“Il n’y a nulle part où aller aux toilettes. Si on prenait l’autoroute, on pourrait s’arrêter sur une aire”, dit Josh en regardant sa montre. Miranda éteignit la radio.
“Pourquoi tu éteins ?
— Il y a un café, là. Et, de toute façon, j’ai faim.
— On devrait quand même arriver à capter au moins une station publique.”
Josh avait eu l’idée de descendre en voiture à Alphadelphia. Mais Miranda avait insisté pour qu’ils prennent la nationale 1, même si le trajet s’en trouvait rallongé d’au moins trois heures. Alphadelphia l’intriguait. Ou, du moins, les gens qui y vivaient. Son inauguration, par la société Allegecom, son commanditaire, avait fait la une des journaux. Allegecom — cette gigantesque entité commerciale qui fabriquait de tout, depuis les produits pharmaceutiques (à travers la filiale Pherotek) jusqu’aux graines génétiquement modifiées et les pesticides qui allaient avec (à travers Versagro, son bras armé biotechnologique) — avait accompli la prouesse sans précédent de générer puis de gérer une communauté entière. Ensuite, la presse avait brutalement cessé de s’y intéresser, selon sa coutume, et personne n’en avait plus reparlé. Combien de temps s’était-il écoulé, depuis ?
“Cinq ans. Aujourd’hui, la ville compte cinq mille habitants.”
Au tout début, trois personnes postulaient chaque fois qu’un logement se construisait. Elle se rappelait avoir eu vent des critères de sélection. De la manière dont les gens essayaient d’acheter leur entrée. Du règlement strict d’Allegecom.
“Il s’agit de capacité ciblée. La taille qui permet d’avoir une population diversifiée au maximum avec un risque d’aliénation minimum.
— Cinq milles exactement.
— Juste assez de monde pour empêcher l’isolement de te rendre barjo et la propagation de la consanguinité, mais pas trop, pour avoir encore l’impression d’être entouré de visages familiers. C’est ce qu’a déterminé un programme scientifique et social précis, mis au point par la super équipe de perfectionnisme humain d’Allegecom.”
Josh connaissait son sujet sur le bout des doigts. Il avait été branché sur l’attaque d’Alphadelphia par l’un des groupes anarchistes auquel il s’était inscrit sur Internet. La compagnie faisait partie des cibles. Apparemment, à l’occasion du cinquième anniversaire de sa communauté, Allegecom avait d’importantes déclarations à faire au public à propos du beau résultat venu récompenser un travail acharné et des dépenses considérables autour d’une expérience sociale, la Première Techtopie Autarcique de l’Amérique. Et ils allaient annoncer leur projet d’installer une autre communauté, encore plus perfectionnée, sur la côte est. La cible parfaite pour une action, mais Miranda ne savait pas encore en quoi elle allait consister, à moins que Josh n’eût pas encore trouvé de plan d’attaque.
Il n’y avait finalement pas grand-chose à voir. Des habitations et des culs-de-sac. Beaucoup d’arbres et une architecture uniforme, d’une extrême modernité. Maisons horizontales de verre et d’acier. Orientées plein sud et intégrées dans une végétation locale, mais cultivée. Miranda trouvait ça plutôt chouette.
“Ce n’est ni kitsch ni trop homogénéisé, dit-elle.
— Ce n’est qu’un lotissement fermé, composé de maisons individuelles affichant un semblant d’innovation. Superficiel, insidieux, grotesque. Une parodie de communauté. Le développement durable, tu parles !”
Josh examina la brochure publicitaire qu’il avait en main. Sur la couverture, on lisait :
Allegecom
Constructeur de Communautés Qui Marchent
en Douceur, mais en Beauté sur la Terre
Alphadelphia ne leur inspira aucune action particulièrement subversive. Toutefois, lors des mois qui suivirent, Josh concocta un parasite sophistiqué pour pirater la page de recrutement de la nouvelle communauté d’Allegecom. Au premier abord, le site ressemblait en tout point à l’original, mais Josh l’avait entièrement infiltré de parodie. Il avait changé le sous-titre Eco-Monde en Ecu-Monde, et dévoilé toutes les contreparties de l’écotopie que la compagnie prétendait créer et qui s’accompagnait d’un gros battage médiatique. Si les visiteurs cliquaient sur la petite icône du wagon rouge, l’endroit où Allegecom parlait des projets de services de la communauté, ils étaient dirigés vers un lien évoquant le procès que, en Amérique centrale, une communauté de dix mille personnes avait engagé contre la branche biotechnologique de la compagnie. On y voyait des photos d’animaux et d’enfants malades, auxquelles succédaient les campagnes publicitaires de la compagnie pour ses divers pesticides et graines génétiquement modifiées, ainsi que l’estimation des recettes d’Allegecom dans les pays du Tiers Monde. Ce genre de piratage et de parodie n’était pas illégal. Pas encore. Mais ces actions barbotaient dans une sorte de purgatoire, et les principaux intéressés savaient tous qu’elles allaient vite devenir des activités illégales.
