Une semaine après que Louise eut décidé de se rendre et six mois après avoir brusquement cessé de désirer Augie, elle découvrit qu’elle était enceinte.
ILS ACHETÈRENT
une maison au fin fond de la banlieue résidentielle réservée aux classes moyennes. Deux étages. Située au bout d’un cul-de-sac. Dans un lotissement, parmi des pavillons très similaires. Les rues étaient propres et désertes. Leur maison possédait de nombreuses pièces, et rien n’y était cassé. Un endroit propre, sûr. Quand Louise ouvrait la porte d’entrée pour ramasser le journal, elle aurait pu se trouver dans n’importe quel État, depuis la Californie jusqu’au Connecticut. D’ailleurs, August les avait fait déménager dans l’État de Washington juste avant la naissance. Louise se rappelait avoir enfin senti une distance entre elle et les affiches ronéotées tachées, les robinets qui fuient, et les fenêtres qui ne restent ouvertes qu’à condition de les soutenir avec un bâton. Elle vivait dans le confort — lucarnes et parterres de pachysandras — et elle était enceinte de neuf mois.
Son corps mince le resta, mais son ventre enfla et s’étira au-delà de ses plus folles imaginations. Sous lui, elle se sentait passive : il guidait, elle suivait. Elle n’avait jamais rien ressenti d’aussi bizarre dans son corps. Elle ne se sentait ni paisible ni béate. Rien d’aussi attendu que ça. Elle avait l’impression que sa vie se réduisait encore davantage aux manœuvres et à la négociation. À des défis physiques très concrets. Sortir du lit sur le côté. Plier les genoux pour atteindre le compacteur de déchets. C’était son corps même qui régissait ses pensées. Il faut que je fasse pipi. J’ai mal à une jambe, il faut que je la bouge. Il faut que je mange.
Et ce même corps lui listait les interdits : se cuiter pour se trouver n’importe qui avec qui coucher. S’enfuir, changer de nom et donc de vie : où qu’elle allât, quel que fût son nom, elle serait toujours une femme enceinte de neuf mois. Sa vie qui fonçait vers cette nouvelle vie, elle ne pouvait pas l’arrêter. Alors, chaque jour, elle se préparait du pain grillé et des œufs. Chaque jour, elle regardait la télé. Faisait le ménage et consultait des catalogues. Payait les factures, mitonnait le dîner. Quand Augie rentrait à la maison, elle négociait un massage de pieds. Puis elle lui donnait à manger ce qu’elle avait cuisiné. Ensuite, elle faisait la vaisselle, en s’arrêtant de temps en temps pour se masser le dos. Augie lui demandait alors s’il pouvait l’aider, ce à quoi elle répondait invariablement non, stoïque.
Dans les dernières semaines qui précédèrent l’accouchement, elle s’amusa à cuisiner et à congeler autant de nourriture que possible. C’était peut-être une activité typique à laquelle se livraient les femmes enceintes : se préparer pour les jours à venir en mitonnant ragoûts et lasagnes à réchauffer. Louise déployait une énergie légèrement déraisonnable dans ces efforts culinaires. Augie lui acheta un congélateur Sub-Zero autonome, qu’elle encombra de repas emballés individuellement et étiquetés. Qu’il se préparât un bébé ou un hiver nucléaire, dans les deux cas ils ne mourraient pas de faim. La frénésie culinaire de ces dernières semaines-là constitua la période la plus satisfaisante de la vie qu’elle avait vécu jusqu’alors. Période teintée d’un optimisme trompeur. Impliquant un avenir, ce dont Louise n’avait encore jamais fait l’expérience. Elle abandonna complètement l’idée de se rendre. Il allait falloir qu’elle fût qui elle était pendant un moment. Elle n’avait finalement plus le choix. Ce bébé l’ancrait dans le monde, enfin. Quand elle accoucha de Jason, elle fut persuadée d’avoir enfin trouvé quelque chose que le temps jamais ne trahirait ni ne diminuerait. Ce qu’elle ressentait pour son fils était sentimental, effrayant, incontestable. Un véritable déni de soi, au-delà de l’amour. Quel sentiment violent, cet amour pour le bébé !
Jason était un enfant exigeant. Ce qu’elle avait ressenti de plus profond, avant lui, c’était une solitude totale. Une solitude tellement profonde qu’elle en devenait presque abstraite : Louise se sentait loin de son éloignement même. En revanche, il n’y avait rien d’abstrait dans le besoin que Jason avait d’elle. Un besoin intense, constant, bruyant.
Louise s’était sentie — pendant très longtemps — irrémédiablement différente du reste des gens. Elle se rendit compte que son désespoir venait du fait que personne ne la connaissait vraiment. Elle comprit ce besoin animal d’être reconnue, familière pour les autres. C’était son anonymat qui avait donné sa couleur à sa tristesse, et ça n’avait fait qu’empirer avec le temps. La peur faiblissait, de même que la paranoïa, les cauchemars. Et même la violence, son geste, l’échec : tout cela s’atténuait avec le temps. Mais sa solitude, la difficulté cruciale de la vie clandestine, était, elle, devenue de plus en plus profonde, glaçante — sans issue.
