Sorbonne confidential (21 page)

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Authors: Laurel Zuckerman

Tags: #2015-12-02T13:18:33.131000-04:00

BOOK: Sorbonne confidential
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Chapitre 2
Où est Michael Moore quand on a besoin de lui ?
L'esprit français met toujours l’école, la formule, le
conventionnel, l’a priori, l’abstraction, le factice au-dessous
du réel et préfère la clarté à la vérité, les mots
aux choses, et la rhétorique à la science.
F. Amiel,
Journal intime
, 30 septembre 1871,
cité par T. Zeldin.
J’élaborai un plan d’attaque en trois phases. Premièrement, interviewer des professeurs et des membres du jury sur le fonctionnement du concours. Deuxièmement, écrire à des responsables français – ministres, administrateurs, intellectuels, syndicats de parents d’élèves – pour leur demander d’expliquer le système actuel et d’indiquer, selon eux, dans quelle direction il devait évoluer. Troisièmement, garder les yeux ouverts. Pour observer. J’avais échoué à l’agrégation, mais d’autres avaient réussi. Quelle avait été leur expérience ?
Par l’intermédiaire de mes amis, je fis savoir que je voulais parler à des gens faisant partie du système. J’écrivis à cinq ex-ministres de l’éducation : Jospin, Lang, Ferry, Bayrou et – le seul appartenant à la corporation – Allègre, puis au ministre actuel, Robien. Je pris contact avec des membres du jury de l’agrégation d’anglais et d’autres disciplines. Je m’entretins avec des candidats qui avaient échoué et avec d’autres qui avaient réussi, avec des professeurs, avec des responsables de la formation des nouveaux enseignants, avec des directeurs et avec des professeurs d’anglais. Je voulais désespérément interviewer le président du jury actuel, mais je ne le pouvais pas puisque nous communiquions déjà par lettres recommandées. J’en cherchai un autre, un ancien.
Dans la liste, le nom de Patrick Badonnel me disait quelque chose. Il avait été en fonction de 1996 à 1999. Je lui écrivis un e-mail pour solliciter un entretien avec lui sur l’histoire et l’avenir de l’agrégation pour le livre que j’étais en train d’écrire.
À peine avais-je appuyé sur la touche « envoyer » que j’eus un déclic. J’allai à la cave. Sur une étagère bancale qui sentait le pin et le moisi, tous mes livres d’agrég’ étaient là – vingt au moins. Les manuels du CNED avec leurs couvertures bleues étaient regroupées à l’extrémité. Je trouvai le nom de Badonnel sur l’une d’elles et l’ouvris à la page 6.
«
As we can see a signifier has surfaced in the text but the signified which would countersign the texture of the text is absent
1
... »
J’allai à la page 37 et lus : «
Evil is a signifier which displaces itself and therefore remains elusive
2
. » Quelques pages plus loin, page 42 : «...
an interesting metonymic displacement of the signifier
3
...
»
Je fermai le livre et soupirai.
Patrick Badonnel, ancien président du jury, avait écrit l’ouvrage du CNED sur
Le Choix de Sophie
.
1
« Comme nous pouvons le voir, un signifiant a fait surface dans le texte, mais le signifié qui contresignerait la texture du texte est absent... »
2
«Le mal est un signifiant qui se déplace et par conséquent reste élusif. »
3
« ... un déplacement métonymique intéressant du signifiant... »
Chapitre 3
Rebecca apprend à enseigner l’anglais
…en matière de langues, il existe une exception
française qui n’est pas suffisamment prise en compte
et qui n’a rien à voir avec la qualité de l’enseignement
ou les carences supposées de la pédagogie. [l’accent
tonique] est omniprésent en anglais, et de façon
aléatoire. Cela explique pourquoi, en dépit de 70 % du
vocabulaire en commun, les Français éprouvent le plus
grand mal avec l’anglais…
A
ntony Stenton, de l’université de Toulouse, cité
dans
Le Monde de L'Éducation,
octobre 2005.
– Alors, tes cours ?
Rebecca rejeta les épaules en arrière comme un soldat et ajusta son écharpe jaune et verte.
– C'est à peu près ce à quoi je m’attendais, dit-elle en brossant une poussière imaginaire de son pull en alpaga.
– Deux pressions ! demandai-je au serveur qui passait.
Rebecca le regarda partir sans un mot.
– Alors, qu’est-ce qui se passe ?
Elle soupira et détourna le regard au loin. J’essayai une fois encore.
– Raconte-moi une journée typique. Qu’est-ce que tu fais ?
Le serveur revint avec les deux bières. Rebecca but la sienne d’un trait, avant que j’eusse touché à mon verre.
