Sorbonne confidential (7 page)

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Authors: Laurel Zuckerman

Tags: #2015-12-02T13:18:33.131000-04:00

BOOK: Sorbonne confidential
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– Il n’y a pas de quoi.
Et elle appuya sur le bouton noir près de la porte pour me laisser sortir.
À la maison, je fis mon autocritique. J’avais trouvé certes une problématique, mais le texte prenait position trop vite. Il cherchait à convaincre au moyen d’exemples au lieu de remettre en cause les arguments présentés ou à explorer plus loin. Le ton était trop léger, l’écriture trop personnelle, l’organisation trop artificielle.
Je m’appliquai à réorganiser la dissertation et à la réécrire. J’essayais, mais sans y parvenir complètement, à exterminer toute trace d’humour.
1
«Chimie féroce »
Chapitre 8
Je découvre la trinité à Marne-la-Vallée
Originellement, la dissertation a été une formalisation de la disputation théologique ou juridique… vers 1880 elle a été introduite dans les cursus des universités, puis comme épreuve d’agrégation, et enfin de CAPES… Mais la rigidité rhétorique de l’exercice, la véritable fétichisation de la « dissertation » remontent aux années 20-30 – sans doute en liaison avec la sourde résistance d’une élite traditionaliste contre la démocratisation des études.
Didier Dacunha-Castelle,
Peut-on encore sauver l’école ?
Le lendemain, je pris le RER A pour aller déjeuner avec mes ex-collègues d'EuroDisney. Pendant plus de dix ans, avant que je sois séduite par l’irresponsable mais sexy société high-tech qui m’avait licenciée, nous nous étions occupés de quelques-uns des systèmes informatiques qui font tourner le parc d’attractions. Avec ces collègues, pas de formalités. Je les retrouvai à la sortie de leur bureau et nous nous dirigeâmes directement vers notre restaurant japonais préféré.
– J’apprends à écrire une dissertation, annonçai-je.
– Ah bon ?
Nous avions toujours parlé français ensemble, bien qu’ils fussent parfaitement compétents en anglais.
– Oui. Est-ce que vous saviez que les dissertations doivent être écrites en trois parties ? Pas deux, deux serait binaire. Acceptable pour des avocats, mais inacceptable pour des littéraires. Pas quatre non plus. Ce serait beaucoup trop désordonné. Non, il doit y en avoir trois : thèse, antithèse, synthèse. C'est une trinité sacrée.
Le serveur vint prendre nos commandes.
– Je remarque souvent la présence de la trinité, à présent. Elle est partout.
Les grands yeux intelligents de Claudine s’arrondirent tandis qu’Olivier se frottait le menton, geste que je l’avais vu faire lors de réunions qui requéraient de la diplomatie. Je mis quelques minutes à réaliser que le son que j’entendais était celui de ma propre respiration.
– Jamais deux sans trois, continuai-je, la règle de trois, le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Vous voyez ? Tout tourne autour de la trinité : thèse, antithèse, synthèse ! Thèse, antithèse, synthèse !
Claudine, Bretonne patriotique qui arrivait à bronzer sous la pluie, aida le serveur à poser les bols de soupe miso sur la table.
– C'est très français, dit-elle. Nous l’avons tous appris à l’école. C'est cartésien.
Cartésien ! Ce mot explique à la fois tout et rien à propos de l’esprit français. Dans ma lutte pour apprendre à écrire une dissertation, j’avais cherché sa signification exacte dans le dictionnaire. Il s’agit d’un adjectif dérivé du nom du philosophe René Descartes. Je suis donc passée au dictionnaire des noms propres.
Né en 1506, près de Tours, René Descartes est un des penseurs les plus importants du monde occidental. On l’a même appelé le père de la philosophie. La plupart des gens connaissent son célèbre : « Je pense donc je suis. » En latin, la phrase complète est : «
Dubito ergo sum, vel, quod idem est : Cogito ergo sum.
» Elle exprime son refus d’accepter l’évidence de ses propres sens et connaissances. « Ne recevoir jamais, écrit-il dans son
Discours de la Méthode
, aucune chose pour vraie... » Philosophe, physicien et physiologiste, Descartes était aussi mathématicien et compte parmi les inventeurs de la géométrie analytique. Je commençais tout juste à comprendre l’étendue de son influence, trois cent cinquante ans après sa mort, mais je ne comprenais toujours pas pourquoi la structure « thèse, antithèse, synthèse » devait être considérée comme cartésienne.
– Je pensais que la dialectique était hégélienne et allemande, et non pas française, dis-je.
– Si, si, rétorqua Olivier, nous apprenons très tôt à organiser nos pensées de cette façon. Cela permet une analyse rigoureuse. C'est comme ça que nous sommes formatés.
– Toi, m’exclamai-je, formaté ?
