Celle-ci voulait lui montrer un clip sur son ordinateur portable. Elle avait dévalisé le bac dédié à Captain Beefheart, et réussi à obtenir gratuitement tous les CD, y compris celui qui s’assortissait du DVD d’une vidéo. Elle ouvrit son ordinateur sur le comptoir à l’entrée, et elles regardèrent un minuscule Captain Beefheart osciller tout au long d’une improvisation, sur une plage française, en 1967, accompagné par son Magic Band, de doux dingues qui jouaient dans un ensemble parfait un blues profond, mais dont le son était passé au filtre de l’acide. La fille se présenta : Sissy Cakes. Elle ne tarda pas à expliquer à Miranda qu’elle venait juste de rompre avec sa petite amie beaucoup plus âgée, et que, depuis, elle avait passé trois jours à faire une orgie de bringues et de nuits blanches, alors fallait pas s’inquiéter si elle avait l’air un peu décalquée. Miranda avait entendu parler d’elle, ou lu quelque chose sur elle quelque part. Sissy raconta qu’elle participait à un groupe de performance/test qui tentait vainement chaque année depuis trois ans de mettre fin au festival artistique Bumbershoot de Seattle au Space Needle. “Ils ghettoïsent complètement les artistes locaux indépendants.” Elle s’occupait aussi de la rubrique musique d’un journal local gratuit. Elle ne gagnait pas d’argent, expliqua-t-elle, mais ce n’était pas grave parce qu’elle logeait pour vraiment pas cher dans une vieille maison victorienne à côté de la Quinzième Avenue, à Capitol Hill. Et c’est alors qu’elle l’avait annoncé : une chambre se libérait — peut-être que ça intéressait Miranda ?
En ville, on connaissait la maison de Sissy sous le nom de Maison Noire. Et ce pour deux raisons : elle était effectivement peinte en noir, mais elle abritait aussi divers activistes du Black Block, ou des aspirants activistes, des gosses originaires de trous perdus ruraux défavorisés ou de villes universitaires proches, qui venaient assister à des spectacles, à des tests ou à des manifestations politiques, et qu’on laissait se poser temporairement là où ils pouvaient. La Maison Noire était un squat inoffensif qui disait à peine son nom. Condamné, mais toujours debout. Les gens qui vivaient là payaient un loyer au propriétaire, juste ce qu’il fallait pour ne pas être accusés de violation de propriété. Ce type démolirait la maison un jour ou l’autre, mais, en attendant, il récoltait l’argent en douce sans rien faire pour entretenir les lieux. Il y avait l’eau courante et l’électricité, en revanche pas de chauffage. La vaste galerie panoramique en forme de L était encore en assez bon état, malgré les ados qui passaient leur temps perchés sur les rampes et les balustrades. La maison avait quelque chose de mystérieux : en retrait par rapport à la route et cachée par de grands érables rouges alignés sur toute la longueur de la cour d’entrée. Ces arbres ombrageaient l’allée qui menait à la bâtisse, mais formaient aussi, en cas de pluie, un étrange auvent protecteur à condition qu’il ne tombât pas des trombes d’eau.
À l’intérieur, le hall asymétrique menait sur la droite à deux salons communicants et, sur la gauche, à un escalier à la rampe branlante, souvent escaladée ou utilisée comme toboggan. L’un des deux salons servait de chambre ; l’autre, avec de jolies fenêtres en saillie à trois panneaux, de salle commune. De ce fait, elle était toujours jonchée des sacs de couchage des temporaires et des amis de passage. Il n’y avait qu’un seul canapé : un meuble austère de style Empire trouvé dans une brocante dont le capitonnage était déchiré et le bois rayé par les trois chats qui vivaient dans la maison. Malgré la présence d’une housse de fortune composée d’une couverture militaire elle-même recouverte d’un batik rouge et blanc (à tous les coups quelque sarong oublié après une fête et qui s’était intégré par hasard au décor), Sissy prévint vite Miranda qu’elle aurait des puces si elle s’allongeait dessus. “Enfin, si tu es le genre de personne que les puces apprécient.”
Miranda avait emménagé là-bas à la mi-mai, emportant seulement deux valises de vêtements et un radiocassette portable bon marché. Sa chambre se trouvait au premier étage, vers le fond. Un petit vestibule y était contigu, et quelqu’un avait pendu des perles noires sur le seuil entre les deux pièces. Avec des bougies allumées et son futon par terre, c’était presque le paradis. La pièce principale possédait même une lucarne, dont les volets noirs étaient cloués à la façade. Cette ouverture donnait sur une ruelle parallèle à la Quinzième Avenue. Par la fenêtre, à travers des branches d’arbres, Miranda apercevait un lampadaire, entendait des passants parler à toute heure de la nuit, et elle avait du mal à croire qu’elle habitait dans un endroit aussi exaltant. La première nuit, elle avait à peine dormi à force de penser à la ville autour d’elle et à elle qui logeait là, au beau milieu de tout ça.
