Le livre des Baltimore (47 page)

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Authors: Joël Dicker

BOOK: Le livre des Baltimore
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En général, il était suffisamment tard pour qu'il n'y ait que très peu de clients dans le restaurant. Alexandra attrapait sa guitare, s'appuyait contre moi, et se mettait à chanter. Je fermais les yeux. Je me sentais bien.

 

Dans le courant de l'automne, nous trouvâmes un studio qui nous fit un bon prix et elle enregistra une maquette.

Il fallait à présent la faire connaître.

Nous fîmes le tour des maisons de disques de la ville. Elle se présentait timidement à la réception, une enveloppe à la main, à l'intérieur de laquelle elle avait glissé un CD, enregistré par ses soins, de ses meilleurs titres. L'employée la regardait avec un air peu commode et elle finissait par dire :

— Bonjour, je m'appelle Alexandra Neville, je cherche une maison de disques et...

— Vous avez une maquette? demandait la réceptionniste entre deux mouvements de mâchoires qui laissaient entrevoir un chewing-gum.

— Heu... oui. Voilà.

Elle tendait sa précieuse enveloppe à l'employée, qui la posait dans un bac en plastique derrière elle, débordant déjà d'autres maquettes.

— C'est tout? demandait Alexandra.

— C'est tout, répondait la réceptionniste sur un ton très désagréable.

— Est-ce que vous allez me rappeler?

— Si votre maquette est bonne, oui, sans doute.

— Mais comment est-ce que je peux être sûre que vous allez l'écouter?

— Vous savez, ma petite, dans la vie on n'est jamais sûr de rien.

Elle ressortait du bâtiment dépitée et montait dans la voiture où je l'attendais.

— Ils disent que, si ça leur plaît, ils rappelleront, m'expliquait-elle.

Pendant plusieurs mois, personne ne téléphona.

 

En dehors de mes parents, personne ne sut vraiment ce que je faisais. Officiellement, j'étais dans mon bureau de Montclair occupé à écrire mon premier roman.

Il n'y avait personne pour vérifier.

La seule autre personne à connaître la vérité était Patrick Neville, par le biais d'Alexandra. Je n'étais pas parvenu à renouer avec lui. Il était l'homme qui m'avait pris ma tante.

C'était l'unique ombre au tableau dans ma relation avec Alexandra. Je ne voulais pas le voir : j'avais trop peur de lui sauter à la gorge. Il valait mieux que j'en reste éloigné. Parfois Alexandra me disait :

— Tu sais, à propos de mon père...

— N'en parlons pas. Il faut laisser le temps passer. Elle n'insistait pas.

Au fond, la seule personne à qui je voulais cacher la vérité sur Alexandra et moi était Hillel. Je m'étais enfoncé dans un mensonge dont je ne pouvais plus m'extraire.

J'étais en contact très irrégulier avec lui; ce n'était plus comme avant. C'était comme si, avec la mort de Tante Anita, notre relation s'était brisée. Mais ce n'était pas lié à la seule disparition de sa mère, il y avait autre chose que je ne saisis pas immédiatement.

Hillel était devenu sérieux. Il suivait ses cours à la faculté de droit et s'en contentait. Il avait perdu sa magie. Et il avait perdu son alter ego. Il avait coupé les ponts avec Woody.

Woody avait refait sa vie à Madison. Je l'appelais de temps en temps : il n'avait plus rien à raconter. Je compris le mal qui les frappait lorsqu'il me dit un jour au téléphone : « Rien de spécial. La station-service, le boulot au restaurant. Le train-train, quoi. » Ils avaient cessé de rêver : ils s'étaient laissé dévorer par une forme de renoncement à la vie. Ils étaient rentrés dans le rang.

