Le lendemain, par une de ces miraculeuses journées ensoleillées, l’air était propre, les trottoirs remplis de promeneurs joyeux. Je montais la colline vers notre bibliothèque municipale quand je rencontrai Isabella, la belle Italienne dont l’enthousiasme m’avait, un an plus tôt, précipitée dans l’aventure de l’agrégation.
– Isabella, comment vas-tu ?
Elle me regarda distraitement, repoussant une mèche de cheveux épais et noirs.
– Oh ! Bonjour.
– Alors, comment s’est passée l’agrég’ ?
Un rire amer s’échappa de ses lèvres pleines et ourlées.
– Deuxième, dit-elle, je suis arrivée deuxième.
– Et ce n’est pas bien ? demandai-je.
– Un poste, répondit-elle. Nous ne concourions que pour un seul poste.
Son français était presque parfait, beaucoup plus naturel à l’oreille que le mien, avec juste une touche de ce poétique accent italien qui roule les « r ».
– Qui est arrivé premier ?
– Une Française, bien sûr. Le CAPES, ils nous laissent l’avoir. Mais l’agrégation. Ah !
Nous marchions côte à côte maintenant, peinant un peu pour grimper et parler en même temps.
– Comment était le test ? Les sujets ?
Elle s’arrêta brutalement et, à ma grande surprise, se mit à rire. Pas un rire de colère, mais un accès d’hilarité, un rire de gorge à la Sofia Loren.
– La poésie de Michel-Ange, s’exclama-t-elle, ils nous ont fait analyser la poésie de Michel-Ange.
– Le sculpteur ? demandai-je incrédule. Celui qui a sculpté le
David
? Tu as dû étudier la poésie d’un sculpteur ?
Je m’esclaffai moi aussi.
– Mais vous avez Dante ! Et, et… euh… d’autres gens !
– Oui, dit-elle, plus sérieuse. Nous avons beaucoup de grands, de magnifiques écrivains italiens que nous aurions pu étudier. Mais je crois qu’ils voulaient quelque chose d’obscur.
Nous étions arrivées à la bibliothèque.
– À l’agrég’ d’anglais, nous avons étudié le poète écossais Robert Burns.
– Ah ? Est-ce qu’il peint ou il sculpte ?
– Ni l’un ni l’autre. Mais il écrit en écossais.
Nous vidâmes nos sacs au comptoir des retours. Isabella se tourna vers moi.
– Mais tu ne m’as pas dit comment ça s’est passé pour toi.
Je posai le sac et tournai mon pouce vers le bas.
– Je l’ai ratée de quatre points, avouai-je. De bons textes, pourtant.
– Tu vas la retenter ?
– Certainement pas. Toi ?
Elle regarda les enfants qui jouaient sur des ordinateurs connectés à Internet.
– Peut-être, dit-elle distraitement. Qui ne tente rien n’a rien, n’est-ce pas ?
3 septembre. Une grande enveloppe me parvint de l’Éducation nationale. Je l’ouvris, découvrant avec plaisir les copies des examens que j’avais demandées deux mois et demi auparavant. Aucune lettre, aucun mot ne les accompagnait. Je n’avais que le produit manuscrit de mon cerveau enfiévré. C'était comme rencontrer quelqu’un qu’on ne s’attendait pas du tout à revoir. En haut de la première page de chaque examen, à l’encre noire épaisse, il y avait une note. Je tournai les pages, assez satisfaite. Mais, quand j’atteignis la deuxième page de l’épreuve de linguistique, je m’étranglai. Ce n’était pas mon écriture !
Après les avoir scrutés à son tour, mon mari m’embrassa et me rendit les papiers, les yeux brillants.
– Ce n’est pas ton examen, convint-il.
La première page, qui contenait mes réponses aux questions 1, 2 et 3, était bien la mienne. Mais le reste des pages, très mal écrites, était de la main de quelqu’un d’autre ! Quelqu’un qui n’avait même pas pris la peine de répondre aux premières questions. Quelqu’un qui avait rendu un examen terriblement mauvais. Pourquoi ces pages étaient-elles prises en sandwich entre les miennes ? Le jury pensait-il que c’était moi qui avais conçu cette horreur ? Autre signe alarmant : quelqu’un avait écrit une note (0,0) sur la première page de l’autre personne, puis l’avait effacée !
– Bon, demanda mon mari en prenant son cartable, que vas-tu faire à présent ?
– Je dois réfléchir.
– À quoi ? demanda Ève en descendant les marches. C'est ton examen, maman ? Je peux le voir ?
J’hésitai.
– S'il te plaît. Tu regardes bien mes contrôles. C'est juste que je regarde le tien.
Je m’assis sur le divan et tapotai la place à côté de moi. Elle se mit en tailleur. Je lui tendis l’épaisse enveloppe.
– Prends-en soin, dis-je.