– Comment c’est ? dit-elle posant avec force son verre sur la table. Eh bien,
darling
, écoute, je vais tout te dire !
La façon dont elle appuya sur le « tout », à la manière d’une diva chantant une aria, me rendit un peu nerveuse. Mais soudain elle reprit le contrôle d’elle-même.
– Garçon ! appela-t-elle, levant son verre vide.
Puis elle enchaîna :
– Je suis à l’IUFM…
– IUFM ?
Je connaissais l’acronyme, mais je n’arrivais pas à me rappeler sa signification.
– Institut universitaire de formation des maîtres. L'IUFM est le département de l’université, responsable de la formation des professeurs. Quand tu réussis l’agrég’ ou le CAPES, on t’envoie dans un IUFM pour un an en tant que « professeur stagiaire ».
– Professeur stagiaire ? demandai-je. Je pensais qu’une fois qu’on avait le concours, on devenait professeur.
– Non,
darling
. Nous tous, agrégés et capéciens, sommes d’abord des professeurs stagiaires. On étudie ensemble à l’IUFM – à ceci près, bien sûr, que les agrégés restent des agrégés, et les capéciens, des capéciens. Où en étais-je ?
– Tu allais me parler de l’emploi du temps.
– Oui. Le 1er septembre, nous nous sommes rendus à notre institut et on nous a attribué une école : un lycée pour les agrégés, un collège pour les capéciens. Le 2 ou le 3 septembre, nous avons commencé à enseigner. Pour ça, j’ai eu beaucoup de chance. Je suis dans une bonne école, dans un quartier tranquille. Mes élèves sont relativement bien élevés. Donc, il n’y a pas de difficultés. Évidemment : j’ai enseigné pendant vingt-cinq ans. Mais la plupart des agrégés et des capéciens ont 23 ans et n’ont jamais géré une salle de classe. Total,
darling
, des larmes. Larmes et dépression. C'est apparemment assez commun chez les professeurs stagiaires. Les causes habituelles de désespoir incluent l’incapacité à se faire comprendre; la passivité des élèves; les questions sans rapport avec le sujet; l’indifférence face aux efforts du professeur. Enseigner est un travail difficile physiquement et émotionnellement. Personne ne s’en rend compte, les élèves encore moins que les autres.
– Que se passe-t-il, alors ? demandai-je, fascinée.
– Eh bien, dit Rebecca, tout dépend du tuteur qui s’occupe du professeur stagiaire. Un tuteur gentil et compétent consolera le stagiaire et lui offrira quelques mots d’encouragement et des conseils. Alors, le nouveau professeur se mouchera, se débarbouillera le visage et continuera. Mais les tuteurs sont tous très différents les uns des autres. Personne ne contrôle tout ça. Les tuteurs nous guident, mais qui guide les tuteurs ?
Elle s’arrêta comme si elle attendait une réponse, un peu à la manière d’un professeur.
– Euh, c’est quoi, un tuteur ?
– Eh bien, comme je viens de te le dire, ça dépend. C'est censé être un professeur expérimenté qui conseille les stagiaires. Parfois c’est le cas, parfois non. Chaque tuteur applique sa propre méthode. Il n’y a pas de coordinateur, pas de plan. Tout ça, si tu y réfléchis bien, reste très individualiste, alors qu’il s’agit d’un système, n’est-ce pas ?
– Est-ce que c’est un problème ? demandai-je.
– Pas pour moi, répondit Rebecca, mais moi je sais déjà enseigner.
La foule de l’après-midi commençait à remplir le café. Il y eut un changement de service et on nous demanda de payer. Le nouveau serveur nous apporta un ravier de cacahouètes salées.
– Comment les élèves réagissent-ils en apprenant que vous êtes stagiaires ?
Rebecca rit.
– Oh vraiment,
darling
! Tu penses bien que personne ne le leur dit. Seigneur ! Les enfants nous mangeraient tout crus s’ils le savaient. Non, non. Dès leur premier jour de classe, les stagiaires sont présentés comme des professeurs normaux. Pauvres acteurs bégayant sur scène ! Enseigner, c’est jouer,
darling
, c’est donner une représentation. Et le premier devoir d’un jeune professeur aspirant est de faire le même numéro qu’un professeur.
Elle me scruta.
– Même si tu avais eu cet examen de merde, je doute que tu t’en sois sortie.
– Si, rétorquai-je, tu oublies que j’ai eu une meilleure note que toi !
– Oui, répondit Rebecca calmement, et nous savons quel est le rapport avec l’enseignement, n’est-ce pas ?
– Très juste, avouai-je, continue.
– Bref, nous passons trois jours par semaine en face de vingt à trente gosses. Les deux autres jours, les mercredi et jeudi, sont consacrés aux cours théoriques.