Je n’avais jamais considéré Olivier comme un conformiste costard-cravate. Par qui avait-il pu être formaté ? L'Éducation nationale ? Ou par l’Église, car Descartes était très catholique.
Aujourd’hui le nom de Descartes est synonyme de raison et de logique. Mais peu de gens se souviennent de ses convictions religieuses. En réalité, son but, lorsqu’il écrivait ses fameuses
Méditations
, était de prouver l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme. Et, convaincu d’avoir réussi, il dédicaça son œuvre à la Sorbonne, qui, à l’époque, était l’école de théologie de l’université de Paris.
Occupée par ces pensées, je restai silencieuse. Olivier racontait les derniers progrès des systèmes informatiques que nous avions mis en place ensemble. Je tournais ma cuiller dans ma soupe miso quand, soudain, me vint une idée.
– Je viens à l’instant de comprendre quelque chose, m’exclamai-je.
Olivier jeta un regard à Claudine. Je poursuivis :
– Sur les projets, on analysait toujours les besoins du client, ainsi que les différentes solutions potentielles, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Et, dans presque tous ces cas, une solution apparaissait de loin supérieure aux autres ?
– Oui, oui.
– Alors pourquoi y avait-il toujours quelqu’un pour nous demander de continuer à examiner les options moins intéressantes et moins compétitives ? Nous aurions pu utiliser ce temps, cette énergie et cet argent à parfaire la solution que nous avions déjà décidé de mettre en place, plutôt que de perdre notre temps à analyser ce que nous savions sans intérêt.
– C'est la procédure, répondit Olivier, un peu offensé.
– Mais tu admets que c’est stupide, n’est-ce pas ?
– Sans doute.
Je ne tenais plus en place. Je voulais partager ma découverte avec mes copains informaticiens.
– La trinité explique tout ! dis-je triomphalement.
– La trinité explique pourquoi on perd du temps ? demanda Claudine.
– Absolument ! Jamais deux sans trois ! Quelqu’un de formaté pour concevoir une thèse, puis pour consacrer un tiers de son temps à explorer son contraire, antithèse, ne peut pas dire : « Voilà la solution, adoptons-la ! » Il va dire : « Voilà la solution, mais d’abord voyons ce qui se passe si nous explorons son contraire, et puis nous prendrons notre décision. »
Cette analyse éclairait bien des réunions frustrantes ! Combien de gens avais-je – en silence – traités d’idiots parce qu’ils remettaient tout au lendemain ? Je comprenais à présent qu’ils étaient simplement de très logiques « trinitariens». Le fonctionnement des entreprises françaises, auparavant si opaque à mes yeux, prenait un sens nouveau. Olivier et Claudine avaient presque fini leurs brochettes, tandis que les miennes s’étaient figées dans mon assiette en porcelaine bleue.
– Tu sais bien que nous devons toujours étudier au moins une alternative, m’expliqua Claudine. Pour prouver que nous méritons notre salaire. Si notre travail a l’air trop facile, les solutions que nous proposons sont contestées.
Puis elle regarda Olivier et ils éclatèrent de rire.
– On doit y aller, dit Olivier en faisant un signe au serveur, on a des options à explorer.
– Je pense que la dissertation te fait beaucoup de bien, ajouta Claudine, continue comme cela et tu finiras par devenir une vraie Française.
Les portes glissèrent et ils disparurent dans la grisaille de Val d’Europe.
5 novembre. Boostée par mes progrès en dissertation, j’arrivai à la Sorbonne pleine d’espoir et d’énergie. Or, une surprise m’attendait. Aucun étudiant français n’avait reçu de zéro en thème, alors que presque tous les anglophones en avaient reçu un en version. Ou les étudiants français écrivaient l’anglais bien mieux que les anglophones n’écrivaient le français, ou le système de notations était spécieux. « La moyenne est montée à 7 », annonça gaiement le professeur barbu. Il nous rendit les devoirs, assortis d’exclamations telles que « Bon travail ! Vous avez fait des progrès ». Je reconnus entre ses doigts mon texte tapé à l’ordinateur – presque tous les autres étaient écrits à la main. 2 sur 20. Dans ma propre langue. Cinq points de moins que la moyenne de la classe. La moitié du 4 de la semaine précédente.
J’étais anéantie. Le professeur commença sa correction du texte et je pris quelques notes, mécaniquement, sans même essayer de comprendre ce qu’il disait. Malgré mes efforts, il fallait bien me rendre à l’évidence : après un mois d’études, ma capacité en anglais avait décliné.
– Bien sûr que ça empire, dit Rebecca après le cours. Toutes ces règles étranges qu’ils veulent que nous utilisions.
Ce jour-là, elle avait l’air particulièrement sur son quant-à-soi – habillée en jaune, avec une écharpe verte assortie à ses yeux.
