“Je suis désolée.
— Non, non, ne sois pas désolée.
— Je crois que j’ai un petit faible pour toi”, avait-elle déclaré avec un grand sourire, dans un désir soudain de s’en remettre entièrement à ses sentiments.
Il avait jeté un regard circulaire à la pièce, et soupiré.
“Je te trouve géniale, avait-il fini par dire.
— Tu trouves tout ça absolument adorable, pas vrai ?
— Oui.
— Ouais, et je sais que tu es sincère. C’est ça que j’aime chez toi. Bon, je ferais mieux de m’en aller avant de me rendre complètement ridicule.”
Nash lui avait tendu son pull. Elle s’était mise à rire quand elle s’était levée, apparemment un petit peu plus soûle que prévu.
“Doucement, avait dit Nash en lui prenant le bras.
— Je suis juste un peu pompette, tu sais. Mais ce n’est pas pour ça que je t’ai embrassé.
— Ah non ?
— Non, je ne t’ai pas embrassé parce que je suis soûle. Je me suis soûlée pour pouvoir t’embrasser. C’est différent.”
Elle se dirigeait vers la porte quand Nash lui avait attrapé les deux mains et les avait serrées.
“Fais attention, Miranda”, avait-il soufflé.
Il l’avait relâchée, elle était partie, et il avait supposé qu’elle avait compris : attention, c’était lui qui allait l’embrasser si elle s’attardait davantage. Mais en réalité ce qu’il avait voulu dire c’était : Fais attention à moi. S’il te plaît. Je t’en prie.
La première fois que Miranda adressa la parole à Josh, ce fut sous les auspices de
Prairie Fire.
Donc, de fait, sous les auspices de Nash, ce qu’elle trouvait ironique. Après le dîner d’anniversaire, elle les avait évités, lui et sa librairie, pendant quelques jours. Elle s’attendait à ce qu’il l’appelât ou prît de ses nouvelles. Mais non.
Sept jours s’étaient passés et elle n’en pouvait plus.
Elle se dirigea tout droit vers le fond du magasin, passa à côté de Nash et commanda un thé noir à Roland.
“Salut Miranda, lança Nash de la table où il était assis.
— Hello”, répondit-elle. Les mains autour de sa tasse, les yeux rivés sur son thé.
Elle sélectionna un livre et se mit à le lire, sourcils froncés, concentrée. Elle lisait et relisait les phrases, mais ne pensait qu’à une chose : Pourquoi a-t-il fallu que je vienne ici le chercher ? Après tout, c’est moi qui l’ai embrassé. Elle se repassa encore le film de ce fameux soir, comme elle l’avait fait toute la semaine.
Non seulement elle l’avait embrassé, mais il ne lui avait pas vraiment retourné son baiser, n’est-ce pas ? Il s’était contenté de lui tendre son pull lorsqu’elle avait annoncé son départ. Quelle idiote elle faisait ! Quand Nash vint la rejoindre, Miranda était au bord des larmes.
“Pourquoi tu n’es pas venue ?
— J’étais occupée.
— On organise une grande session plénière ce soir... tu te rappelles ?
— Avec tous tes groupes ? Ça promet d’être intéressant vu qu’ils ont tous les mêmes membres.”
Nash éclata de rire et elle le fusilla du regard, refusant de l’imiter.
“Il n’y aura aucun de mes groupes, promis. C’est le groupe des Activistes Verts et Noirs. Les AVEN.
Moi je me contente de faire le lien. Tu devrais venir.
— Peut-être.”
Elle haussa les épaules et tourna une page de son livre.
“Miranda.”
Elle regarda sa montre puis se leva.
“J’essaierai.”
La session plénière des AVEN
n’avait bénéficié d’aucune promotion, les gens n’étaient au courant que par le bouche-à-oreille. Malgré tout (ou pour cette raison), l’ensemble des habitants de la Maison Noire, y compris Sissy et Miranda, s’y rendit.
Nash était intervenu dans une discussion sur l’action directe, il ne dirigeait pas le débat bien sûr, mais il le modérait, le guidait. Faisait le lien. C’est ça, pensa Miranda. Au moins un quart d’heure qu’il parlait.
“Nous ne pratiquons pas tant l’action directe pour obtenir tel ou tel résultat, vous voyez, par exemple faire passer des lois afin de lutter contre le réchauffement de la planète. Nous agissons pour agir. La finalité, c’est l’action.
— Mais nous voulons aussi diriger cette action contre quelque chose, non ? demanda Miranda.
— Bien sûr que oui. Je dis simplement que, dans notre quête d’objectifs, quels qu’ils soient, nous devrions nous assurer que les tactiques elles-mêmes reflètent ces objectifs. Si nous bloquons la circulation en dansant dans les rues, ce n’est pas parce que nous voulons passer à la télé pour diffuser notre message, mais parce que nous aimons danser dans les rues. Le monde dans lequel nous voulons vivre, c’est celui-là.” Nash prit une grande inspiration et sourit malgré lui. “C’est une attitude naturelle, originale, et emplie d’une solidarité grisante dont il est rare de faire l’expérience.