En décembre, on avait même parlé de Josh dans le
New York Times.
Un article sur les pirates politiques paru dans la rubrique “Styles” comprenait une description de la dernière attaque de Josh sur Allegecom : L’icône de l’histoire de l’entreprise (une rigolote petite graine germée anthropomorphique) sur la page Engagement & Communauté vous emmenait sur un site abrité par Josh, où il était expliqué que, même si Allegecom commercialisait pléthore d’antidépresseurs et d’anxiolytiques, la société avait, auparavant, vendu de la dioxine au Pentagone par l’intermédiaire de Détriterre, une subdivision protopesticide dorénavant défunte. Le site apportait la preuve que le groupe continuait ses activités de recherche, développement et vente de dioxine bien que, depuis les années 1940, des expériences internes eussent révélé les effets tératogènes et cancérigènes de ce produit. On pouvait ensuite cliquer sur une icône en forme de tête de mort pour connaître toute la triste histoire de l’agent orange, et comprendre la difficulté de poursuivre en justice une branche de la corporation désormais éteinte, disparue, chaque division et subdivision ayant une identité distincte, chacune assumant ses responsabilités spécifiques.
Douze jours plus tard, Allegecom avait démantelé tout le boulot de Josh. Mais beaucoup de gens en avaient déjà pris connaissance et de nombreux journaux avaient publié des reportages à ce propos. Non seulement l’article du
Times
dévoilait que Josh était l’auteur de cette intervention, mais il publiait même une photo de lui à son ordinateur, l’air sérieux, mais sympathique, le non-pirate par excellence. Parler à un journaliste semblait à Miranda quelque peu imprudent. C’est tout juste si Josh ne suppliait pas de se faire arrêter.
“Tu sais quoi ?” Josh sourit et ferma les yeux, allongé sur son lit. Ils se trouvaient dans sa maison propre et parfaite. Maintenant, ils passaient plus de temps là-bas qu’à la Maison Noire. Josh préférait. Plus d’intimité. Moins de puces.
“Quoi ?
— Les ressources humaines d’Allegecom m’ont écrit.
— Pourquoi ?
— Ils voudraient me payer un vol pour New York le mois prochain afin que je rencontre Leslie Winters, la directrice de projets de leur nouvelle communauté.”
Miranda se mit à rire et secoua la tête.
“Tu rigoles !
— Je crois qu’ils veulent me proposer un job. Changement de tactique : au lieu de me poursuivre, ils m’embauchent. Style : promotion d’un responsable syndical au sein de la direction.
— Tu leur as dit d’aller se faire foutre ?
— Tu rigoles ou quoi ! C’est une super occasion de voir Allegecom de l’intérieur.” Il se redressa et lui pressa la main. “Tu ne veux pas venir avec moi ?”
Si.
HENRY AVAIT ENVIE
de sortir prendre une bière avec Nash. Ils se rendirent au bout de la rue, dans un pub anglais pas piqué des hannetons et s’assirent dans un des box du fond. Henry n’avait pas l’air dans son assiette. Il fumait, son inhalateur posé sur la table. Il essuya d’un revers de main la sueur sur son front.
“Qu’est-ce qu’il t’arrive ? On dirait que tu n’as pas dormi”, dit Nash.
Henry jeta un rapide coup d’œil derrière son épaule.
“Écoute, il faut que je te parle.
— D’accord.
— Enfin, y a des trucs que je vais te dire, je sais pas.
— T’en fais pas.
— Au point où j’en suis, je m’en fous.”
Henry avala une grande gorgée de bière.
“Parfois, je fais ces rêves — enfin pas tout à fait —, des cauchemars qui me réveillent.
— Comme des terreurs nocturnes.
— Ouais, mais des transes cénesthésiques baroques, interminables.
— Quoi par exemple ?
— Par exemple des hallucinations ultra-détaillées où je pulvérise de l’agent orange au-dessus des jungles et sur les bords des fleuves. Au-dessus des villages.
— C’est affreux.
— Je lâche du phosphore blanc et des bombes au napalm. Je le vois — je le sens brûler à travers la peau. La mienne aussi.” Henry baissa les yeux. “J’en ai eu une atroce : des bocaux remplis de formaldéhyde où flottaient de sinistres fœtus. Je voyais ces visages et je me suis réveillé avec des relents de formol dans les cheveux, et un arrière-goût bizarre dans la bouche.”
Nash observa Henry qui écrasait sa cigarette. Sa respiration se faisait de plus en plus difficile, de plus en plus courte.
“T’as déjà entendu parler d’un truc pareil : des exhalaisons incongrues, inexplicables ? Les odeurs dont on ignore la provenance sont parfois profondément perturbantes... J’ai essayé de me renseigner là-dessus, expliqua Henry.
— Ce sont des hallucinations, c’est comme avoir des visions ou entendre des voix.
— Les cadavres des saints ne sentent pas la décomposition, tu sais. Ils sentent la rose et le parfum. On appelle ça l’«odeur de sainteté».
