Berry sirotait du vin dans un mug en terre cuite. Elle décrivait en détail sa dernière rupture. Sa dernière aventure sexuelle. Caroline l’écoutait en buvant et la regardait s’entortiller une mèche de cheveux blonds autour d’un doigt.
“Je ne sais pas pourquoi je couche, des fois.”
Berry libéra sa mèche, et la bouclette rebondit sur son visage comme un ressort.
“J’ai l’impression que, quand je n’en ai pas envie, je stresse, ou je sais pas quoi. Tu vois, on est censées être larges d’esprit et affectueuses, non ? Et ne pas faire du sexe un de ces jeux de pouvoir entre les hommes et les femmes, mais un jeu d’équilibre.
— N’empêche, le lendemain matin tu es mal.
— J’ai encore des blocages.
— Peut-être que tu n’as tout simplement pas envie de faire l’amour chaque fois. C’est interdit, ça ?
— Non j’en ai envie, simplement je pense que cela signifie toujours des choses différentes, mais que nous faisons tous semblant que ce n’est pas le cas.”
Caroline versa le reste de la bouteille dans son mug. Berry alluma un joint fiché dans un fume-cigarette et aspira une bouffée.
“Peut-être que je devrais devenir lesbienne, tout simplement. Comme Mel.”
Berry tendit le joint à Caroline. Celle-ci prit une taffe et inspira lentement. Au début, elle trouvait ça risqué, mais maintenant ça allait. Entre les phrases, le temps s’étirait, se dilatait. Elle se sentait bien, et, l’espace d’un instant, en parfaite fusion avec l’endroit où elle se trouvait.
“C’est vraiment comme ça que ça marche, il suffit de le décider ?”
Berry se mit à glousser. Caroline trouva ça amusant, elle aussi, et l’hilarité la gagna. Étrange sensation, de s’entendre rire.
“Tu ne vois pas que Mel n’a qu’une envie, me sauter ? s’exclama Berry, toujours hilare.
— Ouais, j’avais remarqué. Tu la mènes par le bout du nez.” Caroline s’étrangla de rire avant de se mettre à tousser entre deux hoquets.
“Tout le monde a envie de toi, Berry.
— Normal, non ?”
Berry bomba la poitrine et prit une expression langoureuse. Caroline ouvrit une autre bouteille de vin. Berry fourragea dans le sac de son amie, à la recherche de cigarettes. Elle sortit une Parliament cassée en deux.
“Tu devrais le bazarder, ce sac à main. Débarrasse-toi de ce fatras que tu traînes partout avec toi. T’en as vraiment besoin ?
— Non, c’est vrai”, répondit Caroline en regardant son sac d’un air bizarre. Il lui semblait être un objet étranger et ridicule. Elle restait là, perplexe, hypnotisée par ce sac en cuir à bandoulière. Elle s’efforça de recentrer son attention sur son amie et chercha quelque chose à dire, quelque chose qui maintienne l’ambiance. Mais elle n’aurait pas dû s’inquiéter, jamais Berry n’eût laissé une conversation s’enliser pendant trop longtemps. Elle avait seulement besoin de tirer encore sur son joint. Elle bascula sa chaise en arrière jusqu’à ce que le dossier heurte le mur et sourit à Caroline.
“Alors ? Est-ce que tu vas te décider à me parler du gros chagrin d’amour qui te rend si triste ?”
Caroline haussa les épaules.
“Allez, c’est pas un secret, quand même ? C’était un homme marié ? C’était une femme ?”
Caroline sirota son vin.
“C’était un républicain.”
Berry gloussa et s’étouffa en buvant.
“Moi-même j’ai toujours eu un faible pour David Eisenhower, dit-elle. Ou même pour Nixon. Sans lire. Je le regarde s’écrouler à la télé, en colère, tout tremblant, l’haleine empuantie par le whisky, les épaules rentrées dans son horrible costume. Et je crois que j’éprouve une attirance perverse. Sa répression...