— Alors, autant se contenter de parler d’actions sans jamais les réaliser. Pas danser, mais penser à danser. Ça, ce serait vraiment subversif”, répliqua Miranda d’un ton neutre, en regardant fixement par terre un point entre ses chaussures.
Elle détestait lorsque Nash employait des mots comme
naturel
et
solidarité.
À l’entendre, on eût dit un hippie, pire, une caricature de hippie. Lui, mieux que personne, aurait dû savoir que la subversion commence avec le langage qu’on utilise. Pourtant, bien que blessée dans son orgueil, elle ne pouvait s’empêcher d’avoir de la peine pour Nash. Elle savait que les autres ados ne l’écoutaient pas vraiment. Par exemple, le type avec un drapeau vert et noir sur sa veste en jean, il n’avait qu’une hâte : exploser la vitrine d’un Starbucks à la moindre occasion.
“J’ai quelques idées au sujet d’une action qu’on devrait faire en ville. Dans le nouveau centre conçu autour du shopping. On s’habille en costard-cravate et on se poste à différents endroits le long de la Quatrième Avenue. Ensuite, à 12 h 30 précises, l’heure du pic de circulation, on se dirige tous vers le refuge situé au milieu de la rue. Parfaitement synchrones, serviettes en main. Soit dit en passant, c’est là que l’ensemble des caméras de surveillance converge.”
Nash croisa les jambes. Miranda se disait qu’il aurait dû employer un ton moins calme, plus agressif. Faire en sorte que, à sa voix, on comprenne qu’il y avait un enjeu. Mais ce n’était même pas ça. C’est qu’il ne pouvait s’empêcher d’être lui-même, pas vrai ?
“Donc on s’approche du refuge exactement au même moment, on serait peut-être trente ou quarante. Il faut que nos vêtements soient impeccables. Pas de problème s’il y a des dreads qui pointent ou je ne sais quoi, mais il faut le costume, la cravate et la serviette. Les femmes, elles, peuvent mettre un tailleur, la cuirasse des cadres. Le but c’est d’être uniforme et de sembler appartenir à une catégorie facilement identifiable. Au départ, on voulait installer sur des voitures des stéréos qui auraient joué
Le Lac des cygnes
ou un truc comme ça. Mais, à mon avis, on se ferait arrêter en moins de deux pour avoir utilisé des haut-parleurs sans permission.
— Et alors ?” Le type au drapeau vert et noir. “Qu’ils nous arrêtent.
— Le problème, c’est que, si on nous arrête, l’action tombe à l’eau. Le but ce n’est pas simplement de se faire choper. En tout cas, ce n’est pas le mien, répliqua Nash. L’idée, c’est de réaliser une espèce de chorégraphie à la Busby Berkeley, un spectacle sérieux, impassible, synchronisé, avec les serviettes brandies en l’air. On empêche les gens d’entrer dans les magasins et de se livrer à leur frénésie de consommation, pas parce qu’on les arrête physiquement, mais parce qu’on les divertit un instant, qu’on les amuse, qu’on les intrigue. Là, au beau milieu des panneaux publicitaires scintillants que des boîtes paient des millions, nous détournerons l’attention de tout un chacun en vertu de notre simple et bon plaisir.”
Au dernier rang, une fille prit la parole.
“Mais c’est quoi alors, le but, putain ? Est-ce qu’on aura au moins des infos à donner aux gens sur les ateliers clandestins qui fabriquent les chemises Gap qu’ils achètent ? Ou sur la façon dont leurs fast-foods détruisent l’écosystème ?” Il y avait dans le ton de sa voix — copie conforme d’un authentique gémissement — une espèce de trémolo qui hésitait en permanence entre accusation et flot de larmes lasses et résignées. Miranda le trouva effroyablement déplaisant. “C’est quoi le but ? répéta la fille.
— Le but c’est que, l’espace d’un instant, nous, les joueurs, et peut-être eux, les spectateurs, on n’ait pas l’impression d’avoir AOL,
Time Warner, ou MTV
tatoué sur le cul”, répondit Nash.
Miranda se mâchonnait l’ongle. Il avait raison.
“En plus, la perturbation c’est libérateur, surtout s’il s’agit d’une perturbation formelle et organisée”, intervint Miranda. Nash lui sourit. “Le chaos pur et simple provoque l’angoisse. Le sermon didactique provoque l’ennui. Mais une perturbation formelle...
— Peut atteindre à une sorte de beauté, poursuivit Nash. Et c’est là qu’on commence à être vraiment dangereux.”
Après la réunion, elle sortit fumer un de ses joints mal tassés. Nash, assis tout seul, buvait un soda. Elle passa juste à côté de lui pour rejoindre Sissy qui parlait à une autre fille. Puis partit avec son amie, bras dessus, bras dessous, en attendant le début de la réunion du groupe suivant.