Ils avaient défendu les opprimés, créé leur entreprise de jardinage, ils avaient rêvé de football et d'amitié éternelle. Le liant du Gang des Goldman était là : nous étions des rêveurs de première catégorie. C'est ce qui nous rendait si uniques. Mais désormais, de nous trois, j'étais le dernier à être animé par un rêve. Le rêve originel. Pourquoi voulais-je devenir un écrivain célèbre et pas un écrivain tout court? À cause des Baltimore. Ils avaient été mes modèles, ils étaient devenus mes rivaux. Je n'aspirais qu'à les dépasser.

 

En cette année 2002, mes parents et moi nous rendîmes à Oak Park pour célébrer Thanksgiving. Il n'y avait qu'Hillel et Oncle Saul pour manger du bout des lèvres le repas préparé par Maria.

Ce n'était plus comme avant.

Cette nuit-là, je n'arrivais pas à dormir. Vers deux heures du matin, je descendis à la cuisine pour chercher une bouteille d'eau. Je vis de la lumière dans le bureau d'Oncle Saul. J'allai voir et je le trouvai assis dans un fauteuil de lecture, en contemplation devant une photo de Tante Anita et lui.

Il remarqua ma présence et je lui fis signe timidement, gêné de l'interrompre dans ses réflexions.

— Tu ne dors pas, Marcus?

— Non. Je n'arrive pas à trouver le sommeil, Oncle Saul.

— Quelque chose te tracasse?

— Que s'est-il passé avec Tante Anita? Pourquoi t'a-t-elle quitté?

— Ce n'est pas important.

Il refusait d'aborder le sujet. Pour la première fois, entre les Baltimore et moi, s'était installée une barrière infranchissable : il y avait des secrets.

 

*

 

New York. Août 2011.

 

Qui était cet oncle que je ne reconnaissais plus? Pourquoi m'avait-il chassé de chez lui?

Au téléphone, je sentis que sa voix était dure.

J'avais aimé la Floride car elle m'avait rendu mon oncle Saul. Entre la mort de Tante Anita en 2002, et le Drame, en 2004, il aurait eu de quoi sombrer dans une profonde dépression. Mais son déménagement pour Coconut Grove en 2006 l'avait transfiguré. Mon oncle Saul de Floride était redevenu l'oncle aimé. Et pendant cinq ans, j'avais vécu avec la joie de l'avoir retrouvé.

Mais voilà que, de nouveau, je sentais que notre relation périclitait. Il était redevenu cet oncle qui me cachait quelque chose. Il avait un secret, mais lequel? Était-ce lié au stade de Madison? Comme j'insistais au téléphone, il me dit:

— Tu veux savoir pourquoi j'ai financé l'entretien du stade de Madison?

— Je voudrais bien.

— À cause de Patrick Neville.

— Patrick Neville? Qu'a-t-il à voir avec tout cela?

Le départ de Woody et Hillel pour l'université eut des conséquences sur la vie d'Oncle Saul et de Tante Anita que je n'aurais jamais soupçonnées. Pendant des années, ils avaient été le noyau existentiel de la vie des Baltimore. Tout avait été construit autour d'eux : les frais de scolarité, les vacances, les cours extrascolaires. Leur routine quotidienne était organisée en fonction de la leur. Les entraînements de football, les sorties, les ennuis à l'école. Pendant des années, Oncle Saul et Tante Anita avaient vécu pour eux et à travers eux.

Mais la roue de la vie tourne : à trente ans, Oncle Saul et Tante Anita avaient la vie devant eux. Ils avaient eu Hillel, ils avaient acheté une immense maison. Et voilà que vingt années avaient passé comme un éclair. Le temps d'un clin d'œil et Hillel, l'enfant tant attendu, était déjà en âge de partir à l'université.

Un jour de 1998, à Oak Park, installés dans la voiture qu'Oncle Saul venait de leur offrir, Hillel et Woody étaient partis pour l'université. Et après vingt ans de plénitude, la maison avait soudain été vide.

Il n'y eut plus d'école, plus de devoirs, plus de cours de football, plus d'échéances. Il y eut cette maison tellement déserte que les voix y résonnaient. Il n'y eut plus de bruit et plus d'âme.