Alors y avait-il quoi que ce fût de surprenant à ce que Jason fût l’événement qui changeât sa vie ? C’était là une créature à aimer et dont il fallait s’occuper pour de bon et en permanence. Plus encore : il constituait pour elle une obligation. Si elle se rendait, qui s’occuperait de lui ? Pouvait-elle l’abandonner alors même qu’il avait de toute évidence besoin de son attention à elle, pas d’une autre ? C’était son corps qui le nourrissait, sa voix qui l’apaisait. Avoir un fils était la meilleure chose qu’elle eût jamais faite, ou la plus égoïste. Sa vie avait été entièrement conditionnée par l’acte premier, et l’arrivée de Jason en constituait à n’en pas douter un deuxième, chacun mêlant dans une même complexité abnégation et égoïsme. Les deux.
Elle fit la découverte de toute une nouvelle batterie de peurs. La nuit, elle regardait son fils respirer dans son berceau. Se demandait si son souffle s’arrêterait de façon aussi hasardeuse et mystérieuse qu’il avait semblé commencer. Elle avait peur de sa fragilité. Peur de le perdre. Tout en sachant que ces sentiments étaient ceux que ressentaient toutes les mères du monde. N’importe laquelle d’entre nous peut jouer de malchance. Perdre un bébé. Nulle mère ne connaît vraiment la tranquillité ou la certitude. Nous pouvons toutes mourir des suites d’une maladie. Ou avoir des bébés malades, mal formés. Nous ne pouvons maîtriser la façon dont l’enfant sera traité par la planète. Ou par l’homme. L’énumération de ces peurs la réconfortait. La calmait. Elle n’était plus une personne unique dans une posture unique. Il ne s’agissait pas simplement d’elle : appartenir au genre humain c’est être perpétuellement incertain, toujours au seuil de la mort, du chaos, de l’incontrôlable. Être mère rend cette condition patente. C’est alors qu’on se crée une petite fenêtre où l’on peut procurer à son enfant un sentiment de sécurité inconditionnelle, peu importe à quel point on a peur. Et, en lui créant ce sanctuaire, on sent un réconfort au sein de sa propre angoisse.
Désormais, elle envisageait le monde sous un jour différent. Nous pouvons tous être et serons tous submergés en pleine nuit par la contingence. Et puisque l’existence n’est qu’angoisse et destin fatal, pourquoi ne pas prendre les plus grands risques ? Un calme cosmique enveloppait Louise tandis qu’elle portait son bébé en promettant de le protéger aussi longtemps qu’elle le pourrait. Pour elle, donner naissance était un geste révolutionnaire. Comment eût-elle pu embrasser l’incertitude de manière plus profonde ?
Elle approcha Jason de son menton pour sentir le parfum de ses cheveux légers. Fermer les yeux et inspirer lui procurait un plaisir intense. Une sorte de béatitude qui la laissa étourdie, les larmes aux yeux.
Un jour, quand il sera assez grand pour s’assumer seul, je lui demanderai de s’asseoir et lui raconterai toute ma vie. Je me rendrai et je purgerai ma peine. Il comprendra.
Au fil des années, il lui arrivait de temps en temps de se demander : A-t-il encore besoin de moi ? Le moment est-il venu ? Et ce n’était pas simple, car il aurait toujours besoin d’elle.
Quand August eut son accident, elle en vit les répercussions sur son fils. Durant les huit ans qui avaient suivi, Jason avait rarement évoqué son père. Pas une seule fois il n’avait posé de questions au sujet de sa mort. Comme si August n’avait jamais existé. Alors, plus que jamais, elle se persuada que le moment n’était pas encore venu d’agir.
Ces temps-ci, Louise observait son fils ; il avait sa personnalité propre. Pas tout à fait adulte. Un presque-adulte. Il était potelé, rondouillard. Il ne la regardait quasiment plus. À table, il lisait. Autrement il restait dans sa chambre. Quelle lasse indifférence n’affichait-il pas lorsqu’elle lui parlait ! Et quand elle lui effleurait l’épaule, il se crispait. Parfois, elle le surprenait à sourire avec elle. À d’autres moments, il la fixait d’un regard intense et interrogateur. Elle ne se formalisait pas lorsqu’il lui parlait sèchement, voire méchamment. Au contraire, elle se réjouissait qu’il eût de l’esprit et de l’intelligence. Mais, la plupart du temps, il était évident qu’il la considérait comme une source d’ennuis, voire de gêne.
Cependant, elle ne pouvait pas encore se rendre. Non seulement elle ne pouvait pas encore lui avouer (bientôt, peut-être), mais il y avait une autre raison, déterminante, pour qu’elle voulût éviter la prison. Parce que Jason lui manquerait, à chaque seconde.
