier, Cyril était aussi le père d’une fillette qui, apparemment, n’avait pratiquement rien appris en anglais pendant l’année scolaire.
– Comme vous le savez, expliqua le maire, la ville finance déjà les cours d’anglais des CM1, puisque l’État les rend obligatoires, mais n’a pas débloqué les crédits nécessaires. Et nous ne pouvons pas tout faire. C'est au département de gérer le collège, pas à la ville. L'enseignement des langues étrangères en France est incohérent, mais nous n’y pouvons rien.
Cyril se pencha et me murmura :
– Pourquoi pas des ateliers de conversation offerts gratuitement à tous les collégiens ?
Un monsieur à la retraite, qui faisait partie du conseil depuis des décennies, leva la main :
– Dans notre centre culturel, nous avons quarante-quatre gamins enregistrés pour des cours de soutien. Si des enfants veulent apprendre à parler l’anglais, ils peuvent le faire avec nous.
– Cela coûte de l’argent et alourdit une journée déjà longue pour les enfants, protesta Cyril.
Mais il avait perdu le soutien de ses collègues. Il était 23 h 30 et chacun voulait rentrer chez soi.
Lundi. Mon entretien avec Superétude ! ne s’est pas bien passé. La réceptionniste me reçut froidement.
– Vous êtes ? demanda-t-elle.
Son piercing au nez brillait sous le néon du bureau.
– Madame Wunderland, dis-je. J’ai rendez-vous à 10 heures.
– À quel sujet ? s’enquit-elle avec arrogance.
– Un entretien pour être professeur d’anglais.
Cette information sembla lui déplaire.
– CV et lettre manuscrite, ordonna-t-elle, omettant le « s’il vous plaît » le plus élémentaire.
Comme je les lui tendais, elle regarda la pendule murale au-dessus de ma tête.
– Mais il est 10 h 10. Que vous arrive-t-il ?
L'impolitesse de cette question me déstabilisa. Si j’avais conservé mes esprits, j’aurais pu répondre que j’avais été renversée par une voiture, mais au lieu de cela je bredouillai quelques phrases pathétiques à propos d’une confusion entre les étages.
– L'interviewer vous attendait à 10 h 30. Il est trop tard maintenant. Il faut trente minutes aux candidats pour préparer leur entretien. Je pense qu’il vaut mieux reprendre un autre rendez-vous.
– Je vis assez loin d’ici, dis-je en dissimulant ma colère, laissons tomber.
À son expression de satisfaction, je changeai d’avis. D’un autre côté, raisonnai-je, il est seulement 10 h 15. Peut-être pourrais-je remplir les formulaires en un quart d’heure et être prête pour l’entretien de 10 h 30. Je fis cette suggestion.
– Comme vous voulez.
Elle poussa les papiers vers moi.
– Dernière porte sur votre gauche. Assurez-vous de bien remplir la demande d’extrait de casier judiciaire
,
vous allez travailler avec des enfants.
Bien que je n’aie jamais été arrêtée de ma vie, je n’étais pas sûre de vouloir qu’elle le sache. C'était le genre de fille à respecter quelqu’un qui avait un passé criminel.
– Merci, dis-je en attrapant mon cartable.
Deux jeunes hommes me sourirent lorsque je passai devant les portes ouvertes de leurs bureaux. L'endroit semblait en pleine activité. Un bon signe, pensai-je en m’installant. Bizarrement, la convention était déjà revêtue de la mention « bon pour accord » et signée. Je commençai à la lire quand une jeune femme à l’aspect sévère apparut à la porte.
– C'est moi qui vais vous interviewer, annonça-t-elle sans me tendre la main. Suivez-moi.
– Veuillez vous installer, dit-elle.
À son ton, je traduisis par « Assise ! ». Elle prit mes formulaires et me demanda si j’avais des questions.
– Oui, dis-je, comment les étudiants me seront-ils assignés ?
Elle fronça les sourcils.
– S'il y a un étudiant dans votre secteur, nous vous appelons. Vous pourriez commencer dès demain.
– Euh, est-ce que je pourrais voir le livre que vous utilisez ?
– Je n’en ai pas ici.
Elle croisa les bras et s’adossa.
– Alors comment puis-je faire pour me familiariser avec vos manuels avant le premier cours ?
– Nous recommandons aux professeurs d’utiliser le matériel des étudiants.