Elle sortit les copies et tourna les pages lentement, avec approbation.
– Tu as vraiment fait un effort d’écriture, maman, je peux presque déchiffrer ce que tu as écrit.
Je l’examinai pour voir si elle se moquait de moi, mais son visage était penché sur les pages, qu’elle étudiait avec beaucoup d’attention. Je sentais que cette fois j’étais jugée par un jury incorruptible, composé d’un seul membre. Finalement, elle leva la tête :
– Il n’y a aucune correction. Où sont les notes ?
Je retirai le paquet d’entre ses doigts et lui montrai le chiffre dans le coin supérieur gauche de la première page.
– Là, dis-je. Pour les six ou sept heures d’examen, il n’y a qu’une seule note.
Elle me regarda.
– Mais comment es-tu censée savoir ce qui était faux ?
Le problème était bien là.
Dès que mon mari et mes filles eurent franchi le seuil de la porte, je pris le téléphone. Jim, l’Américain, ne pouvait pas y croire :
– Tu plaisantes ! dit-il. L'épreuve d’un inconnu insérée dans la tienne !
Rebecca triompha :
– Ils ont effacé une note ? Je le savais ! Je le savais !
Puis j’appelai Josseline, la voisine qui m’avait aidée à écrire ma dissertation sur « le sens du temps et le temps du sens ».
– On peut demander sa copie ? demanda-t-elle en feuilletant mon examen, je l’ignorais.
Elle était plus choquée que moi.
– La première fois que tu passes un examen et que tu demandes ta copie, il y a une erreur. Comment est-ce possible ? Tu dois aller à l’Éducation nationale et leur demander des comptes.
Je m’imaginai, si petite, levant la tête vers le massif mammouth.
– Je crois que je vais envoyer une lettre recommandée, dis-je.
Le lendemain, 4 septembre 2005, j’écrivis au Ministère de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, Direction des personnels enseignants, Service des statuts, de la prévision et du recrutement, Bureau DPE A 8 : « Merci pour les copies, mais il y a un problème.
L'épreuve d’un autre candidat dont la note zéro a été visiblement effacée se trouvait à la place de la deuxième page de ma copie, de telle façon que l’on pouvait penser qu’il faisait partie de mon examen. Ai-je bien reçu la note que je méritais ou une note destinée à quelqu’un d’autre ? Veuillez agréer… Alice Wunderland. »
Cette fois, je n’eus pas à attendre la réponse bien longtemps. Deux jours plus tard, je recevais un e-mail disant, en substance : « Ne vous inquiétez pas ! C'est juste une erreur de classement ! »
Donc, il n’y avait aucun problème. Génial ! Le jour suivant, avec l’aide de la voisine, j’écrivis une réponse rédigée dans un français très officiel qui disait en gros : « Merci de votre mail, mais votre réponse n’explique rien. Comment savez-vous qu’il s’agit d’une “erreur de classement” et non d’une erreur pendant la correction de l’épreuve ? Une erreur de classement explique-t-elle comment et pourquoi la note de 0 sur 20 a été attribuée et puis effacée sur l’autre copie ? Ou pourquoi cette copie, désormais sans note, se trouvait à la place de la deuxième page de la mienne ? D’ailleurs, qui a le droit de modifier, voire d’effacer une note ? Est-ce une pratique répandue ? Trop de questions restent sans réponse. Je demande donc que mon épreuve de linguistique fasse l’objet d’un nouvel examen, d’autant plus que ma moyenne pour les autres épreuves me permettait d’atteindre le seuil d’admissibilité. Veuillez agréer… Alice Wunderland. »
Plusieurs semaines passèrent. Finalement un jour : une lettre charmante qui m’assura de la légitimité de mes interrogations, et qui m’informa que, après nouvel examen attentif, le bureau du jury jugeait la note attribuée « pleinement justifiée ». Elle était signée de la main du président du jury.
Le jury avait revu mon examen et en avait confirmé la note. C'était tout ? Pas d’explications ? Pas de révision formelle ? Pour employer un terme utilisé en business : pas de traçabilité ?
Je ne pouvais pas accepter ce verdict. Je devais répondre. Mais quoi ?
III
Chapitre 1
J’apprends à douter
Le premier
[concept]
était de ne recevoir
jamais aucune chose pour vraie que
je ne la connusse évidemment être telle.
Descartes,
Discours de la méthode.
Je commençais à me poser des questions sur l’opacité du système. Puisque la méritocratie française dépendait des concours tels que celui-ci, il était essentiel de croire que le processus était au-dessus de tout soupçon. Mais l’était-il ?
J’avais du mal à comprendre mon hésitation à répondre à la lettre du président du jury. C'était probablement parce que j’avais espéré l’interviewer sur l’agrégation ; or, le problème que posait la correction de mon examen compliquait tout.
Je retardais le moment de rédiger une réponse. Je téléphonai à un ami journaliste.
