Eat the Document (14 page)

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Authors: Dana Spiotta

Tags: #Literary, #General, #Fiction, #Political

BOOK: Eat the Document
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Caroline se souvenait de la première fois où elle avait participé à un groupe de réflexion féministe. Quand on arrive dans une réunion politique sans aucun homme, on ressent une espèce d’exaltation. On se rend compte que l’on peut dire ce qu’on veut, inutile de s’efforcer de gagner l’approbation de la gent masculine, son attention, ou de s’inquiéter des relations de pouvoir. Dans ces meetings, les femmes essayaient vraiment de se poser des questions profondes, fondamentales : tout, dans l’identité, est potentiellement factice, relevant de la création artificielle d’un statu quo culturel (toujours patriarcal et suspect). Au début, cela lui avait semblé courageux et revigorant. Elle avait de la considération pour les problèmes soulevés, mais en réalité elle aurait résisté à n’importe quoi qui eût impliqué de remettre en cause et d’exclure Bobby. Elle refusait la prévalence de la solidarité sur l’intimité. Être “avec” Bobby empêchait une remise en question totale — or ces groupes avaient pour objectif le questionnement fondamental, à des fins d’ouverture d’esprit un peu plus franche. À quoi s’ajoutait une bonne dose d’auto-analyse psychologique. Après quelques réunions, elle avait stigmatisé le narcissisme de ces méthodes. Les autres femmes trouvaient ses doutes suspects, voire carrément contre-révolutionnaires. Et elles avaient peut-être raison. Sa réticence était lâcheté. Toutefois, elle pouvait se justifier : d’autres problèmes, d’autres choses lui tenaient à cœur, et elle leur accordait plus d’importance qu’aux droits des femmes. Elle se concentrait sur l’opposition à la guerre — or, comparés à la guerre, que valaient les problèmes des femmes ?

Mais, aujourd’hui, elle était Caroline, une femme seule. Le Rassemblement des Femmes d’Eugene n’avait rien à voir. Elle se sentit aussitôt en sécurité. Et ce groupe semblait s’être depuis longtemps guéri de la colère réactionnaire des commencements pour se diriger vers quelque chose de plus attrayant. Il s’agissait moins d’un conseil de sorcières en furie composé de lesbiennes misandres (possibilité qui la faisait secrètement paniquer) que d’un groupe social doté d’un programme politique. De telles sous-cultures, modelées sur l’amour maternel qui pardonne et instruit, lui avaient manqué, supposait-elle. Rien à voir avec ces clans de chipies, au lycée et à la fac, où la beauté était reine et où tout tournait autour des hommes. Les femmes d’Eugene ne faisaient pas de manières et étaient sympathiques. Elles mangeaient et buvaient, puis passaient, presque à regret, à l’ordre du jour de la discussion : les droits des femmes, bien sûr, mais aussi le végétarisme, l’écologie et le commerce local. Deux d’entre elles dirigeaient le Collectif du Livre
Black & Red.
La première avait une coupe afro à la Angela Davis, et le comportement calme et militant qui allait avec. Maya. La seule femme noire de la réunion, du coup les autres s’en remettaient toujours à elle. La seconde, Mel, sans jamais toucher Maya n’en faisait pas moins comprendre qu’elles formaient un couple. La discussion portait sur la politique locale, l’université de l’Oregon et le chauvinisme des organisations activistes des étudiants.

“Moi je préfère encore les bûcherons à ces radicaux de l’UO malades de l’ego. Au moins, les bûcherons ne font pas semblant de s’intéresser aux droits des femmes, s’exclama Beth, une femme très mince aux cheveux noirs.

— Ouais, ces mecs-là réclament l’amour libre et après ils te font faire leur lessive.”

Et ainsi de suite ; Caroline se contentait d’écouter en silence.

“Assez causé des mecs. On ne va pas passer la soirée à parler d’eux, ni même à les critiquer.” Ça, c’était Mel.