– Comment est leur anglais ?
– De qui ?
– De vos professeurs, pour les cours théoriques.
Rebecca se remit à rire amèrement.
– Vraiment je serais incapable de le dire. Je ne les ai jamais entendus parler anglais.
– Tu plaisantes !
– Non. Je crains bien que non.
– Vos professeurs ne parlent jamais l’anglais ?
Quelque chose dans le regard de Rebecca me fit hésiter.
– Mais toi tu parles l’anglais, n’est-ce pas ? Et les autres professeurs stagiaires…
– Une fois, dit-elle, le professeur nous a réunis par groupes pour un projet, découper des horloges en carton, je crois, et je me suis retrouvée avec le seul autre anglophone. Naturellement, nous sommes passés à l’anglais. La banquise,
darling
! Un vent venant de Sibérie soufflait dans la classe ! Le professeur est venu vers nous avec les lèvres serrées. « Je pense, a-t-elle dit, qu’on ne va pas pouvoir laisser des anglophones ensemble. » Et elle nous a séparés,
darling
! Comme deux garnements pris en train de chuchoter en classe.
– Bon, si vous ne parlez pas l’anglais, qu’est-ce que vous faites les mercredi et jeudi ?
– Tu ne m’as pas entendue dire que c’étaient des cours théoriques ? Nous étudions la théorie. À partir de livres ! Approches. Techniques.
– Et tout ça en français.
– Exclusivement.
– Même quand vous discutez d’enseignement de l’oral ?
Rebecca opina.
– Et les autres ? Comment prennent-ils la chose ?
– Eh bien, c’est assez drôle. Je soupçonne que certains des capéciens préféreraient exercer leur anglais. L'un d’eux m’a même dit quelques mots avant que le professeur nous repère. Ils sont moins effrayés de se faire attraper. Mais l’attitude des agrégés est bizarre. Plusieurs d’entre eux ont semblé assez soulagés. Une jeune fille parfaitement intelligente m’a avoué qu’elle était incapable de parler l’anglais. « C'est terrible, disait-elle. Je vais faire des erreurs ! »
– Moi non plus, je n’aimerais pas faire d’erreurs devant toi, plaisantai-je.
– Mais, Alice, tu en fais constamment.
– Quoi ?
– Mais cela ne t’empêche pas de parler, n’est-ce pas ?
Je ne répondis rien. Rebecca leva la main.
– La prochaine tournée est pour moi, dit-elle.
Le serveur débarrassa nos verres vides et les plats de cacahouètes avant de placer des sous-verres propres et deux bières devant nous.
– Merci, dit Rebecca.
– Et quand vas-tu devenir un professeur à vie, un fonctionnaire à part entière ?
– Théoriquement, à la fin de cette année d’essai. Personne ne la rate. Du moins, c’est ce qu’ils prétendent. Un inspecteur vient à quelques-uns de nos cours afin de nous évaluer. Pour les cours théoriques, il suffit de faire le travail et de ne pas causer de problème. Et, bien sûr, nous avons un devoir à écrire. Mais cela ne devrait pas être trop difficile. Ils vont nous expliquer ce qu’ils veulent et nous allons le faire.
C'était bientôt l’heure du dîner pour nos enfants. Je me levai, m’étirai et mis ce que je devais sur la table.
– Bonne chance, Rebecca, dis-je. Je suis contente de savoir que tout va bien.
Chapitre 4
L'incident étrange
du classiciste britannique d’Oxford
Toute discrimination, fondée sur la nationalité,
entre les travailleurs des États membres,
en ce qui concerne l’emploi, la rémunération
et les autres conditions de travail est interdite
.
Article III-133 de la Constitution européenne
rejetée par la France.
Statistiques officieuses pour l’IUFM d’Antony en 2005 : Nombre de professeurs stagiaires : 14. Sur les 14, nombre d’anglophones : 3. Sur les 14, nombre de ceux qui redoublent l’année de formation : 2. Sur les 2 redoublants, nombre de Français : 0. Sur les 2 redoublants, nombre d’anglophones : 2.
– Tu cherches toujours des informations sur l’agrég’ ?
Je regardai mon mari au-dessus de mes lunettes demi-lune. Il buvait tranquillement du thé dans la cuisine, parcourant un de ses journaux professionnels. Les filles n’étaient pas encore descendues pour le petit déjeuner.
– Oui, dis-je prudemment, tu connais quelqu’un ?
– Un diplômé d’Oxford. Il a enseigné trente ans. Il vient d’avoir le CAPES.
– Tant mieux pour lui, répondis-je.
Il semblait évident que les anglophones parvenaient à avoir le CAPES. C'était l’agrég’ qui m’intéressait.

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