Tante Anita s'efforce de cuisiner pour son mari. Malgré ses horaires contraignants à l'hôpital, elle trouve le temps de préparer des plats mijotés et compliqués. Mais une fois à table, ils mangent en silence. Avant, la conversation sortait d'elle-même : Hillel, Woody, l'école, les devoirs, le football. À présent il y a des silences lourds.

Ils invitent des amis, se rendent à des soirées de charité : la présence de tiers leur évite l'ennui. Les discussions embrayent avec plus de facilité. Mais dans la voiture du retour, plus un mot. Ils parlent d'un tel, ou d'un autre. Mais jamais d'eux. Ils ont été tellement occupés avec leurs enfants qu'ils ne se sont pas rendu compte qu'ils n'avaient plus rien à se dire.

Ils se murent dans le silence. Et dès qu'ils revoient Woody et Hillel, ils se réaniment. Aller les retrouver à l'université les occupe. Les voir revenir à la maison quelques jours les regonfle de joie. L'activité reprend, la maison s'anime, il faut faire des courses pour quatre. Puis ils repartent, et le silence reprend sa place.

 

Peu à peu, ce ne fut pas seulement la maison de Baltimore qui perdit sa résonance, une fois vidée d'Hillel et Woody, mais aussi tout le cycle de la vie de Tante Anita et Oncle Saul. Tout devint différent. Ils s'efforcèrent de faire ce qu'ils avaient toujours fait : les Hamptons, la Buenavista, Whistler. Mais sans Hillel et Woody, ces lieux de bonheur étaient devenus des lieux d'ennui.

Pour ne rien arranger, l'université avala peu à peu Hillel et Woody. Oncle Saul et Tante Anita eurent l'impression de les perdre. Ils avaient le football, le journal universitaire, les cours. Ils avaient de moins en moins de temps pour leurs parents. Lorsqu'ils se retrouvaient enfin, il n'était trop souvent question que de Patrick Neville.

Ce fut un coup terrible pour mon oncle.

Il commença à se sentir moins important, moins indispensable. Lui, le chef de famille, le conseiller, le guide, le sage, le tout-puissant, perdait du terrain. Planait sur Hillel et Woody l'ombre de Patrick Neville. Dans le désert d'Oak Park, Oncle Saul se sentait lentement écarté par Woody et Hillel au profit de Patrick.

 

Quand Hillel et Woody rentraient à Baltimore, ils racontaient combien Patrick était merveilleux et, quand c'était Oncle Saul et Tante Anita qui venaient à Madison pour assister aux matchs des Titans, ils voyaient bien qu'il y avait quelque chose de spécial entre Patrick et leurs deux enfants. Mes cousins avaient trouvé un nouveau modèle à suivre, plus beau, plus puissant, plus riche.

Chaque fois qu'il était question de Patrick, Oncle Saul maugréait : « Qu'a-t-il de si merveilleux ce Neville? » À Madison, Patrick était sur son territoire. Si Woody et Hillel avaient besoin d'aide, c'était désormais vers Patrick qu'ils se tournaient. Et quand des questions de choix de carrière pour le football se posaient, c'était encore Patrick qu'il fallait interroger. « Pourquoi faut-il qu'il appellent toujours Patrick? s'agaçait Oncle Saul. Nous ne comptons plus pour eux? Nous ne sommes pas assez bien? Qu'a-t-il de plus que moi, ce satané Neville-de-New-York? »

 

Une année passe, puis deux. Oncle Saul dégringole. Sa propre existence de Baltimore ne lui suffit plus. Il veut être de nouveau admiré. Il ne pense plus à Tante Anita, il ne pense plus qu'à lui. Ils passent quelques jours tous les deux à la Buenavista pour se retrouver. Mais ce n'est pas pareil. Il lui manque ses fils pour l'aimer, il lui manque son neveu Marcus pour s'émerveiller devant le luxe de son appartement.