Caroline écouta la jeune femme puis remarqua que celle-ci l’observait avec attention. Elle pensa à l’image qu’elle renvoyait. Elle était probablement la seule à avoir les jambes rasées. Et assurément la seule à porter du rouge à lèvres, bien qu’il fût assez neutre, couleur pêche, presque invisible. Elle trouvait qu’il allait bien avec sa teinture blonde. Ça ne lui ressemblait pas, mais justement c’était le but. Toutefois, personne ne semblait y prendre garde. Elle se sentait bien ici, inspirée, même. Ces femmes se réinventaient : lesbiennes politiques, ou simples membres du ML. ML... Ah ! Mouvement de libération ! Comme d’habitude, il avait fallu quelques minutes à Caroline pour comprendre quels mots se cachaient derrière les abréviations, ou à quoi initiales et acronymes faisaient référence. Elle avait toujours eu du mal avec ça, cette façon dont tous les groupes et mouvements raccourcissaient les termes et les rendaient argotiques, ou inventaient des noms dans le seul but de former des acronymes correspondant à la manière dont ils voulaient être qualifiés : la witch par exemple, Women International Conspiracy from Hell
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. Une dénomination à l’intention des initiés ; élitiste et consciente de son statut, quand on y réfléchissait. De plus, les prépositions lui posaient chaque fois problème lorsqu’elle essayait de se rappeler ce que les lettres des acronymes remplaçaient. Ce fonctionnement n’était pas naturel à son cerveau. Bobby, lui, adorait ça, il créait acronymes, initiales, ou surnoms dès que l’occasion s’en présentait. Il soulignait l’origine militaire de ce phénomène, comment toute subculture finit systématiquement par imiter l’armée, matrice de tout sous-groupe élitiste. Mais, selon Caroline, il ne pouvait s’agir uniquement d’élitisme. Si l’armée utilise énormément d’argot et d’acronymes, c’est parce qu’elle a grand besoin d’euphémisme. Et que peut-on déduire de cette affirmation ?

Elle était persuadée que l’échec du langage trahissait des échecs plus profonds au sein de la contre-culture. Le divorce entre les noms et leur signification se creusait de plus en plus, voilà tout. Quel était l’intérêt de faire un tel usage de la langue ? Un nom ne doit-il pas vous rappeler qui vous êtes, ou tentez d’être ? Pourquoi vouloir à tout prix qu’il soit partie prenante d’un langage secret et élitiste, devenant un club désireux d’exclure et d’obscurcir délibérément les choses pour le profane ? Ce besoin d’élitisme trahissait-il une attitude réactionnaire, oppressive, voire patriarcale ? Caroline savait qu’elle tenait là une piste, elle apprenait la façon dont les choses échappaient aux gens. Comment, petit à petit, ils... Ils devenaient justement ce à quoi ils cherchaient à échapper.

Que manigançaient ces femmes ? Elles essayaient de rejouer leur vie sans hommes. D’oublier la culture dans son entier, de remettre en question tout ce en quoi elles avaient cru leur vie durant. Et pourquoi Caroline n’avait-elle pu y parvenir ? Pourquoi n’avait-elle pas pu être une séparatiste radicale, à la marge ? Quelle différence cela eût-il fait d’essayer de se sauver soi-même plutôt que de sauver le monde ? Mais c’était bien ce qu’elle était à présent devenue : un mouvement formé d’une seule personne. La plus radicale de tous les séparatistes. Mû par le désir de sauver le monde, vous vous voyez ensuite réduit à tout organiser pour uniquement vous sauver vous-même.