– J’ai traduit des textes littéraires durant des années, et pas une seule fois je n’ai entendu parler de leurs règles. Ils saupoudrent les textes de «
with
» sans aucun discernement. Ils condamnent des mots parfaitement corrects : «
fruits
», par exemple, ou ton américain «
pastries
». Vraiment,
darling
, moins quinze points. Et cette obligation d’inventer des précisions en anglais pour éviter toute ambiguïté. D’où vient leur étrange conviction que l’ambiguïté soit acceptable en français et intolérable en anglais ? C'est offensant ! Et puis, pour une raison ou pour une autre, nous sommes supposés être allergiques au mot «
it
». C'est vraiment difficile de deviner à quoi ressemble l’anglais qu’ils imaginent. J’en suis plutôt paralysée.
Ses yeux pétillaient de malice.
– Franchement, je suis assez soulagée d’entendre que tu en es au même point. En plus, ajouta-t-elle avec son accent tellement britannique, il n’a pas l’air d’aimer beaucoup l’anglais américain.
Il faisait déjà sombre dehors, et juste assez froid pour me ranimer au sortir de cette atmosphère suffocante. Je quittai Rebecca et marchai vers le nord, dépassai la fontaine Saint-Michel, traversai la Seine en direction du Châtelet, vaguement consciente de la foule sur le trottoir, du trafic, du kaléidoscope des lumières illuminant les pierres et se réfléchissant sur les vitrines des magasins.
Une analyse minutieuse m’amena à trois observations. Premièrement, comme Rebecca l’avait remarqué, le professeur préférait nettement l’anglais britannique à l’américain. Deuxièmement, il appliquait scrupuleusement certaines règles, étrangères au monde anglophone. Mais, troisièmement, si les Français qui enseignaient l’anglais parvenaient à appliquer ces règles, je pourrais les acquérir aussi.
J’étais arrivée au Centre Pompidou, un bâtiment qu’un architecte avait réussi à retourner comme un gant. Quand j’étais une pauvre étudiante, des années auparavant, ce musée subversif avec son atmosphère informelle et ses livres accessibles au public avait été un de mes endroits préférés de Paris. « Apprends leurs règles, me dis-je. Quelle importance ? » Et là, devant les tuyaux bleus et rouges de cette massive blague intellectuelle, je jurai de découvrir et de respecter les règles françaises à l’usage de l’anglais.
Chapitre 9
Karima
Ces dernières années, elle [la vantardise] a pris une dimension presque pathologique, et s’explique peut-être uniquement en termes de nécromancie freudienne. Vantardissimes, entre autres, les typiquement américains « nous avons gagné la guerre », « c’est notre devoir de mener le monde », etc., ne sont probablement guère plus qu’un mécanisme de protection destiné à dissimuler un inéluctable sentiment d’infériorité.
H. L. Mencken,
Chestomacy
,
9 novembre 2004. «
Ay laket getting op erly in zi morning, to zi toune ov cocks crowing on zi dung il
. » Une jeune Française massacrait les extraits les plus faciles de
In Memoriam : W. J. B.
, texte hilarant écrit par Mencken sur Williams Jennings Bryan, lequel venait alors de trépasser. La fille trébuchait sur chaque mot, clairement incapable de comprendre, et encore moins de transmettre la signification du texte. J’arrêtai d’écouter et relus le texte silencieusement : «
It was hard to believe, watching him at Dayton, that he had traveled, that he had been received in civilized societies, that he had been a high officer of the state.
»
«
He
», c’était William Jennings Bryan, célèbre prêcheur, ex-secrétaire d’État américain et plusieurs fois candidat à la présidence. Il menait l’accusation pour l’État du Tennessee contre John Scopes, un professeur qui avait enseigné la théorie de l’évolution à l’école. C'est dans la ville de Dayton qu’eut lieu ce procès connu sous le nom de «procès du singe ». C'était en 1925. La défense, manque de chance pour Bryan, fut assurée par le brillant avocat Clarence Darrow. Le journaliste H.L. Mencken, qui avait fait carrière en s’attaquant à toute forme d’obscurantisme, couvrit l’événement. « Quand Bryan se mit à nier que l’homme fût un mammifère, écrit Mencken, même les chiens de Dayton furent ébahis. »
La loi fut appliquée strictement : Bryan gagna le procès et le professeur fut condamné. Mais l’humour de Darrow, combiné à celui de Mencken, avait fait son effet. « Bryan sortit de la cour de justice titubant, exultait Mencken, prêt à mourir, sans laisser de souvenir, si ce n’est en tant que personnage d’une farce de troisième ordre. » Bryan mourut effectivement le jour suivant.
De tous les écrivains américains influents du XX
e
siècle, Mencken fut l’un des plus critiques à l’égard des stupidités de l’Amérique. J’étais très contente de redécouvrir ses écrits ici.

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