Tante Anita lui dit qu'elle est heureuse qu'ils ne soient que tous les deux, qu'ils aient enfin du temps pour eux. Mais cette tranquillité ne convient pas à Oncle Saul. Elle finit par lui dire :

— Je m'ennuie de toi, Saul. Dis-moi que tu m'aimes de nouveau. Dis-moi ce que tu me disais il y a trente ans.

— Ma chérie, si tu t'ennuies, achetons un chien.

Il ne remarque pas l'inquiétude qui envahit sa femme : elle voit bien dans les miroirs qu'elle a vieilli. Elle se pose mille questions : est-ce qu'il la délaisse parce qu'il est obnubilé par Patrick Neville ou parce qu'elle ne l'attire plus? Elle voit à Madison ces filles de vingt ans au corps ferme et aux seins bien en place, et elle sent bien qu'il en a envie. Elle va même consulter un chirurgien esthétique, elle le supplie de l'aider. Qu'il lui remonte les seins, qu'il lui gomme les rides, qu'il lui raffermisse les fesses.

Elle est malheureuse. Son mari se sent délaissé et du coup la délaisse elle aussi. Elle voudrait le supplier de ne pas détourner son regard d'elle parce qu'ils ont vieilli. Elle voudrait qu'il lui dise qu'ils ne sont pas perdus. Elle voudrait qu'il l'aime comme avant, juste une dernière fois. Elle voudrait qu'il ait envie d'elle. Elle voudrait qu'il la prenne, comme il le faisait avant. Comme il l'avait fait dans sa chambrette de l'université du Maryland, comme il l'avait fait à la Buenavista, comme il l'avait fait dans les Hamptons, comme il l'avait fait la nuit de leur mariage. Comme il l'avait fait pour lui faire Hillel, comme il l'avait fait dans un chemin de campagne sur la banquette de sa vieille Oldsmobile, comme il l'avait fait d'innombrables fois dans la nuit chaude sur leur terrasse de Baltimore.

Mais Saul n'a plus de temps pour elle. Il ne veut pas réparer son couple, il ne veut pas se remémorer le passé. Il veut une renaissance. Dès qu'il le peut, il part courir dans le quartier.

— Tu n'as jamais couru, lui dit Tante Anita.

— Maintenant je cours.

À midi, il ne veut plus des plats qu'elle lui apporte du
Stella.
Il ne veut plus ni pâtes, ni pizza, mais des salades sans sauce et des fruits. Il installe des poids dans la chambre d'amis, un miroir en pied. Il se met à faire de l'exercice à tout bout de champ. Il mincit, il s'arrange, il change de parfum, s'achète des nouveaux vêtements. Ses clients le retiennent jusque tard le soir. Elle l'attend.

« Pardon, j'avais un dîner. » « Je suis navré, mais j'ai un voyage d'affaires ici et un voyage d'affaires là-bas. » « Les compagnies maritimes n'ont jamais eu autant besoin de mes services. » Il est soudain de si bonne humeur.

Elle veut lui plaire, et elle fait tout pour ça. Elle met une robe et elle lui fait à dîner, elle allume des bougies : au moment où il passera la porte, elle lui sautera au cou pour l'embrasser. Elle attend longtemps. Assez pour comprendre qu'il ne rentrera plus. Il téléphone finalement et bredouille qu'il est retenu.

Elle veut lui plaire, et elle fait tout pour ça. Elle va à la gymnastique, elle change sa garde-robe. Elle s'achète des nuisettes en dentelle et elle lui propose de jouer comme avant, de s'effeuiller devant lui. Il lui répond : « Pas ce soir, mais merci. » Et il l'abandonne comme ça, toute nue.

Qui est-elle? Une femme qui a vieilli.

Elle veut lui plaire, elle fait tout pour ça. Mais il ne la regarde plus.

Il redevient le Saul d'il y a trente ans : il danse, il chantonne, il est drôle.

Il redevient le Saul qu'elle a tellement aimé. Mais ce n'est plus elle qu'il aime.

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