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Authors: Dana Spiotta

Tags: #Literary, #General, #Fiction, #Political

Eat the Document (16 page)

BOOK: Eat the Document
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Sa lèvre enflait déjà. Caroline passa dans l’autre pièce pour aller chercher un bac à glaçons dans le petit freezer de son mini-frigo. Elle fit tomber la glace dans un torchon.

“Il faut mettre de la glace, sinon ça va enfler.”

Berry restait par terre, immobile, les jambes étendues devant elle. Elle portait de légères sandales en cuir indiennes, avec juste deux brides, une sur le dessus du pied et une sur le gros orteil. Elle avait les pieds sales. Sa robe de paysanne en gaze violette était remontée au-dessus du genou
et des gouttes de sang perlaient sur l’encolure retenue par un cordon, comme un chemisier. D’une main, elle essayait d’écarter les bouclettes blondes de son visage, tandis que de l’autre elle maintenait le sac de glace sur sa lèvre et son nez. Ses larmes continuaient à couler en silence.

“Je suis désolée.

— Tu n’as plus envie de vomir ?

— Je ne crois pas.

— Tu veux t’allonger ?”

Berry secoua énergiquement la tête.

“Surtout pas. Si je ferme les yeux, je vais être très malade.

— Bon, lève-toi et va sur le canapé alors. Ce sera déjà ça.”

Berry hocha la tête. Caroline l’aida à s’asseoir puis lui enroula les jambes dans un cafetan orange fluo.

“Tu veux peut-être manger ? J’ai fait du pain aujourd’hui, et j’ai de la crème de sésame pour le tartiner.”

Nouveau hochement de tête. Avec sa lèvre enflée, Berry ressemblait à une petite fille boudeuse qui, tout en pleurant, acquiesce à l’idée de la nourriture.

Elle se laissa glisser par terre. Jambes croisées, le dos appuyé contre l’armature du canapé, elle mangeait doucement et avec précaution le pain de Caroline recouvert de crème de sésame et de confiture. Elles sirotaient du thé, Berry cessa de pleurer. Entre deux bouchées, elle pressait la glace contre son visage.

“Ça va mieux ?

— Merci.”

Caroline haussa les épaules.

“Je prenais un verre au
Timberline.

— Dans un bar de bûcherons ? Qu’est-ce que tu fichais là-bas ? T’étais avec qui ?

— Personne. J’y suis allée toute seule.

— Pourquoi ?”

Berry haussa les épaules en reniflant. Elle s’essuya le nez avec l’extrémité du torchon.

“J’avais envie. Tu vois, j’avais envie d’aller dans un bar toute seule, de voir des hommes avec des bras musclés. Je cherchais pas la perle rare. Je voulais voir des hommes, des vrais : des types qui sont beaux dans leurs jeans. Je sais que les femmes ne vont pas dans ce bar-là toutes seules. Mais c’est précisément ça que je cherchais. Je ne voulais avoir peur d’aller nulle part.”

Caroline hocha la tête.

“Je voulais voir si j’étais capable de draguer un type dans un vrai bar. Il ne s’agissait pas d’entamer une relation, mais juste de me servir d’un gars comme d’un objet sexuel. Je voulais dépasser mes blocages concernant le sexe, tu comprends ? Et je voulais me trouver un type ringard que mes manières libérées émoustilleraient. Sans compter qu’il y en a parmi eux qui sont sexy.

— J’imagine.

— Enfin bref, je pensais qu’il y aurait un gars du genre Kris Kristofferson, tu vois, classe ouvrière...

— Sans prétention.

— Ouais, le mec terre à terre et au moins un poil reconnaissant que je m’intéresse à lui, qui ne considère pas ça comme un droit ou une banalité, contrairement aux chevelus du coin, tu vois ?

— J’imagine, sauf que Kris Kristofferson et un membre de Rhodes Scholar, c’est pareil. En plus, il a des cheveux longs. Et une barbe.

— OK, t’as raison. Je suis débile, je sais. Mais je me sentais seule et j’avais besoin d’un peu d’attention.

— T’inquiète, je comprends très bien.

