Sorbonne confidential (12 page)

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Authors: Laurel Zuckerman

Tags: #2015-12-02T13:18:33.131000-04:00

BOOK: Sorbonne confidential
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Il y avait donc des âmes errantes à la recherche de la salle F363 depuis des mois ! J’arrangeai mon matériel habituel sur le bureau – exemplaire de
Sophie’s Choice
, cahier, lunettes, stylos –, bien que mon objectif de ce jour ne fût pas universitaire mais social : j’avais en tête d’échanger quelques mots amicaux avec les
forts
. Tâche ardue pour une timide !
Le professeur, splendide dans son costume gris anthracite, annonça dès son arrivée :
– L'année dernière, nous avons étudié la bibliographie…
Panique. L'année dernière ? Je pensai que ce cours était le premier. Je me retournai pour rattraper l’homme à la recherche de Richard II. Mais il était parti. J’étais seule.
Après le cours, je traînai un peu dans l’espoir d’isoler un des
forts
. Appuyée contre la porte, Floriane bavardait avec deux jeunes femmes.
– Tu déjeunes ? demandai-je.
Je n’avais pas osé ajouter « avec moi ».
– Ouais, répondit-elle, on déjeune.
Ce qui pouvait être interprété par : « Oui, je compte déjeuner », ou : « Oui, on y va », ou : « Oui, quelqu’un déjeune », ou : « Oui, allons déjeuner. » On ne pouvait pas dire que c’était une réponse enthousiaste, mais elle ferait l’affaire.
– Le problème, dit une étudiante française, c’est que ce ne sont que des généralités.
Je n’écoutais qu’à moitié. Mon problème à moi, c’était que, dans le cours sur
Le Choix de Sophie,
le professeur avait utilisé le mot « nazi » dans chaque phrase où l’on trouvait le mot « américain ». C'était arrivé sept fois. Voulait-il établir une comparaison entre eux ?
Malgré cela, il était rassurant d’apprendre que Floriane et ses copains n’étaient pas enthousiasmés non plus par le cours sur Styron, même si c’était pour des raisons différentes. Puis, me voyant toujours là, Floriane dit :
– Ils nous attendent probablement en bas.
Nous descendîmes côte à côte dans la cage d’escalier. Les
forts
battaient le pavé devant l’entrée principale de Paris-IV. Comme il faisait froid, je pensai que nous irions nous réfugier dans un bar confortable. Ils agrandirent leur cercle pour me faire une place.
– Sandwiches ? proposa quelqu’un.
Nous nous dirigeâmes vers une modeste boutique au coin d’une petite rue. Je tentai de profiter de l’attente dans la queue pour engager une conversation avec Floriane.
– Tu n’aimes pas le cours sur Styron ? demandai-je.
– Non, il n’est pas assez littéraire. C'est un professeur de civilisation qui traite un sujet littéraire.
– Curieux, dis-je. Moi, je trouve justement que sa présentation ne tient pas suffisamment compte du contexte historique.
– Ah bon ?
Floriane commanda un sandwich au poulet.
– Oui, quoique Styron soit un merveilleux écrivain, ajoutai-je rapidement.
– Vraiment ? Mais il n’y a aucun travail au niveau de la langue. Regarde Ford dans
The Good Soldier
. Là, chaque mot compte et réfère à un autre.
Cela commençait mal.
The Good Soldier
raconte l’histoire peu édifiante de deux couples fortunés à la veille de la Première Guerre mondiale, qui, malgré leurs immenses avantages, s’arrangent pour s’autodétruire avant même que la guerre n’éclate ! Les intellectuels avaient loué l’intelligence de l’écriture de Ford; cependant, comme l’avait fait remarquer le critique littéraire Julian Barnes, cet écrivain n’a jamais manqué d’admirateurs mais toujours de lecteurs. Je refoulai ces basses pensées, peu dignes d’un agrégatif.
– La publication du
Choix de Sophie
a soulevé un débat passionné aux États-Unis, expliquai-je, sur ce qu’un critique a appelé « les implications antijuives des nouveaux faiseurs de mythes». Rosenfeld, Friedlander et surtout Cynthia Ozick ont mis
Le Choix de Sophie
en pièces. Ils ont accusé Styron de tout inverser. Le juif devient le bourreau…