Le lendemain matin, elle avait découvert qu’il n’était pas indispensable de s’asseoir sur le canapé pour avoir des puces. Elle se grattait frénétiquement les chevilles. Elle se réveilla tôt, sortit de sa chambre en trébuchant, à moitié endormie, et se dirigea vers la cuisine pour faire du café. Elle y trouva trois adolescents renifleurs, serrés autour de la cuisinière. La porte du four électrique était grande ouverte et le thermostat mis au maximum, comme toutes les plaques de la cuisinière, dont la résistance rougeoyait dans l’obscurité. Les gosses se penchaient au-dessus pour profiter de la chaleur. L’air du matin n’était pourtant pas si frais, mais ils frictionnaient leurs bras maigres, surpris et apitoyés de devoir ainsi se serrer pour se réchauffer : on aurait dit de vrais pauvres, sans rire. Plus tard, Miranda apprendrait que les ados qui s’adonnaient à la méthamphétamine ou à diverses autres substances du type speed avaient souvent très froid, la peau sur les os et la goutte au nez. Elle se contenta de les enjamber en espérant qu’ils ne mettraient pas le feu à la maison.
Hormis l’absence de chauffage, qui posait problème quelques mois dans l’année et tôt le matin ou tard le soir au début de l’été, quand le nombre de fêtes et de nuits blanches suffisait à vous donner des frissons, et en dépit des diverses infestations de puces, de souris, de cafards et de chats, selon Miranda, il y avait peu de défauts majeurs dans la Maison Noire. Au rez-de-chaussée comme à l’étage, toutes les salles de bains fonctionnaient ; elle, elle avait son vestibule et sa lucarne, et puis, malgré tout, c’était encore une bonne vieille maison. Mais, surtout, Miranda était persuadée qu’il s’agissait là d’un endroit particulier qui pourrait l’aider à se débarrasser pour toujours de ses origines.
Alors qu’elles étaient assises sur la galerie à se passer un joint, Sissy décrivait à Miranda le pedigree impeccable de la Maison Noire. Comment tout le monde connaissait la maison, et la notoriété dont elle jouissait parmi les jeunes. Cela faisait des années qu’elle existait, condamnée, mais toujours habitée : à la fin des années 1980 et au début des années 1990, elle avait d’abord servi de piaule de dépannage pour les ados rockers (étrange conglomérat d’accrocs au jazz venus d’Olympia et d’Eugene, de grosses filles agressives, de
fashion victims
post-grunge et enfin de pique-assiettes arrivés sur le tard). À présent, elle était envahie d’anarchistes rigoristes, de militants pour la libération de la terre, de farceurs avant-gardistes de la pop culture, et de testeurs et surenchérisseurs hybrides venant tous des mêmes arrière-pays et banlieues cossues. Cependant, peu importe qui vivait là, une odeur persistante de tabac, de pisse de chat et d’encens indien Nag Champa imprégnait la maison entière.
Il n’y avait pas de règles, mais selon qui régnait ou payait le loyer à tel ou tel moment, certaines choses étaient clairement à proscrire. Depuis peu, un noyau de défenseurs radicaux des animaux totalement dénués d’humour avait pris le contrôle de la situation. De ce fait, on ne trouvait dans les parages que de la nourriture végétarienne à base de soja et dépourvue de toute trace animale. Dans le frigo, un grand écriteau signalait que, par respect pour les végétariens, on ne devait mettre aucune viande sur les deux étagères du haut. Le groupe influent du moment essayait aussi de transformer la Maison Noire en une expérience plus formelle de vie en communauté. En plus des règles, ils organisèrent des réunions domestiques pour répartir les tâches ménagères et procéder à des achats groupés de réserves de nourriture. Sissy, ça la faisait marrer. La maison semblait destinée à résister à l’ordre, surtout avec le nombre croissant d’anarchistes en puissance qui campait dans les salons et les couloirs. Miranda suivit le conseil de Sissy : elle mit un verrou à sa porte. Elle s’aperçut vite que tout ce qu’elle entreposait dans le frigo devenait
ipso facto
propriété commune et chaque soir et chaque matin elle ramenait brosse à dents et serviette dans sa chambre. La Maison Noire était le squat le plus peinard et le moins régulé qu’elle eût jamais pu espérer trouver. Un paradis, pourtant — un paradis post-périphérie pour une fille comme Miranda.
Vivre dans cette maison l’avait indirectement menée à rencontrer Nash. Il lui avait fallu plusieurs semaines rien que pour avoir le courage d’entrer dans la salle commune. Elle cherchait un téléphone, qu’elle n’avait pas trouvé, d’ailleurs. Les gens qui voulaient appeler se servaient de leurs portables. Sissy lui avait dit qu’elle pouvait passer des coups de fil locaux et même regarder ses mails à
Prairie Fire Books,
où elle travaillait parfois. La librairie se trouvait dans la première rue perpendiculaire à la Quinzième Avenue, juste à côté de ce que Sissy appelait la Quincaillerie Lesbienne (il s’agissait bien de cela, en effet, même si en réalité le magasin s’appelait
Maman Marchande).
Très souvent, cet été-là, surtout après avoir fumé ensemble, Sissy et Miranda se mettaient en route pour
Prairie Fire
, mais se détournaient de leur chemin pour finir soit par cligner des yeux dans la fluorescence des supermarchés QFC, soit par flâner dans la Quincaillerie Lesbienne.