— Non, tu ne comprends pas, mais bref. Je me suis assise au comptoir, et un groupe de mecs se sont aussitôt mis à parler de moi entre eux, en murmurant, mais sans se cacher le moins du monde. Genre murmure ostensible. Tout s’est passé très vite. Les nanas hippies sont prêtes à baiser n’importe qui, c’est bien connu, pas vrai ?

— Ou du moins les femmes qui vont seules dans des bars à bûcherons.

— Le truc, c’est que je ne m’attendais pas à cette atmosphère de groupe, tu vois ? À ce qu’ils se branchent direct en mode hostile.”

Caroline hocha la tête, sourcils froncés. Elle déplia l’une des jambes de Berry pour lui défaire sa sandale et la lui retirer, puis défit l’autre.

“Mais tu sais bien que les femmes comme toi effraient les hommes, non ?

— Pourquoi donc ? Les hommes, ils veulent baiser. Alors une femme sexuellement libérée, c’est le pied, non ?

— C’est pas vraiment l’amour libre qu’ils cherchent. Ils ne se sentent pas à l’aise avec les femmes. Ce qu’ils veulent, c’est du sexe pur et dur. Aller au bar, se retrouver entre hommes, sans femmes. S’ils vont là-bas, c’est pour ne
pas
avoir à draguer. Mais dès que toi tu arrives, dès qu’il y a une femme dans la salle, il faut qu’ils essaient de te baiser, tous tant qu’ils sont, et ça les fout en rogne, parce que le seul truc qu’ils veulent c’est boire une bière sans avoir affaire aux nanas. S’ils recherchaient l’amour libre, ils iraient chez une pute et ils raqueraient pour ça.”

Berry soupira et mastiqua sa dernière bouchée de pain. Elle n’avait plus l’air aussi larmoyante et bourrée.

“Et qu’est-ce qu’il s’est passé, alors ?

— Un type s’est effectivement approché de moi et il m’a sorti la super vanne comme quoi j’avais oublié mon soutien-gorge. Les autres gars qui l’accompagnaient se marraient en me matant. Dégueulasse ! Ce type était bien trop agressif. En plus, à la base c’est moi qui voulais draguer, faire des avances. C’était tout l’intérêt. J’ai les pieds crades.

— Effectivement. Tu veux prendre un bain ?

— Non, pas vraiment. Après j’ai vu un mec mignon dans le fond, tout seul. Il te reste du pain ?”

Caroline en coupa une tranche et la lui tendit sur une serviette.

“Merci. Donc, ce mec tout seul était très jeune, dix-neuf ou vingt ans peut-être, il sirotait une bière et fumait une cigarette comme si c’était encore tout nouveau pour lui. Comme s’il n’était pas sûr de faire les bons gestes.”

Caroline vint s’asseoir à côté de Berry. Elle portait l’ample chemise de nuit brodée en coton que son amie lui avait offerte. Elle se mit à lui masser la plante des pieds, où elle enfonçait ses articulations, pétrissant lentement. Elle aimait bien s’occuper des gens. Elle se sentait ainsi moins blessée, plus solide. Berry avait toujours préféré s’asseoir par terre, et de nouveau Caroline remarqua quel effet remarquable cela produisait : l’impression d’être en lien avec la terre, proche de la nature, en sécurité. Impossible de tomber ou de se faire renverser. Les meubles se dressent tout autour de vous, mais vous êtes autosuffisant, comme libéré du dispositif des chaises et des canapés. Si stupide que cela puisse paraître, la chose était indéniable. Assis par terre, on est un certain type de personne et pas un autre. Disons qu’on imagine mal Spiro Agnew ou Henry Kissinger dans cette position. Voilà un test sans appel, un parmi tant d’autres : vous les imaginez, par terre, assis en tailleur ?

“Je suis allée vers lui et je lui ai demandé si je pouvais m’asseoir. Il m’a répondu : «Bien sûr», et ensuite il s’est levé pour m’avancer ma chaise. Je te jure. Je lui ai dit : «Arrête, je peux m’asseoir toute seule. Je peux faire un tas de trucs toute seule.» Enfin bref, je lui ai demandé si, par exemple, je pouvais lui payer une bière. Il m’a répondu que c’était lui qui allait m’en payer une. Alors j’ai dit : «Pas question, c’est moi qui paie, sinon je m’en vais.» Du coup, il m’a laissée faire. Il a regardé les autres types, qui, bien sûr, avaient tous les yeux fixés sur lui. J’ai commandé un shot de tequila. Puis un deuxième.