– Mais il y a eu des non-juifs tués à Auschwitz ! répondit Floriane, visiblement agacée que je parle du contenu et non du style.
– C'est vrai, mais pas un million, comme Styron croyait, loin de là. Sur un million et cent mille personnes tuées à Auschwitz, 90 à 96 % d’entre elles étaient juives. Et D.G. Meyers, qui a écrit un long article dans la revue
American Literary History
intitulé «
Le Choix de Sophie
et l’idéologie de l’antijudaïsme libéral », prétend que le roman de Styron est «explicitement idéologique ». Il affirme que, en prétendant que l’Holocauste n’a pas frappé que les juifs, les juifs de Styron «se trouvent accusés d’une amnésie collective qui a effacé la mémoire de la souffrance des autres gens ». Edward Alexander parle même de « voler l’Holocauste aux juifs, qui étaient ses victimes ».
J’eus du mal à reprendre ma respiration. Au regard de Floriane, je compris qu’elle me suspectait d’être en plein délire.
– Le professeur n’a rien mentionné de tout cela, répondit-elle.
– Exactement…
– Ni Patrick Badonnel. Et il a écrit le manuel du
Choix de Sophie
pour l’agrég’.
– Qui ?
Le trottoir s’était rétréci et nous devions marcher l’une derrière l’autre.
– Je n’ai vu aucun des noms que tu mentionnes – Rosenfeld, Ozick, Meyers – sur notre liste de lecture. Qu’est-ce qui les rend si importants ?
Marcher et parler en même temps m’essoufflait. Comment la réaction de ces critiques, intellectuels juifs américains, pouvait-elle être négligée à ce point ? Déboussolée, je ne répondis rien. Quand nous arrivâmes à la place de la Sorbonne, les
forts
s’étaient répartis autour de la fontaine et finissaient leurs sandwiches. Tandis que Floriane jetait l’enveloppe de plastique dans une poubelle et s’essuyait les mains, je voulus dire quelque chose de gentil et sans ambiguïté afin de remettre la conversation sur les rails. Au lieu de quoi, je m’entendis dire :
– Un sujet intéressant, l’agrég’.
Elle cessa de se nettoyer les ongles.
– Hein ?
– Je pense qu’on pourrait l’étudier comme un texte.
Elle plissa les yeux et me regarda avec une pointe de suspicion.
– Par exemple, continuai-je, regarde les textes britanniques de notre liste de lecture :
Richard II
,
Lord Jim
,
Henry VIII
,
The Good Soldier,
Robert Burns, les
Confessions
– des classiques sur le pouvoir, la perception, le langage, la mémoire. Maintenant regarde les auteurs américains qui ont été sélectionnés : Mencken, Styron, Flannery O'Connor.
– Et alors ?
– Mencken, expliquai-je, critique avec virulence la politique, la culture, la religion et les valeurs américaines. Styron compare les camps de la mort nazis aux plantations du Sud, où vivaient les esclaves. O'Connor donne une image du Sud tellement dévastatrice que ses propres personnages se demandent s’ils ne devraient pas envoyer leurs pairs aux fours crématoires.
Floriane ne m’interrompait pas, donc je continuai.
– Même les textes que nous traduisons ! Tu te rappelles celui sur la prom ?
– Tu veux dire que l’agrég’ est antiaméricaine ?
– Je me demande, dis-je calmement, comment les textes ont été choisis.
– Tu ne peux pas croire que le choix des livres puisse nous influencer, dit Floriane. J’ai voyagé aux États-Unis. J’ai vécu là-bas. On ne peut pas me manipuler si facilement.
Des éclats de rires interrompirent nos reparties de plus en plus tendues. Tous les
forts
sauf un – Mathilde, une petite brune à l’humour vif – étaient alignés comme des moineaux sur le bord de la fontaine. Le grand type aux cheveux frisés avait un cahier sur les genoux. Une ligne verticale à l’encre bleue divisait la page. À gauche, des titres; à droite, des sujets d’analyse.
La liste ressemblait à cela :
Œuvre
Sujet d’analyse
Richard II
Possession/ ombre et lumière/ le roi nu
Confessions
Labyrinthes et hiéroglyphes/ sens du temps/ temps des sens/ Et l’autre
The Good Soldier
Darwinisme…
Lord Jim
Roman polymorphe/ et le Saut
Henry VIII
Et la Réforme
C'était un jeu. Le garçon aux cheveux frisés choisissait un titre, et Mathilde devait compléter avec un sujet.

