Épilogue
Ma dernière séance au Club des Cadres de l’ANPE date d’il y a deux ans. Il y a longtemps que je n’ai plus de droits Assedic. Dans l’informatique, l’externalisation continue et s’accélère; des amis de mon âge sont poussés dehors, et je ne vois aucun avenir dans ce domaine pour les cinquantenaires dont je ferai bientôt partie. Étrange, non ? Nous parvenons à recycler le plastique, le carton et le verre, mais pas les êtres humains.
Les bonnes nouvelles concernent mes filles. Linda, en CE2, a un merveilleux maître qu’elle adore; il a même invité les parents à s’occuper du cours d’informatique pendant qu’il aide les enfants qui en ont besoin. Ève, en quatrième à présent, a eu, comme la plupart des collégiens, de bons et de mauvais professeurs. Heureusement, elle en a eu aussi deux qui étaient vraiment excellents, l’un en français, sa matière préférée, et l’autre, ironie du sort, en allemand. En ce qui concerne l’anglais, il nous reste à trouver une solution.
Un lycée bilingue international va ouvrir ses portes dans notre ville en 2010. Il sera trop tard pour Ève. Nous allons donc l’envoyer dans la ville voisine, dont le lycée public possède une filière internationale. C'est un endroit agréable, et j’ai entendu dire que l’un des professeurs est britannique. Or, le gouvernement français examine actuellement une loi qui compliquerait considérablement le recrutement des professeurs anglophones très qualifiés, même dans les établissements privés, donc l’avenir est incertain.
J’ai demandé au conseil municipal si nous comptions améliorer l’enseignement des langues étrangères dans notre ville pour donner une chance aux enfants d’être admis dans le futur lycée international. Mais la réponse est toujours la même : notre ville finance déjà des cours de langues étrangères mandatés mais non budgétés par l’Éducation nationale et n’a pas tellement envie d’en faire plus. La situation semble empirer, au moins dans notre département.
Le Parisien
du Val-de-Marne annonçait la « pénurie de profs d’anglais dans les écoles primaires » dans un article dénonçant le manque d’enseignants d’anglais dans des dizaines de villes. Sachant que les CE1 de Beauté attendaient un enseignant, j’ai appelé l’académie de Créteil. On m’a immédiatement proposé un CDD rémunéré au SMIC
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pour les CM1 et CM2 dans les villes qui, au mois de novembre, n’avaient toujours aucun cours d’anglais.
Pourquoi l’Éducation nationale rend-elle obligatoires des cours d’anglais qu’elle est incapable d’assurer ? J’ai posé la question à un inspecteur. « Les parents insistent, expliqua-t-il. On n’a pas le choix. »
J’ai vu Rebecca mardi dernier. Ses expériences kafkaïennes récentes avec l’Éducation nationale dépassent l’imagination. Elle a demandé un poste à La Réunion. Une « erreur administrative » lui retirant cinquante points l’en a privée. Un deuxième poste lui a échappé à la dernière minute quand, en raison d’une nouvelle « erreur administrative », un autre professeur fut nommé à sa place. Trois jours après la rentrée, elle ne savait toujours pas où elle allait enseigner, malgré ses appels téléphoniques et ses lettres recommandées. Aucun de ses cinq premiers choix (après La Réunion) n’avait été pris en compte. N’ayant obtenu ni assignation ni réponse à ses nombreux courriers, elle a un jour reçu une lettre de radia- tion de l’Éducation nationale. Motif : elle ne s’était pas présentée à son poste – poste dont elle n’avait jamais entendu parler, suite à une énième « erreur administrative ».
Sirotant son thé dans notre café préféré près de la place de la Nation, elle reste philosophe.
– Vraiment,
darling
, dit-elle de sa façon impérieuse, je ne sais pas ce que je préfère : l’incompétence ou la discrimination. Toi qui aimes les défis, pourquoi ne trouves-tu pas ? Je n’ai vraiment plus ni le temps ni l’énergie pour tout ça. Je retourne dans le privé.
– Non ! dis-je, tu as investi deux ans ! La préparation pour l’examen. Cette stupide année de formation. Tu es dans le système. Tu ne peux pas abandonner maintenant !
– Je ne peux pas abandonner maintenant ?
Impeccable comme d’habitude, elle se redresse, ce qui lui donne le port d’une reine.
– Et pourquoi pas, putain de merde ?
Je suis sans voix.
– Non, vraiment,
darling
. Tu trouves qu’il vaut mieux que je passe quatre heures par jour dans un train pour aller faire un remplacement sans plan ni programme ? J’ai presque 50 ans. Vingt-cinq ans d’expérience professionnelle. D’excellents résultats. Je pourrais aider ces enfants, mais pas comme remplaçante ! Regarde comment on me traite ! Ils …
Gênée, je détourne le regard pour ne pas voir Rebecca pleurer. Elle se mouche en prétextant un rhume. Tout ce travail. Tous ces efforts. C'est tellement dommage de jeter aux orties ce CAPES si durement acquis, et pourtant, curieusement, cela arrive assez souvent, et je commence à comprendre pourquoi.
Mon enquête reste inachevée. Je ne peux pas publier les entretiens les plus révélateurs et les plus intéressants, car j’ai promis de respecter le droit de réserve de mes interlocuteurs. J’ai enfin eu le courage de téléphoner au président du jury, qui, avec beaucoup de grâce, a immédiatement consenti à me rencontrer. Malheureusement, les responsables politiques de l’Éducation ont été moins aimables. Aucun ministre de l’Éducation, ni passé ni actuel, n’a jamais daigné répondre à mes questions et notamment celle-ci : pourquoi le contenu du CAPES et de l’agrégation d’anglais n’a-t-il rien à voir avec l’enseignement de cette langue ?
Cependant, je n’ai pas abandonné le projet. Mais je compte changer de tactique. Mes questions seront désormais publiques et officielles. J’ai dépassé le stade du doute cartésien.
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10, 67 euros/heure pour une session de 45 minutes, suivie d’une pause non rémunérée de 15 minutes, donc 8, 07 euros la session.