— Au moins, tu agissais prudemment.”

Berry fronça les sourcils.

“Désolée. Mais aussi qu’est-ce qui t’est passé par la tête ? T’en bois même pas de la tequila, si ?

— Je n’en bois pas avec toi, Caroline, mais autrement, si. J’en bois quand je veux me donner du courage. Je voulais vraiment aller jusqu’au bout. Mais je dois avouer que, les voir tous là à me dévisager, ça m’a foutu les jetons. Et aussi je crois que j’étais un peu ailleurs, alors j’ai mal analysé la situation. Je n’ai pas tardé à lui demander de partir avec moi, d’aller dans ma chambre, c’est comme ça que je l’ai formulé. Je ne voulais pas minauder, faire de l’esprit, ni utiliser je ne sais quel euphémisme à la con. Je voulais seulement être sincère, aller droit au but. Résultat, lui il rougit. Sans déconner. Il me répond OK d’un ton qui se veut décontracté, mais il est écarlate, même dans l’obscurité du bar.”

L’aube approchait. La lueur grise des matins de l’Oregon commençait à emplir la pièce. Une lumière plate, sans charme ni nuance, sans éclat ni tendresse. Les couchers de soleil, humides, étaient subtils et charmants ; mais les levers, eux, étaient dilués, troubles, sans intérêt.

“Quand on est partis, les autres types ont fait des commentaires. Des trucs vraiment salauds, du genre : «Regarde-moi ça, elles ont des couilles ces féministes !» ou «Fourre-la avec une queue de billard cette gouine !». Là, je commençais à avoir la nausée. C’était pas encore marrant. Je me disais que j’avais peut-être pas eu une bonne idée. Mais bon, une fois dans la rue, loin du bar, je me suis approchée du type pour l’embrasser. Il avait un goût de Budweiser et de cigarettes sans filtre. Il m’a aussitôt fourré sa langue dans la bouche. Et attrapé les seins. Apparemment, quand tu mets pas de soutif, ça les rend obsédés du nichon, même quand tu portes une robe super large. J’ai fait : «Holà, holà, on se calme», genre il pourrait pas me faire des bisous dans le cou un petit peu. Il s’est pressé contre moi et a avancé une jambe entre mes cuisses. Moi j’étais excitée, mais un peu dégoûtée aussi, tu vois ? Les deux à la fois. J’arrive pas vraiment à l’expliquer, mais j’hésitais, alors il m’a plaqué la main contre sa bite et m’a sorti un truc ringard du style : «Tu sais bien que c’est ça que tu veux.» Tout d’un coup, j’ai eu l’image d’un film porno que j’avais vu une fois, tu sais, où le mec besogne la nana et, elle, elle rebondit dans tous les sens ou presque, et l’ensemble est super agressif, rien à voir avec Kris Kristofferson, tu vois, et alors je me suis dit : Je refuse de faire ça. Je veux pas me faire tringler par ce type, et peu importe que moi je sache qui tringle qui, lui il pensera toujours que c’est lui qui m’a baisée. Pour une fois, j’ai vraiment compris que, me faire foutre par un réac puant qui se dit «elle va voir ce qu’elle va voir», ça n’allait pas m’exciter des masses. Alors, d’un coup, j’avais plus envie. Je lui ai dit : «Désolée, je le sens pas, faut que j’y aille.»

— OK, je vois le tableau.

— Alors il m’a attrapée et je lui ai dit : «Lâche-moi.» Il a lu la peur sur mon visage et il m’a frappée comme une brute. Il m’a cognée, putain, un seul coup, les jointures contre le nez et la bouche, paf ! Après il s’est tenu la main comme s’il s’était fait mal et j’ai couru.

— Ma pauvre !

— Ouais, et surtout comment je vais expliquer ça ? Mel saura dès le premier regard. Les filles ne comprendront jamais, c’est pas comme toi. Toi tu me connais. Tu sais que je ne suis pas une idiote, que je suis une vraie personne, qui réfléchit aux choses.