— Et alors ?
— Moi, c’est un genre de contraire : des remugles fétides pour des choses diaboliques.”
La main tremblante, Henry sortit une autre cigarette et l’alluma. Il aspira la fumée puis se mit à renifler. Il attrapa une serviette en papier posée sur la table pour s’essuyer le nez et le front.
“Bon Dieu, c’est l’horreur, ce truc ! s’exclama Nash. Ton service, ça a dû être quelque chose. Pas étonnant que tu souffres de ce genre de traumatisme des années plus tard.”
Henry, qui hochait la tête, s’immobilisa, les yeux fixés sur Nash.
“De quoi tu parles, là ?
— De ce qui t’est arrivé. Au Viêtnam.
— Nash, il m’est arrivé un truc, c’est sûr, mais je n’étais pas au Viêtnam.
— Névrose post-traumatique. Très fréquent chez les vétérans...
— J’ai été réformé à cause d’un trouble de l’audition. Je ne suis jamais allé au Viêtnam.”
Nash regarda Henry pendant qu’il avalait une nouvelle gorgée de bière.
“Quoi ? Tu n’étais pas au front ?”
Henry secoua la tête et déglutit.
“Et j’étais même pas dur d’oreille. J’ai simulé, pendant le test. Un vrai jeu d’enfant : il suffit d’hésiter quand ils te balancent toute l’échelle de sons, tu attends plusieurs secondes avant d’indiquer que tu as entendu le bip. Ce qui est drôle c’est que mon acuité auditive a réellement fini par baisser dans une proportion quasi identique à ce que j’avais simulé. Tu sais : si tu me parles sans que je te voie, je ne capte presque rien. C’est marrant.
— Ça alors !
— Et j’ai un peu l’impression d’avoir ce que je mérite. J’étais parfaitement au courant de la guerre, pourtant je n’ai jamais rien fait pour l’arrêter. Je me suis planqué, bien au chaud, et l’alcool m’a aidé à tenir toutes ces années-là. Je savais que c’était mal. Mais je n’ai rien fait. Et depuis je n’ai pas cessé de le payer.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Je veux dire que les symptômes ont commencé à apparaître quelques années après la fin de la guerre. Liés à une exposition à la dioxine, même si je n’avais encore aucune idée de ce que c’était. Je me suis mis à faire des recherches sur la guerre du Viêtnam, et sur ce qu’on y avait fait. J’ai eu des éruptions de boutons et de l’asthme. J’ai lu tout ce que je pouvais. Ensuite, il y a environ trois ans, ce sont les terreurs nocturnes et diurnes qui sont apparues. Les symptômes ont gravement empiré : insomnie, tremblements, problèmes respiratoires graves.
— Tu te fais aider pour ça ?
— Je prends du Nepenthex depuis des années. Et dernièrement du Blythin. Des trucs conçus exprès pour les névroses traumatiques liées au combat.
— Henry, tu leur as dit que tu n’étais pas un vétéran ?
— On ne me l’a pas demandé. On m’a expliqué que j’avais une forme grave de stress post-traumatique.
— Mais ça n’a rien à voir, dans ton cas ce n’est pas lié à ton expérience.
— Mais si... Je n’arrive pas à l’expliquer, pourtant ces souvenirs que j’ai, ces souvenirs par procuration, ils sont réels.
— Des souvenirs réels...
— De choses que les gens ont vécues. J’en suis sûr. Mais ce n’est pas de ça dont je voulais te parler.
— En tout cas, tes symptômes physiques, eux, ils sont bien réels.
— Le truc c’est que, jusqu’à maintenant, je n’avais rêvé que de combats. Hier soir, ça a été différent.”
Henry jeta de nouveau un œil derrière lui puis se pencha vers Nash.
“Ça se passait aussi pendant la guerre du Viêtnam. Mais je n’étais pas soldat, du moins pas dans l’armée. J’organisais des attentats à l’explosif contre des habitations. De grosses résidences secondaires appartenant à des cadres d’entreprises haut placés. Je travaillais chez quelqu’un, la maison était vide, je posais des explosifs. On avait prévenu les domestiques qu’ils devaient partir, j’imagine, puisqu’il n’y avait pas trace d’êtres humains. Par contre, il y avait des photos de famille, des meubles, des lits. Des tasses à thé et des plateaux de jeu. J’ai vu la maison exploser en mille morceaux. Un quelconque membre du conseil de Monsanto, de General Electric ou des produits chimiques Dow. Pour protester contre la guerre.
— Vraiment ? Enfin, je suppose que ça a du sens dans le non-sens.
— Mais...
— Quoi ?”
Henry posa une main sur la table puis se pencha vers Nash.
“Ce n’était pas moi, c’est ça qui est bizarre.
— C’est
ça
qui est bizarre ? Qu’il ne s’agît pas de toi ?
— C’était toi. Dans ce rêve-là, c’était toi. J’étais dans ta tête, je voyais à travers tes yeux, mais pas d’erreur possible, c’était toi.”