— OK, ça suffit.
— Tu crois que je devrais sortir le truc à la prochaine réunion ? Oh, Mel, j’aimerais parler de mes fantasmes sexuels à propos du Président.
— Je l’ai rencontré pendant une manifestation.
— Où ça ?
— À Berkeley. Il militait dans les groupes habituels, tu sais. On a l’impression de toujours voir les mêmes gens aux manifs. Eh bien, lui, il sortait du lot. Il venait de Los Angeles, mais il s’était investi dans les activités du campus aux alentours de San Francisco. Il s’impliquait à fond dans les événements, tu vois, tout le contraire de moi.
— Moi aussi j’ai rencontré Sandy dans une manif. Je l’ai emballé la première fois que je l’ai vu”, dit Berry.
Quand elle ne jouait pas avec ses cheveux, elle mâchonnait un gros bâton de bretzel en forme de cigare, entre bouffées de cigarettes et gorgées de vin. Des miettes tombaient sur sa poitrine, elle les balayait d’une main sans vraiment rompre le rythme de sa mastication.
“Tu veux savoir ce que je lui ai dit ?
— Bien sûr !
— C’est vraiment ce que je lui ai dit, Caroline. C’est pas des blagues.
— Quoi donc ?
— Je lui ai dit : «Tu veux venir à la maison pour planer et baiser ?»
— C’était malin, tiens.
— Il m’a suivie sans un mot.
— Sans blague ?
— J’étais très fière de moi. Je l’emballe, et hop, l’affaire est dans le sac. Il s’appelle comment ? demanda Berry à travers son bâton de bretzel désormais tout mou, toujours coincé comme un cigare au coin des lèvres.
— Qui ça ?
— Ton homme. Le bourreau des cœurs.
— Bobby.”
Caroline était passablement défoncée, et puis elle voulait seulement prononcer ce nom, le sentir s’échapper de ses lèvres, l’entendre planer dans les airs un instant. Mais lorsque, ensuite Berry le répéta et que Caroline l’entendit l’articuler, elle aurait voulu pouvoir le retirer. Son ventre se creusa, puis l’alcool lui donna la nausée. Berry sourit et attendit qu’elle reprenne la parole. Et puis merde ! pensa Caroline.
“Il avait un tas d’idées novatrices sur le monde. Il était gai et accessible comme peu de gens le sont. Il est tombé amoureux de moi, et c’est ce qui m’a certainement le plus impressionnée.”
Berry croisa les jambes sur sa chaise et se pencha en avant. Elle était jolie à la lumière de la bougie. Les deux amies écoutaient le dernier album “come-back” de Dylan,
Pat Garrett and Billy the Kid.
Berry passa “Knockin’ on Heaven’s Door” trois fois de suite. Elles s’accordaient à dire que c’était la seule bonne chanson de l’album. Caroline pensa que Berry ressemblait aux femmes sur lesquelles Dylan écrivait : clinquante, échevelée, ensorcelante, rococo de corps et d’esprit, tout du moins c’était l’impression qu’elle donnait de là où Caroline était assise, dans les vapes et un peu ivre.
“Très peu d’hommes se sont intéressés à moi, reprit Caroline.
— Arrête ton char. C’est pas vrai.
— Si, c’est vrai. Mais je n’ai jamais cherché à faire carrière auprès des hommes. Alors ce n’était pas un problème. Ce qui m’intéressait, c’était... la société. Le progrès. La perfection morale. J’aurais pu être bonne sœur. Mais lui il était joueur et passionné. Toujours très brillant, convaincant à tous les coups. Et il avait une confiance incroyable dans ses opinions.
— Par exemple ?