Mel exerçait un ascendant sur les autres : lorsqu’elle parlait, même si c’était toujours d’une voix douce, toutes les conversations cessaient pour l’écouter. Ses lunettes d’aviateur à montures métalliques emprisonnaient quelques mèches sous les branches, devant ses oreilles, façon Gloria Steinem. Elle parlait autosuffisance entrepreneuriale, pas vie familiale. Elle voulait agrandir la coopérative. Obliger les banques à accorder des prêts à faible taux d’intérêt aux entreprises tenues par des femmes. Sur l’avortement, la pilule, ou la hiérarchie des orgasmes, elle n’avait rien à dire. À la fin de la réunion, Berry raccompagna Caroline chez elle.

“Bizarre, ce groupe, hein ?”

Caroline sourit.

“Melinda ne me respecte pas parce que je baise encore des hommes”, ajouta-t-elle.

Caroline hocha la tête. Mel s’appelait donc Melinda. Elle détestait déjà ce nom : Caroline. Elle se jura que, la prochaine fois qu’il faudrait qu’elle se rebaptise, elle en choisirait un dont le surnom serait un prénom masculin.

“Mais elle essaie de se libérer de tout ce baratin aliénant dont on nous gave dès la naissance. Moi je suis d’accord, regarde ces femmes qu’on voit au cinéma et à la télé. Et demande-toi ce que nous vend le pouvoir.”

Caroline acquiesçait, mais l’ennui la gagnait. Elle était lasse de ces mots.
Autodétermination, pouvoir, complexe militaro-industriel. Chauvinisme masculin, impérialisme. Syndicalisme. Gauchiste. Marxiste. Maoïste.
Tout ce bombardement rhétorique l’oppressait, les
istes
et les
ismes
l’épuisaient spirituellement. Si elle avait eu envie d’y réfléchir, elle aurait compris que cette langueur était intrinsèquement liée au guêpier où elle se trouvait, mais elle n’en avait pas envie, pas encore.

Sa première année de cavale avait été empreinte d’une innocence manifeste. Avant sa bourde monumentale (qu’elle aurait franchement dû voir venir), elle avait mené l’existence d’une nonne. La peur permanente qu’elle ressentait organisait sa vie et lui donnait un but. Tout se ramenait au maintien de sa liberté, rien d’autre ne comptait. Chaque décision, chaque moment de veille ou de sommeil était circonscrit et ordonné par son statut de fugitive. Parfois, allongée dans son lit, elle envisageait la possibilité de se rendre. Mais elle savait ce qui arrivait aux gens comme elle lorsqu’ils se rendaient : à moins de donner des informations sur leurs collègues, ils écopaient de longues peines de prison.

Le temps passait. Tel un courant sur lequel elle se serait branchée depuis l’événement ; cela lui rapporterait peut-être quelque chose, songeait-elle. Plus tard, elle regarderait le temps comme on regarde le paysage par la vitre d’un train : une façon de voir ce qui passait à côté d’elle, ou ce à côté de quoi elle passait. Un anniversaire, un de plus, celui de sa sœur ou de sa mère. Les années s’accumulant, elle songeait de moins en moins à se rendre : son statut de fugitive devenait son identité, le voyage son but, sa raison d’être. Une réalisation, ainsi lui apparaissait sa vie clandestine, en soi, par nature. Elle avait changé de rôle, et il devenait de plus en plus difficile de ne pas continuer. Prisonnière ou fugitive ? Mais pourquoi lui eût-il été impossible de vivre à jamais à la marge tout en menant une belle et nouvelle existence ? Arrivée à l’été de sa première année de cavale, elle jouissait même, parfois, de périodes de quiétude.

Elle continua à cuisiner pour les réunions du groupe de réflexion féministe. Chilis végétariens. Crumbles à la rhubarbe. Miches de pain aux noisettes et lasagnes aux épinards. Tout le monde adorait ses plats. Elle se lia même d’amitié avec Mel. Celle-ci pensait que les femmes devraient se réapproprier leur savoir traditionnel à des fins personnelles. Elle essaya d’aider Caroline.