Maman Marchande
était la plus délirante des quincailleries que Miranda eût jamais vue. Elle était tenue par des femmes d’âge moyen aux cheveux poivre et sel coupés court. Sissy les appelait Gouines
&
Co. (Elle adorait faucher dans ce magasin, et piquait surtout des objets dont elle n’avait ni envie ni besoin, par exemple un morceau de gazon artificiel recyclé, respectueux de l’environnement, ou une coûteuse bêche de jardin munie d’un manche ergonomique Placoflex fabriqué avec du polypropylène durable recouvert d’élastomère thermoplastique résistant. Un jour, elle avait volé un pot de peinture Enamel Baby non toxique, pour acrylique et latex. Peu après, Miranda avait vu à la Maison Noire deux personnes qui inhalaient profondément tout en étalant généreusement la peinture sur la porte du frigo. Malgré l’absence de toxines, des vapeurs irritantes pour les yeux s’étaient insinuées dans toute la maison.)
Ce magasin ne vendait pas seulement de beaux outils et du matériel de jardin, mais aussi des tas de vêtements résistants fabriqués avec des étoffes venues du Tiers Monde, à la coupe large, façon blouse de travail. On y trouvait également de petits livres d’inspiration spirituelle qui tenaient dans la paume de la main, et qui, aux côtés de divers cerfs-volants, banderoles et manches à air colorés en pastel uni ou rayés arc-en-ciel, couvraient l’aile du magasin menant à la caisse. Durant l’une de ses visites, Sissy s’était emparée d’une manche à air et l’avait secouée devant Miranda.
“Quoi ?” demanda celle-ci.
Sissy agitait d’avant en arrière devant le visage de son amie le tube de tissu aux couleurs festives.
“Arrête !
— Les gens manche à air. Ils prennent le contrôle de notre quartier. Ils contrôleront tous les quartiers quand on aura rendu ces endroits tendance.
— Je n’ai pas rendu ce quartier tendance. J’y ai juste emménagé.
— C’est pas la question”, avait répliqué Sissy en fourrant avec mépris la manche à air dans son grand sac à bandoulière.
Plus tard, elle l’agiterait devant quelqu’un, ou la jetterait à la poubelle. Elle avait pourtant raison. Miranda avait remarqué que plus de la moitié des jolis pavillons du quartier étaient rénovés par leurs propriétaires, qui ensuite semblaient planter leur drapeau sur leur territoire en suspendant une manche à air de couleur vive. Dans la banlieue résidentielle où Miranda avait grandi, les gens accrochaient à leur porte soit les mignons canards et chiens qu’ils avaient “artistement” taillés dans des pièces de bois, soit une couronne annuelle tressée de fleurs pastel séchées et de branches de mûrier. Ici, en ville, ils accrochaient des manches à air ou parfois des carillons éoliens. La porte d’entrée souterraine de
Prairie Fire,
placardée de prospectus et bloquée par des ados fumant des cigarettes, faisait miteuse et dégradée à côté du portique marbré de
Maman Marchande.
Dans le quartier, la librairie constituait une anomalie au même titre que la Maison Noire. On savait qu’au final l’élément magasin de manches à air/quincaillerie refuserait de tolérer l’élément Maison Noire, tout comme son repaire livresque. Mais, pour l’heure, tout cela coexistait : cette façon dont les espaces urbains renferment parfois des choses en opposition ou en transition avait un côté exaltant. On percevait véritablement les manifestations physiques de changements culturels plus vastes. Pour le moment, la tolérance était toujours de mise, et le contingent des manches à air considérait
Prairie Fire
comme une alternative acceptable — un espace social — pour les jeunes du quartier.
Lorsque Miranda avait commencé à fréquenter la librairie, la politique d’ouverture de Nash relative aux réunions de groupe s’était ajoutée aux divisions sociales grandissantes dans le quartier, créant ainsi un mélange explosif et irrésistible pour des gens tels que Miranda et Sissy. Chaque parti rassemblait ses forces. Miranda sentait et voyait les choses bouger. Elle s’estimait très heureuse d’avoir atterri, deux semaines seulement après avoir quitté le foyer maternel, en plein milieu de tout ça.
Elle s’assit à côté de Nash et le réprimanda à nouveau de boire du Coca, boutade désormais récurrente. Depuis qu’elle assistait régulièrement aux meetings de
Prairie Fire qu’il
organisait, Nash s’engageait de plus en plus avec elle dans de longues discussions apparemment décousues. Quel que fût le sujet, Nash réagissait à tous les propos de Miranda avec assurance, comme si ce qu’il disait n’était ni déphasé ni incohérent par rapport à ce qui avait été dit précédemment. Elle trouvait ça vraiment drôle — si on les avait enregistrés, on aurait cru que des éléments essentiels de la conversation avaient été effacés. Dans ses réponses, Miranda essayait d’atteindre à la même absurdité. Nash aurait pu interpréter cette attitude comme une manière de flirt, mais il se serait trompé. En tout cas, Miranda ne le voyait pas comme ça.