– Pardon ?
–
Trotters
. Tu connais ce mot ?
– Je ne l’ai jamais entendu.
Je devrais préciser ici que ma mère a grandi dans une ferme du Minnesota. Elle s’y connaît en cochons.
– Tu n’as jamais entendu employer le mot «
trotters
» ? vociférai-je.
– C'est important ?
– Merci maman ! Je dois y aller maintenant.
– Les filles vont bien ?
– Bien, très bien. Merci pour l’information. Je te rappellerai plus tard. Au revoir !
Je raccrochai. Ma mère non plus n’avait jamais entendu le mot «
trotters
» ! C'était ridicule, bien sûr, et je le savais. Le Webster’s était parfaitement d’accord avec le professeur. «
Trotters
» et non ce «
pig’s feet
». La belle affaire !
Cette nuit-là, je ne parvins pas à dormir. Pourquoi apprenions-nous des mots que personne ne connaissait, ni moi, ni mes amis, ni ma propre mère ? La situation me semblait désespérée. Mon seul avantage pour préparer ce concours était ma maîtrise de l’anglais. Quand je parlais, les autres anglophones m’écoutaient et me comprenaient. Quand j’écrivais, ils me lisaient sans difficultés. Nous arrivions à communiquer par le biais de notre langue.
Mais si, comme j’en avais subitement l’impression, le but n’était pas de communiquer, que devenait cet avantage ? Il cessait d’exister. Pire, si le seul arbitre était ce dictionnaire interprété par un Français formé à la Sorbonne, que me restait-il ? Ma langue, celle avec laquelle je vivais, était décrétée illégitime par ces pages reliées en cuir – de cochon, si ça se trouve.
Un jour, ma fille Ève était rentrée à la maison en pleurant. Elle était en CM1, dans un établissement public. Elle avait toujours adoré l’école. Chacune de ses maîtresses, depuis sa première année de maternelle, avait été un vrai joyau. Apprendre à lire avait été pour elle une découverte de chaque instant. Et même les longues divisions, la seule chose qui lui eût donné du mal, avaient fini par être maîtrisées.
– Chérie, qu’est-ce qui ne va pas ?
Ève regardait fixement le sol.
– L'anglais, dit-elle, mon anglais n’est pas bon.
Depuis sa naissance, j’avais parlé à Ève en anglais. C'était une décision mûrement réfléchie. Ma famille vivait aux États-Unis. Pour communiquer avec leurs grands-parents et leurs tantes, Ève et sa petite sœur devaient tout simplement connaître l’anglais. Pour le français, mon mari et moi nous en remettions entièrement à l’école. Et, jusque-là, nous n’avions eu aucune raison de regretter notre décision.
– Je ne comprends pas, dis-je. Tu parles couramment l’anglais. Les autres enfants apprennent à peine à compter.
Je m’agenouillai près d’elle.
– Quelle erreur as-tu bien pu commettre ?
– C'est l’orthographe, répondit-elle au bout d’un moment. Regarde.
Je pris la feuille. L'écriture nette d’Ève était défigurée par un vilain cercle rouge, autour du mot «
color
».
– Mais c’est correct ! C.O.L.O.R. Parfait.
Ses yeux bruns se remplirent de larmes.
–
Non, maman, c’est faux. Le professeur l’a dit. C'est américain, et l’américain, c’est pas bon. Il faut écrire «
COLOUR
», avec un « U ».
J’avais bien ri quand sa classe avait fait des exercices avec le mot «
rubber
», qui signifie « gomme » pour un Britannique et « préservatif » pour un Américain. Mais, là, je ne riais plus. L'anglais écrit par les Américains était considéré par certains comme un dialecte inférieur qu’il ne fallait pas tolérer. Nous risquions un conflit constant entre la langue que la famille d’Ève (et des centaines de millions d’autres gens) parlait et écrivait et celle que les professeurs formés dans les IUFM accepteraient d’elle.
– C'est parfaitement juste, insistai-je, et ton professeur aurait dû vous parler des deux orthographes. Les deux sont correctes.
Je discernai de la pitié dans ses yeux. Non pour elle-même, mais pour moi. L'année suivante, je la transférerais en allemand.
– Pourquoi l’allemand ? gémit-elle quand elle comprit qu’elle serait séparée de ses amies, qui continueraient l’apprentissage de l’anglais.
– Parce que, s’ils veulent essayer de te convaincre que tu ne connais pas une langue, je préfère que ce soit l’allemand.
Chapitre 5
Il faut que je vous parle
SIAC Second degré, statistiques de la session 2005: agrégation
•
sections-options : 37, dont arts, biochimie, économie, langues vivantes étrangères, lettres, mathématiques, mécanique, musique, philosophie, sciences et éducation sportive
•
inscrits : 43 461 (candidats externes : 27599; internes : 15 862).