“Tu devrais démissionner du café pour venir travailler à la librairie. On pourrait servir des rafraîchissements dans le fond du magasin, là où se trouvent les tables de lecture. On pourrait commencer par des pâtisseries et du café.”

Mel remonta ses lunettes. Elle se tenait bien droite. Elle ne portait pas de soutien-gorge, mais, de toute façon, ses pulls dissimulaient sa poitrine. D’ailleurs, lorsque Berry arpentait la pièce, le chemisier débraillé, on voyait bien que Mel trouvait tout ça un peu trop voluptueux. Cette réaction agaçait Caroline, car elle trahissait une complexité et une injustice chez Mel.

“Je trouve Berry charmante”, lui dit un jour Caroline, tandis que, assises sur le canapé, elles mangeaient un chili.

Il y avait un espace salon à l’étage de la librairie, où elles tenaient souvent leurs réunions de groupe. Caroline ignorait pourquoi elle avait fait cette remarque, si ce n’est que Berry se passait distraitement les doigts dans les cheveux et qu’elle avait effectivement l’air charmante. On avait toujours l’impression qu’elle était en train de se toucher, ce qui la rendait suggestive et sybaritique. Mais elle ne le faisait pas pour se montrer, se donner en spectacle. Elle était simplement naturelle, et se sentait libre d’apprécier les mille et doux délices minuscules de son propre corps.

“C’est une feignasse. Elle a ce côté flower power boulimique. Une vraie perte d’énergie, répliqua Mel sans hésiter. Partisane du moindre effort, voilà l’impression qu’elle donne.

— Un peu léger, comme extrapolation. Les gens coriaces doivent-ils avoir l’air coriaces ?”

Mel toisa Caroline du regard.

“Oui, parce que si tu en as l’air, alors on te traite d’une manière particulière et cela t’aide à devenir ce que tu veux être.

— Et toi c’est ce que tu veux, être dure ?

— Résistante, plutôt. Immunisée contre les caprices du corps. Et si j’ai des faiblesses, c’est mon affaire.”

Mel se détourna, Caroline comprit que la conversation était terminée. Cette femme avait une telle assurance ! Mais elle ne vitupérait pas, ne fanfaronnait pas. Caroline admirait cette attitude. En quelque sorte, Mel échappait à la suffisance parce qu’elle ne disait jamais un mot de trop. Les vitupérations donnaient toujours l’impression que celui qui les proférait essayait désespérément de se convaincre de quelque chose. À moins que le vitupérateur ne s’investisse tellement dans la rhétorique de son discours que convaincre n’est plus la question. On est seulement dans le langage, le schéma, la répétition. Dans la décharge de mots et d’adrénaline alors que les paroles se déversent, véritable logorrhée qui épuise toute opposition. Mel n’avait rien d’évangélique.

Étrange que Caroline perçoive ainsi les choses à présent. Bobby n’avait-il pas, au fond, élevé la vitupération au rang d’art ? Des jours entiers s’écoulaient sans qu’elle pensât à lui. Déjà.

DE MOINS EN MOINS
 

CAROLINE ET BERRY
dînaient à la petite table de Caroline tout en regardant Nixon prononcer un discours à la télé. Caroline remarqua à nouveau la transpiration au-dessus de sa lèvre supérieure. C’était dur de l’écouter. Il parlait de lui à la troisième personne et décrivait les “assauts plutôt rudes” que le Président devait essuyer. Il se tenait derrière le pupitre et souriait d’une façon étrange et forcée. Cette expression de ressentiment mêlé d’humiliation était tout à fait représentative. Mais de quoi ? Caroline secoua la tête. De la vulnérabilité. Le salaud. Il se liquéfiait sous leurs yeux, et ce n’était pas beau à voir. Berry ne prêtait pas attention à la télé. Des bulles animées vantèrent les mérites du nettoyant Dow pour salle de bains. “Nous bossons, vous bullez.” Caroline éteignit le poste.

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