Richard II
, cria le frisé.
– Et le sens du temps, hurla Mathilde.
Personne ne rit.
– Hé, c’est un bon sujet, dit quelqu’un, on a intérêt à le noter.
Derrière la fontaine, un adolescent filmait une fille qui parlait dans un micro poilu.
– Regardez, dis-je.
Les
forts
se retournèrent. Immédiatement, Mathilde mima la fille :
– Salut ! lança-t-elle dans un micro imaginaire, nous sommes les a-gré-gés !
Elle attrapa William par la manche et le tira vers elle.
– Et ça, annonça-t-elle, c’est un vrai Anglais. Parle un peu anglais, William !
Nous nous mîmes tous à rire.
– Si j’apportais ma caméra vidéo, demandai-je, referiez-vous ça pour moi ?
– Alice veut étudier l’agrégation d’un point de vue socio-culturel, expliqua Floriane.
– Intéressant.
Peu après, les
forts
commencèrent à s’éloigner par groupes de deux ou trois pour travailler sur le thème à rendre le soir même. Je n’avais pas l’intention de les imiter. Durant les derniers cours, j’étais parvenue, en appliquant les règles françaises à l’écriture anglaise, à multiplier ma note par 8 pour atteindre 16. Compte tenu de la dureté des bancs, j’allais m’en contenter. Dans mon cahier, j’écrivis : « Interviewer les étudiants. » Le temps de reboucher mon stylo et ils étaient tous partis.
Le jour suivant, devant l’entrée de Paris-IV, j’aperçus le groupe des forts souffler la fumée de leurs cigarettes et taper des pieds pour se réchauffer. Je leur fis un sourire, mais je ne reçus pour toute réponse qu’une série de haussements d’épaules. J’avais peut-être été imprudente en parlant de l’agrégation comme d’un texte à décoder. Après tout, notre intérêt était de la réussir – pas de la comprendre.
Je montrai ma carte d’étudiant au gardien et grimpai l’escalier en colimaçon qui menait à l’amphithéâtre Michelet. Comme d’habitude, et en dépit des 5°C venteux qui sévissaient à l’extérieur, l’air y était aussi humide et lourd que celui d’une jungle tropicale. Sous mon gros manteau d’hiver, j’avais revêtu une tenue adéquate : un T-SHIRT en coton à manches courtes. Mais, malgré cette précaution, je savais que j’allais être en eau à la fin du cours.
Abandonnant momentanément ma place confortable au premier rang, je pris place à côté de Rebecca, près du mur du fond. Elle était soignée et élégante comme d’habitude, me faisant rougir de mes vieux jeans, usés à l’intérieur des cuisses. Elle se pencha vers moi et chuchota :
– J’abandonne.
– Quoi ?
– L'agrég' est réservée aux Français. Et aux hommes.
Elle jeta un coup d’œil peu amène à William, assis avec le groupe des
forts
à notre droite. Durant une de ses conférences, qui semblait vouloir dire «vous êtes condamnés », le professeur de version avait toutefois assuré à William que, bien que sa langue maternelle ne fût pas le français, il avait une chance, car le jury « favorisait les hommes ».
– Ces gens ont-ils entendu parler de la discrimination sexuelle ? siffla Rebecca. J’arrête de perdre mon temps. Je tire de ces cours ce que je peux et c’est tout. C'est impossible.
Elle balaya une poussière inexistante de son pull et me fixa de ses yeux perçants.
– Tu n’as aucune chance non plus,
darling
.
Le professeur entra avant que j’aie pu répondre. C'était une femme. Visiblement surmenée, elle me fit l’effet d’une branche privée de sève. Comme les femmes d’un certain âge doivent travailler dur ! pensai-je, oubliant que j’en étais une.
Le professeur prit place sur l’estrade. Pensant encore à la déclaration de Rebecca, j’ouvris mon cahier et rassemblai mes forces. Le professeur parla des origines du protestantisme, de la traduction de la Bible en anglais, de la séparation de l’Église et de l’État, du développement de la démocratie moderne, de la notion de la liberté de conscience – en bref de Henry VIII et du schisme. Le sujet était superbement choisi, car il permettait de comprendre certains aspects-clés de la civilisation anglaise, ainsi que le type de problèmes auxquels Shakespeare avait dû être confronté quand il écrivait pour la fille de Henry VIII, Elizabeth. Les deux sujets –
Richard II
et ce cours sur
Henry VIII
de Shakespeare – avaient manifestement été choisis pour se compléter.
Je regardai du côté de Rebecca pour voir si elle prenait autant de plaisir que moi à suivre le cours. Son humeur était sombre.
Comme nous sortions de l’amphithéâtre, elle agrippa mon bras.
– Franchement,
darling
, dit-elle, répondant aux questions que je ne lui avais pas posées, je n’ai simplement pas le temps d’apprendre l’écossais.
– Qui a le temps ? m’esclaffai-je.
Elle me regarda, effarée.
– Pour Burns évidemment.
Horreur ! Robert Burns. Le poète national écossais. Auteur de
Auld Lang Syne
et
To a Louse
. Nos professeurs s’attendaient-ils vraiment à ce qu’on apprenne l’écossais ? Ça ne m’avait jamais traversé l’esprit. Spécialement depuis que, comme nous venions de le découvrir au cours de l’heure précédente, la vogue des traductions protestantes de la Bible en anglais et le génie de Shakespeare avaient scellé la mort des langues « mineures » telles que l’écossais dès le XVII
e
siècle.
– Tu te moques de moi, n’est-ce pas ?
– C'est une façon d’éliminer les candidats. De n’importe quelle manière.

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