— Par exemple ?” Caroline se tut pour rassembler ses idées. Elle haussa les épaules. “Hmm. Par exemple, si Dylan est génial, c’est
parce qu’il
est passé à la guitare électrique. Ou encore mes disques des Beach Boys sont superficiels, voire réactionnaires ; ou alors on ne fume l’herbe qu’avec une pipe ; ou bien le monde des affaires constitue un ennemi plus grand que le gouvernement ; il faut être végétarien. Il était sûr de beaucoup de choses. Moi non, mais j’apprenais à le devenir. Bref, j’étais sûre de lui, à un moment donné.
— Et que s’est-il passé ?”
Caroline regarda Berry se lever et traverser la pièce. Elle suçait son bretzel tout en marchant et jeta le disque qu’elle avait passé sur une pile d’autres vinyles hors de leur pochette. Elle choisit un album de Roberta Flack et le posa sur le tourne-disque. Elle se mit à chanter avec la musique, le regard fixé sur Caroline.
“Je ne peux pas encore en parler. Si tu n’y vois pas d’inconvénient.”
À ce moment-là, Caroline était bien trop fatiguée, et planait trop pour réfléchir à la manière de mentir ou de ne pas mentir. “Je peux pas en parler.”
Il y eut un silence. Berry engloutit enfin son bretzel, le mastiqua un instant puis l’avala.
“The first time ever I saw your face
6
”,
chanta Berry à l’unisson du disque, avant de se mettre à rire.
Caroline l’imita, soudain soulagée, puis chanta un peu avec elle, en riant encore plus fort. Berry s’étouffa avec les miettes de bretzel coincées dans la gorge.
“Désolée, s’exclama-t-elle en riant de plus belle.
— Non, c’est marrant.
— L’amour, c’est jamais évident”, affirma Berry, l’hilarité passée.
Caroline commençait à comprendre qu’elle pouvait se contenter de ne rien dire : les gens inventeraient leurs propres mensonges pour elle. Elle devait seulement se souvenir d’en dire de moins en moins. D’en dire et d’en faire de moins en moins.
En août, Caroline ouvrit un petit café dans le fond de la librairie
Black & Red.
Cela faisait seulement quelques semaines qu’elle y travaillait lorsque Bobby revint sur le devant de la scène. Mel parlait au téléphone, assise dans le bureau du fond. Elle hocha la tête en voyant Caroline entrer. Celle-ci regarda les livres et les journaux spécialisés sur le bureau de Mel. Elle devait être abonnée à toutes les feuilles de chou existantes de la contre-culture. Sur le dessus de la pile se trouvait le numéro de
Rat qui
contenait la déclaration tristement célèbre de la Lesbienne radicale. Caroline supposa que Mel l’avait mis là exprès. La couverture était floue, difficile à lire. Pourquoi faut-il toujours que les révolutions utilisent une police merdique et de l’encre de mauvaise qualité ? Pourquoi cette laideur ? Enfin, Mel dit : “OK, merci”, puis raccrocha le téléphone.
“Bobby veut que tu saches qu’il va bien”, annonça-t-elle à Caroline.
Celle-ci sentit l’air déserter sa poitrine.
“Quoi ?”
Mel la regardait en silence.
Respire, pensa Caroline, ne dis rien. Mais elle avait bien entendu Mel.
“Comment as-tu su ? demanda-t-elle enfin d’une voix entrecoupée.
— Je ne savais pas, j’avais seulement des soupçons.
— Tu as parlé à Bobby ?
— Non. Je crois qu’il a été dans une maison sûre à Los Angeles il y a un petit bout de temps, mais je ne sais pas où il est maintenant.”
Le soulagement submergea Caroline. Il était en sécurité, quelque part. Puis le soulagement fit place à la souffrance : il n’avait pas vraiment essayé de la contacter. Il n’existait en réalité aucun message. Quelque chose en elle continuait malgré tout à croire qu’elle entrerait en contact avec lui. Mais il n’y avait que Mel, qui la regardait fixement.