•
postes : 2 890 (externes : 1940; internes : 950)
•
postes en anglais : 213 (externes : 145; internes : 68).
26 octobre.
– L'agrégation, dit monsieur Gallant, est comme une compétition sportive.
Il était protégé des étudiants par un bureau massif orné d’une douzaine de panneaux sculptés. Un effaceur noir aimanté sur un grand tableau blanc ressemblait à une mouche géante. Mon regard s’arrêta sur une plaque en l’honneur d’Albert Mathiez, «
tombé parmi les étudiants dans cet amphithéâtre, le 25 février 1932
». Qu’avait-il bien pu se passer ici en 1932 ?
Je me penchai sur ma gauche et murmurai :
– On prend un pot après le cours ?
Mathilde approuva d’un mouvement de tête. À la sortie, l’amie de Mathilde, la brillante Floriane, se joignit à nous et nous marchâmes dans les rues tortueuses du Quartier latin, en discutant comme trois étudiantes n’importe où dans le monde. Je ressentis une bouffée de bien-être. Peut-être qu’après tout l’agrég’ n’était pas une version estudiantine de « Survivor
1
».
Nous nous assîmes au café du coin pour boire une bière pression. Nous discutâmes de littérature et des études que nous avions faites avant de préparer ce concours. Les filles semblaient immunisées contre l’étrange atmosphère de compétition qui empoisonnait la plupart de nos camarades. Je sentis que je pouvais leur parler.
– Que pensez-vous des cours ? Pensez-vous qu’ils vont vous aider à devenir de meilleurs professeurs ?
Mathilde regarda Floriane, et elles éclatèrent de rire. Puis Floriane posa sa bière et me regarda droit dans les yeux.
– Aucun de ces cours n’a de rapport avec l’enseignement, dit-elle, ni à l’université ni au lycée. C'est un concours, c’est tout. Les seuls talents d’enseignant que nous aurons, c’est nous qui devrons les développer. Tu sais cela, n’est-ce pas ?
– Et ça ne te gêne pas ? m’obstinai-je.
Floriane haussa les épaules.
– C'est comme ça, dit-elle, et je ne vois personne essayer de changer le système.
28 octobre. Nouvel exercice de version. Le professeur, vêtu d’un gilet noir, ressemblait à un acteur de cinéma, croisement entre George Clooney et Johnny Depp. Il avait les mains délicates des universitaires et les sourcils arqués, comme sous l’effet d’une constante surprise. Au moment de me rendre ma copie, il se pencha vers moi et me chuchota :
– Il faut que je vous parle.
Je n’eus même pas besoin de jeter un coup d’œil sur mon devoir pour savoir de quoi : un autre zéro. Moins anéantie que la première fois, j’essayai d’adopter une attitude positive et de me concentrer sur la correction collective. À la fin du cours, je me présentai devant le bureau.
– Euh, monsieur, dis-je en français, vous vouliez me parler ?
– Ça vous dérange si nous sortons ?
– Non, pas du tout.
Nous montâmes les marches ensemble. Une fois dans le hall, le beau professeur alluma une cigarette. Apparemment mal à l’aise, il cherchait un moyen d’aborder le sujet de mon incompétence dans la langue de Molière. Il aspira longuement la fumée.
– Est-ce que cela fait longtemps que vous êtes en France ?
– Vingt ans.
– Oh !
Il était visiblement choqué.
– Je pensais que vous veniez d’arriver.
J’essayai d’ignorer les implications de cette phrase.
– Non, non, réussis-je à dire, j’ai travaillé dans une firme française pendant dix-sept ans. Et j’ai un diplôme de HEC.
Il souleva encore plus ses adorables sourcils.
– Mais, me hâtai-je d’ajouter, comme vous le voyez, je suis anglophone.
Dit sur ce ton, cela avait l’air d’être une maladie.
– Eh bien, conclut-il en écrasant sa cigarette, cela ne m’est jamais arrivé. Une vraie anglophone. Je crains (et une expression d’inquiétude passa sur son visage) que vous ne soyez éliminée de l’agrég’ à cause d’un zéro en version.
– J’en ai peur aussi, mentis-je.
Cette idée ne m’était jamais venue à l’esprit. Je ne pensais pas écrire un français digne d’un académicien, loin de là, j’étais très consciente de mes lacunes en orthographe, grammaire, prononciation, style, bref, de mes lacunes dans tous les domaines. Je voyais mes erreurs et j’en avais honte. Mais je voulais enseigner l’anglais, pas le français ! Je ne comprenais pas comment on pouvait éliminer un candidat d’un concours censé mesurer l’aptitude à enseigner l’anglais en raison d’une incapacité à traduire Virginia Woolf dans un français littéraire ! Un professeur d’anglais ne devrait-il pas maîtriser avant tout l’anglais ?