— Bien sûr. Et tu ne te contentes pas d’y réfléchir. Tu agis sur elles et tu te places en première ligne.

— Elle, elle va dire que c’est une attitude destructrice et masochiste.

— C’est toi qui prends les coups. Ça ne la regarde pas.

— Je l’emmerde, cette ville. Je devrais me barrer d’ici. Il faut que je parte, vraiment. Oh, bon Dieu, ça commence à me faire un mal de chien.”

Elle se passa la langue sur la lèvre supérieure. Puis se leva pour aller vers le miroir de la salle de bains.

“J’y crois pas. J’ai la gueule bousillée. Quel con, ce mec ! Il a cru que je me foutais de lui, mais honnêtement je pense pas. Y a pas intérêt à ce que j’aie des cicatrices.”

 

Caroline appela Mel le lendemain matin.

“Je crois que tu as raison. Je devrais quitter la ville.

— C’est pas une mauvaise idée. Avant qu’il y ait une vraie raison. Je connais quelqu’un qui peut t’aider. Elle vit dans une communauté de femmes, à quinze kilomètres au nord de New Harmon, dans l’
É
tat de New York. Elle n’a pas le téléphone, mais je lui enverrai un message pour lui dire que tu vas venir la voir.

— Elle s’appelle comment ?

— Elle se fait appeler la Mère l’Oie.

— Sérieux ?

— C’est des lesbiennes paysannes sous acide — tout le monde porte un nom «spécial», du genre Alice ou la Mère l’Oie ou Médée.

— Je vois.” Caroline prit une grande inspiration. “Mel ?

— Ouais.

— On ne s’attendait vraiment pas à ce que ça se passe comme ça. On faisait super attention, je te jure.

— Tu plaisantes, j’espère.”

Caroline appuya le combiné sur son front, en larmes.

“Ça n’a plus d’importance à présent. Ce qui est fait est fait, dit Mel.

— Je sais, je sais.

— Et, Caroline ?

— Oui.

— Ne m’appelle plus et ne me contacte plus jamais, d’accord ? Tu as déjà fait de moi ta complice après coup, et moi je refuse d’être mêlée à votre merdier. Je ne veux plus entendre parler de toi, jamais.”

QUATRIÈME PARTIE
 
Automne et hiver 1998
JOURNAL DE JASON
 

JE SUIS LE CENTRE
de la culture. La genèse, le héraut, le précurseur. Le point zéro germinal absolu : voilà, c’est moi. Je suis le soleil qui satellise toute l’Amérique. En fait, l’Amérique, c’est moi, j’existe davantage que d’autres Américains. L’Amérique est le centre du monde, et moi je suis le centre de l’Amérique. J’ai quinze ans, je suis blanc, de classe moyenne et de sexe masculin. Des hommes et des femmes d’âge moyen cherchent frénétiquement sur quoi se porte mon attention. Sur quels sites je me rends. Ce que j’achète. Quels sont mes désirs. Quels films je regarde. Ce que et qui je veux ; quand et comment je le veux. Il y a des gens qui gagnent un sacré paquet de fric pour réfléchir aux moyens de nous atteindre, moi et mes pairs.

Tout est adapté à ma personne. Dans les films d’action, ces gros plans chaotiques où la caméra se rapproche du visage du héros par soubresauts et en changeant de direction à un rythme délirant, c’est pour moi qu’ils sont conçus et pour personne d’autre. Le film est réalisé afin de ressembler à un jeu vidéo ou, plutôt, à un jeu d’ordinateur. Mais oui : la technologie supérieure singe la technologie inférieure, laquelle essayait au départ de ressembler à un film. La grammaire visuelle maniérée typique du graphisme informatique devient le truc cool en soi. Le cool incarné. Mais voici la vraie question : si vous n’y pigez rien, pourquoi donc regardez-vous ces films ? Ils nous sont destinés, à moi et à mes pairs. Nous seuls pouvons les déchiffrer. Les explosions d’effets sonores accélérés et saturés de percussions, c’est notre grammaire, notre argot visuel, notre rythme. La technologie la plus avancée faisant référence à et imitant la technologie inférieure. Ne vous inquiétez pas si vous ne comprenez rien : c’est le principe. Vous êtes exclus.

BOOK: Eat the Document
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