“Écoute, je n’ai pas envie de parler de ça avec toi. Pour l’instant, tu es en sécurité ici. Je suis la seule à avoir compris. Mais qui sait combien de temps ça va durer ? Tu ferais mieux de te préparer à changer d’endroit sans tarder. Tu es toujours recherchée par les flics, tu es au courant, non ? Tu dois continuer à bouger, surtout pendant les deux premières années, et partout où tu vas, tu constitues une menace.”
Caroline, tête baissée, regardait la poussière du plancher. Pourquoi les sols étaient-ils toujours sales ?
“Caroline ?
— Oui ?
— Tu n’as pas le droit de rester dans le coin : c’est dangereux. Dangereux pour toi et pour nous, tu comprends ?
— Tu as raison. Je suis désolée.”
Mel rassembla les papiers sur son bureau comme si elle venait d’achever un rapport d’activité harassant, une lettre de licenciement, ou de blackbouler quelqu’un.
“Il y a des endroits où tu peux aller. Je connais des lieux sûrs où soit les enquêtes n’existent pas, soit elles ne dérangent personne, ou alors où tout le monde se cache, alors un de plus ou un de moins...
— Nos intentions... dit rapidement Caroline.
—... Écoute, je ne soutiens pas les tactiques qui donnent au gouvernement une excuse pour harceler encore davantage la gauche. Enfin bref. Ce qui est fait est fait.
— Mais...
— Je ne veux pas en entendre parler. C’est déjà trop. Tout est trop.
— Oui.”
CAROLINE ÉTAIT FREYA
et les fédéraux tambourinaient à sa porte. Elle se trouvait de nouveau au motel, mais bizarrement il y avait des armes partout dans la chambre. Elle portait une minijupe et de grandes bottes, comme Bernardine Dohrn ainsi qu’une ceinture de munitions en travers de la poitrine, façon commando. Ils tambourinaient à la porte. “Ouvrez !”
Elle se réveilla dans son appartement à Eugene, pas de pistolets, pas de tenue à la Bernardine Dohrn, seulement Caroline, la blonde délavée. Cependant, quelqu’un tambourinait effectivement à sa porte. Elle se leva d’un bond, regarda l’heure sur son réveil. 3 h 30.
“Caroline, c’est moi, Berry. S’il te plaît, ouvre-moi, je t’en supplie.”
Berry frappait et suppliait derrière la porte ; elle sanglotait et criait de plus en plus fort.
“Berry ?” demanda Caroline, puis elle déverrouilla la porte, défit la chaîne et fit tourner le pêne. Son amie était appuyée au chambranle. Son nez saignait, sa lèvre supérieure aussi. Elle pressait son écharpe contre sa bouche.
“Oh, mon Dieu, que s’est-il passé ? Que t’est-il arrivé ?
— Oh, Caroline, c’est vraiment moche !” s’exclama son amie avant de se remettre à sangloter.
Caroline l’attira à l’intérieur, et Berry la dépassa pour se précipiter dans la salle de bains. Elle était secouée de haut-le-cœur et vomissait dans la cuvette des toilettes tandis que Caroline lui maintenait les cheveux en arrière. Berry reprit son souffle et grimaça. Elle toucha sa lèvre fendue.
“Ça fait super mal”, gémit-elle avant de se remettre à vomir.
Quand les haut-le-cœur cessèrent, Berry s’affala par terre, à côté de la cuvette. Caroline humidifia une serviette afin d’essuyer précautionneusement le visage de son amie.
“Fais-moi voir. Que s’est-il passé ? Qui t’a fait ça ?”
Berry recommença à pleurer. Caroline essuya le sang qu’elle avait sous les narines et sur les joues. Berry grimaça et repoussa sa main.
“Ça fait si mal que ça ?
— Non, pas trop, mais je suis complètement cuitée, là. Regarde-moi. J’ai la gueule en bouillie. Et en plus, demain j’aurai des yeux au beurre noir.”