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VOICI NOTRE VISION :
une communauté créée de toutes pièces, qu’Allegecom concevrait pour mettre en place des franchises et faire du profit. Nous la construirons en nous appuyant sur ce que nous a appris notre première expérience : écologie et durabilité, mais à petites doses. Pas de recyclage des eaux usées, pas trop de contraintes. Rien de primitif. Une écologie de façade. Un bien-être salvateur. De la diversité, mais à petites doses. Une population composite, mais qui partage les mêmes désirs et les mêmes buts — en l’occurrence bien déterminée à vivre là. Une communauté close, bien entendu. Communautaire, mais pas tout à fait. Pas d’éradication de la propriété privée, pour l’amour du ciel ! Pas de mise en commun des tondeuses ni des chauffe-eau.
Je m’explique : nous avons l’occasion de gagner de l’argent grâce à une certaine aspiration au retour à la terre, à des alternatives aux banlieues résidentielles. Les gens sont aliénés par les centres commerciaux et le pilonnage matérialiste. Nous pouvons leur donner ce qu’ils désirent. Nous pouvons nous servir de cet état d’esprit et, à condition de le comprendre en profondeur, l’exploiter pour le transformer en produit franchisable. Ce dont les gens sont en quête, c’est d’une expérience communautaire nostalgique et bien pensée. Mais ils n’ont pas forcément envie de quelque chose d’authentiquement alternatif. Ils ne veulent pas d’un communautarisme marginal à la Charles Manson, où l’on se partage les femmes et où la propriété n’existe pas.
Nous avons choisi un site à cinq heures de route au nord de New York. La technologie nous donne la clef d’un environnement post-suburbain. Appelons ça une posturbia radieuse. Nul besoin d’être à proximité des villes. Nous sommes câblés. Le terrain que nous convoitons est situé non loin de New Harmon, dans l’État de New York. C’est une de ces bourgades désertes en décrépitude qui, si nous construisons là-bas, nous concédera d’énormes abattements fiscaux. Une zone rurale à bas coût, de belle facture et aux prises avec une radicale dépression. De plus, elle a un passé en termes de communautés alternatives. Au XIX
e
siècle, elle a abrité un phalanstère de socialistes chrétiens. Puis, au début des années 1970, un collectif de femmes. Et, aujourd’hui, cette histoire va continuer sous la forme d’une alternative à la ville, au crime, à la pollution.
Communautés et entreprises ne divergent pas tant que cela. Une entreprise n’est rien d’autre qu’une communauté avec des valeurs différentes. Chacune s’articule entièrement autour d’une collusion d’intérêts. Se créant ainsi un intérieur et un extérieur. Toutes les communautés sont exclusives, ne l’oublions pas. Par définition, elles excluent ce qui leur est extérieur. De même qu’une entreprise a des droits et des privilèges qui sont distincts de ceux de ses propriétaires individuels, de même une communauté repose sur des intérêts collectifs qui supplantent ceux des individus. Dans les deux cas, les gens peuvent agir de concert sans craindre de répercussions.
Les organisations éradiquent la responsabilité personnelle. C’est là leur but. Or n’est-ce pas ce à quoi nous aspirons ? N’est-ce pas un soulagement ? Voici donc la vision que je nourris pour la communauté Allegecom :
Une écologie de façade. Qu’est-ce que j’entends par là ? Nous voulons un environnement antidépresseur. Ce qui nous intéresse, c’est une écologie du bien-être. En d’autres termes, nous agissons dans le respect de l’environnement tant que cela n’engendre pas d’inconfort. Une communauté verte, certes, mais branchée à tout point de vue : haut débit et entièrement high-tech. Des maisons pourvues d’accès à Internet, du matériel informatique intégré, le tout relié à l’interface d’Allegecom afin d’effectuer un suivi marketing. Ces dispositions doteront aussi les gens de capacités de consommation maximales. Fini le «trou perdu» qui rime avec privation. Notre devise sera la suivante : «Communauté locale, confort global.» Le logo utilisera une police de caractères artisanale. Et le site Internet sera conçu pour attirer les nostalgiques. Nous y insérerons des icônes aux allures archaïques. Nous proposerons une interface rétro : apparence vieillotte, mais technologie moderne. Nous fétichiserons les détails.
Ensuite, nous délivrerons des franchises de notre posturbia radieuse.
Nous allons commercialiser le concept de communauté raisonnée, le privatiser, le doter d’un copyright, et le transformer en marque déposée. Nous allons créer un attachement émotionnel à notre logo et à des pratiques liées à des marques bien précises.
Pour finir, nous construirons des communautés préfabriquées, qui n’auront jamais l’air artificielles ni d’avoir été construites en série. Ce sera un village entrepreneurial qui fera de l’argent sur le désir de fuir l’hégémonie des entreprises commerciales. Ce que nous voulons, c’est attirer les gens qui haïssent les supermarchés Wal-Mart. Dès lors que nous leur donnons la sensation de quelque chose d’alternatif et d’unique, tout en le mettant en œuvre et en le contrôlant selon les strictes lignes directrices d’Allegecom en vue d’obtenir des performances et un retour sur investissement optimum, mais aussi, bien sûr, le bonheur, tout le monde sera gagnant.”