– Joey, dis-je, j’ai besoin qu’un excellent journaliste interviewe quelqu’un pour moi. Il est président de l’agrég’ d’anglais. Je te fournirai les questions. Tu inventeras une excuse pour prendre contact avec lui. Est-ce que tu utilises un magnétophone ?
– Je ne peux pas faire cela, répondit-il, solliciter une interview sous un faux prétexte n’est pas éthique.
Honnêtement, je n’y avais pas pensé. Je plaidai ma cause d’une voix un peu geignarde.
– Vois ça comme une mission top secret. Comme Woodward et Bernstein.
– Pour un papier sur les déchets nucléaires ou la corruption, peut-être. Mais, là, il ne s’agit que de l’agrégation. Tu ne peux pas utiliser de telles tactiques pour un article sur l’éducation.
– Mais ils ont un devoir de réserve.
– Tu plaisantes !
– Non, vraiment, comme la défense nationale. Des secrets gardés de près. Loyauté.
Joey se mit à rire.
– Cela doit rendre les réformes difficiles.
Soudain, je pus presque entendre une ampoule s’allumer dans sa tête.
– Tu écris un livre ? me demanda-t-il.
En effet, le journal que j’avais commencé afin de m’habituer à écrire à la main prenait déjà forme. Il n’entendit pas mon hochement de tête.
– Même alors, ce ne serait pas éthique. Je pourrais être poursuivi. Et d’ailleurs pourquoi ne le fais-tu pas toi-même ?
J’expliquai l’examen, la lettre du président, ma répugnance à le mettre sur la défensive. Joey n’en fut pas troublé le moins du monde.
– Dis-lui que tu écris ce livre, mentionne certains des problèmes dont tu as connaissance et explique-lui que cela t’aiderait beaucoup s’il pouvait les replacer dans leur contexte. C'est ce que tu veux, n’est-ce pas ?
– Oui, admis-je. Mais va-t-il accepter de me parler ?
J’ai perdu la lettre du président.
Pendant des semaines, je l’avais transportée partout avec moi, essayant d’y trouver une réponse et elle avait subitement disparu. Je rampai sous le bureau de la chambre, je soulevai mes cahiers, mes classeurs et tous mes papiers. Je retournai mon sac, d’où tombèrent un reçu pour un développement de film datant de plusieurs mois et deux tablettes de chewing-gums. Mais pas la lettre.
– Je vais t’aider à la trouver, maman !
Ève se pencha au-dessus de mon épaule et prit un chewing-gum.
– Mais pourquoi est-ce si important ?
Pourquoi l’était-ce, en effet ? Le concours était terminé. Quelle différence cela faisait-il d’écrire au président du jury – ou à quiconque d’ailleurs ? Personne n’avait jamais réussi à contester les résultats de l’agrégation d’anglais. La souveraineté du jury avait été confirmée par des tribunaux et des juges.
– Je veux juste la trouver, c’est tout. L'enveloppe porte l’adresse de la personne à laquelle j’ai besoin d’écrire.
– Ne t’inquiète pas, maman.
Elle se pencha, sa frange assombrissant ses yeux marron, me tapota l’épaule avec assurance.
– Mais qu’est-ce que tu vas lui dire ?
J’ai longtemps réfléchi. Comment garantir la transparence? La lettre que je finis par rédiger était trop longue. Et en anglais. Elle disait essentiellement :
Merci de votre lettre; or, compte tenu des circonstances extraordinaires entourant l’attribution de cette note, j’attends une explication détaillée, avec, pour chacune des six parties de l’épreuve de linguistique, l’information suivante : le maximum de points possible, le nombre de points attribués à mon épreuve et un commentaire explicatif. Je vous prie d’agréer…
La réponse ne mit pas longtemps à me parvenir. Quand elle arriva, les écoles et les voitures brûlaient dans les banlieues entourant les villes françaises, incendiées par des enfants d’immigrés dont les problèmes étaient bien pires que ceux que je pouvais imaginer. La police avait reçu des pouvoirs extraordinaires. Un couvre-feu avait été décrété. Notre ville sentait la fumée venant de la cité voisine.
La lettre m’informa que toute réclamation au sujet d’un concours de recrutement de la fonction publique devait être rédigée en français.
C'était une réponse tout à fait valide. Même pour un concours d’anglais, toute communication officielle devait être rédigée en français. Bien sûr, une personne saine d’esprit se serait immédiatement assise, aurait réécrit la lettre en français et l’aurait envoyée en recommandé le jour même. Cependant, inexplicablement, je sentais diminuer mon intérêt pour mon propre examen. Pour autant que je sache, personne n’avait réussi à contester les résultats d’un jury auparavant. Peut-être craignais-je de ne jamais obtenir une explication claire et désirais-je m’investir dans un projet plus gratifiant : comprendre ce que j’avais vu.