Il s’agissait des piractivistes : des geeks qui prônaient l’action directe en forme de piratage informatique sur la toile. Miranda voulait les écouter, mais surtout elle voulait voir ces types capables d’enfreindre la loi et de détruire des données, tranquillement, depuis l’ordinateur familial. Elle ne leur faisait pas confiance — c’étaient tous des mecs, bien sûr. Elle s’imaginait des pauvres types, pâlots, sans vie sociale, qui se masturbent sans arrêt devant des images pornos en ligne : et même pas des photos de vraies femmes, que des héroïnes de BD
et de jeux vidéo, ces pin-up qui brandissent des armes, leurs fesses rebondies débordant de mini-shorts moulants déchirés, et qui ont été créées par un autre de ces types pâlots et moites, quelque part dans une chambre. Elle voulait, de ses yeux, voir le genre de gars qu’excitaient ces femmes virtuelles, dessinées par des hommes.
Un groupe de jeunes types s’assemblaient au fond de la librairie. Ils n’avaient pas l’air si différent de la faune habituelle, hormis quelques types maigrichons dont les T-shirts proclamaient
OPEN SOURCE
ou
COPYLEFT
—
GNU/LINUX ou
simplement
FUCK MICROSOFT.
Nash était assis dans les premiers rangs, une expression de condescendance à peine voilée sur le visage. Tout à coup, Miranda eut à nouveau de la peine pour lui. Elle aurait voulu le prendre par la main et lui montrer comment utiliser un serveur mail ou un truc comme ça. Et puis, de but en blanc, une image lui traversa l’esprit. Celle de Nash à la Maison Noire, dans sa chambre, son espace. Elle s’imaginait qu’elle l’embrassait, et qu’il hésiterait au début, avant de l’embrasser à son tour. Elle s’imaginait en train de se déshabiller avant de l’attirer sur le lit. Elle s’imaginait qu’il la regardait avec adoration. Ça l’excitait d’avoir dix-huit ans face à Nash. C’était tellement plus marrant que d’avoir dix-huit ans face à quelqu’un du même âge. À cette idée, elle rougit jusqu’à la racine des cheveux, Nash lui sourit, car elle le regardait fixement, aussi détourna-t-elle très vite les yeux avant de se concentrer sur le devant de la salle, où un fou du e-porno s’apprêtait à prendre la parole.
C’était Josh. Josh Marshall, qui avait fréquenté le même établissement qu’elle. Étant donné qu’il avait obtenu son bac deux ans avant elle, elle ne le connaissait pas très bien, en tout cas elle le voyait tous les jours au lycée. Ce n’était pas le petit marginal moite. Non, on ne pouvait guère faire plus classique que Josh Marshall, se disait-elle. Grand et séduisant, dans un style discret et propre sur lui. Son uniforme consistait en une chemise boutonnée de haut en bas, un pantalon basique ou un jean sans un pli et des mocassins marron. La chemise obligatoirement rentrée dans le pantalon.
“Je m’étais dit qu’on pourrait se concentrer avant tout sur le fonctionnement des attaques de type refus de service ou DDOS
et — ma spécialité — sur le piratage des sites. Vous vous rappelez peut-être comment l’adresse pour les réunions du FMI
avait été redirigée vers le site des anarchistes écolos. Ça a duré au moins vingt heures. Leur site n’avait pas été altéré, on avait seulement inséré un programme qui redirigeait vers un autre portail tous ceux qui accédaient à leur adresse.”
Il jeta un œil à Miranda et, la reconnaissant, lui sourit. Ce qu’il n’avait jamais fait au lycée. Elle essaya de mettre un peu d’ordre. Josh était sans conteste un type intelligent. Mais alors cette allégresse, et ce destin tout tracé dans les hautes sphères de l’establishment ? Tandis qu’il parlait, elle commençait à comprendre. Il était d’une normalité extrême au point de confiner à la perversité. Personne ne pouvait être aussi clean, désinvolte, discret. Aussi timide.
“La meilleure forme de piratage consiste à créer un site alternatif dont l’apparence et le fonctionnement sont identiques au vrai. Moi j’appelle ça des parasites. Vous modifiez les liens, vous réorganisez les informations afin de pouvoir disséminer la vérité, mais aussi afin d’injecter un peu partout de faux renseignements sur les lieux de réunions et autres éléments logistiques, sans compter quelques déclarations irrévérencieuses, histoire de ridiculiser ces gens et de souligner leur hypocrisie.
— Vous avez combien de temps avant de vous faire choper ? demanda Nash.
— Si on agit de façon progressive, sans abattre toutes nos cartes d’un coup, on peut les faire marcher pendant plusieurs semaines. Il en a fallu deux à Monsanto pour réagir. Les gens regardent leurs sites, mais ne les «lisent» pas vraiment en intégralité. Alors si on imite leur langage et leur design, il est souvent possible de falsifier de manière approfondie et sur le long terme.
— Mais on finit par vous repérer.
— Oui, bien sûr. Surtout si on donne de faux renseignements sur les réunions et ce genre de choses. Il faut reconnaître qu’il s’agit là d’une action limitée, mais qui permet de bien humilier les concepteurs de ces sites d’entreprises. Et ces organismes.”
Qui l’eût cru, Josh ? C’était comme ça qu’il fallait s’y prendre, pensa-t-elle. Sembler, en apparence, classique et respectueux des lois, tout en subvertissant en réalité le statu quo. Faire quelque chose de véritablement subversif.