– Un zéro et c’est terminé, ajouta-t-il. Regardez.
Il tapota de l’index un extrait particulièrement rouge de mon devoir.
– Ici vous confondez l’imparfait et le participe passé, et ici vous avez écrit «sur la rue ». C'est « dans » et pas « sur ».
Je le savais. Comment avais-je pu commettre une si grossière erreur ? Je hochai la tête. Ses jolis yeux semblaient émettre un cri de détresse silencieux (« Apprenez le français pour l’amour de Dieu »). Je ne m’étais jamais sentie aussi stupide, ni à l’école, ni au travail, ni même lors de ma première séance au conseil municipal.
– Que puis-je faire ? bredouillai-je.
– Le problème, c’est que de telles erreurs vous identifient immédiatement comme une anglophone. Les jurés sont plus durs avec… enfin, je ne devrais pas vous dire cela, mais, pour l’agrég’ d’allemand, si les jurés découvrent que la langue maternelle d’un candidat est l’allemand, ils l’éliminent systématiquement.
Il baissa la voix.
– Ils ne veulent pas de germanophones.
Mon désespoir dut être visible.
– Vous devez être excellente en thème ? demanda-t-il, enthousiaste.
Je pensai à mon 4 sur 20 et je mentis une fois de plus :
– Oui, en tout cas je suis sur la bonne voie.
– Regardez, avec un 2 ça ira.
Il se serra contre le mur pour laisser passer un étudiant.
– Et avec un 1 ?
– Aussi.
Ses yeux de velours s’obscurcirent :
– Mais vous devez absolument éviter le zéro éliminatoire.
– Je vais travailler dur, lui promis-je.
En dépit de la situation désespérée, je ressentis une irrépressible envie de rire. Je faisais donc le vœu d’apprendre le français pour gagner le droit d’enseigner l’anglais.
Je retournai en classe, où le prof de thème avait déjà commencé sa correction hebdomadaire. Je n’écoutai qu’à moitié les étranges solutions qu’il proposait. Son vocabulaire était vraiment incroyable. Parfois, ses traductions impressionnaient par leur adéquation avec le texte d’origine et leur parfaite subtilité. Mais, d’autres fois, les corrections proposées sonnaient faux à mes oreilles anglophones. Que faire ? Je croisai le regard anxieux de Rebecca.
1
«Survivant» : une émission de téléréalité où les candidats sont éliminés au fur et à mesure.
Chapitre 6
Project manager
L'agrégation est, avec le CAPES, le CAPET ou le CAPLP, un concours de recrutement des professeurs de l’enseignement public d’État. […] Les professeurs agrégés de l’enseignement secondaire enseignent principalement dans les lycées, mais aussi dans l’enseignement supérieur et, beaucoup plus rarement, dans les collèges. Pour se présenter au concours externe, il faut être titulaire d’une maîtrise ou du CAPES/CAPET/PLP. […] Le concours interne est réservé aux professeurs justifiant d’au moins cinq années d’ancienneté.
Wikipédia.
Au cours de mon travail précédent, j’avais eu à concevoir des projets informatiques. Occasionnellement, mes patrons faisaient appel à des consultants qui leur offraient deux avantages : premièrement, ils n’avaient aucun impact sur la masse salariale (leur rémunération était comptabilisée en dépenses ou amortie dans les investissements) et, deuxièmement, ils faisaient des graphiques. Il me semblait que tout problème ou presque peut être représenté par un graphique quelconque – en colonnes, en camembert, en points, etc. Parmi eux, le simple tableau en deux colonnes était mon favori. Pourquoi ne pas appliquer les techniques modernes de gestion à mon cas personnel ? Je pris une feuille de papier et traçai une ligne verticale. Sur la gauche de la ligne j’écrivis « Avantages » et sur la droite « Inconvénients ». Après réflexion, j’ajoutai : «points forts » et « points faibles ».
Avantages (points forts)
| Inconvénients (points faibles)
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Anglais langue maternelle
| Français courant mais pas langue maternelle
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Aime lire et écrire
| Impossibilité physique de survivre aux bancs en bois et au manque d'aération
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Sens de l’humour
| Contraintes de temps (mère, épouse, banlieue)
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Interruption de dix-sept ans dans les études
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Convaincue que la déconstruction détruit toute compréhension de la littérature
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Aucune notion de la dissertation française
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Puis je passai au plan d’action. La méthode était classique : exploiter les forces et minimiser les faiblesses.