Read Le livre des Baltimore Online
Authors: Joël Dicker
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Ce jour de juin 2011, après avoir parlé à sa mère, je téléphonai à Oncle Saul. Il semblait content de m'entendre.
— J'ai déjeuné avec ma mère, dis-je. Elle m'a parlé de la vente de la compagnie à Hayendras et de la façon dont Papa a perdu ses économies et celles de Grand-père.
— Dès que j'ai su qu'il avait acheté ces actions, j'ai vraiment essayé de convaincre ton père de les revendre. Après coup, ton père m'a reproché de ne pas lui avoir expliqué plus clairement la situation. Mais il faut que tu comprennes : à ce moment-là, Dominic Pernell était déjà sous le coup d'une enquête de la SEC, il m'avait contacté pour le défendre, je savais qu'il avait menti à ses employés et qu'il leur avait revendu ses actions. Je ne pouvais pas le révéler à ton père : je connais son sens de la justice, il aurait prévenu les autres employés. Ils étaient des milliers comme lui à avoir investi beaucoup d'argent dans des actions de leur propre compagnie. Mais si cela s'était su, si la SEC avait su que j'avais donné des informations à ton père. c'était la prison assurée pour ton grand-père, ton père el moi. Je ne pouvais que le supplier de vendre, il n'a pas voulu m'écouter.
— Est-ce que Grand-père en a voulu à Papa?
— Je n'en sais rien. Il a toujours dit que non. Après ça, il y a eu une vague de licenciements chez Hayendras, mais ton père a heureusement pu garder son travail. Par contre, Grand-père avait perdu son capital pour sa retraite. Je l'ai aidé depuis ce jour-là.
— Est-ce que tu as aidé Grand-père à cause de la dispute? Pour te faire pardonner?
— Non, je l'ai aidé parce qu'il était mon père. Parce qu'il n'avait plus le moindre dollar. Parce que mon argent, je l'avais obtenu grâce à lui. Je ne sais pas ce que ta grand-mère t'a dit à propos de la dispute, mais la vérité est que cela a été un affreux quiproquo, et que j'ai été trop bête et trop fier pour le résoudre. Voilà un trait commun avec ton père : ces moments où l'on ne veut pas entendre raison et que l'on regrette ensuite toute sa vie.
— Grand-mère m'a dit que c'était à cause de ton engagement pour les droits civiques.
— Je n'ai jamais vraiment été engagé pour les droits civiques.
— Mais, et la photo sur la couverture du magazine?
— J'ai participé à une seule manifestation, pour faire plaisir au père d'Anita, qui était un activiste engagé. Ta tante et moi nous sommes retrouvés au premier rang avec lui, et manque de chance, il y a eu cette photo. C'est tout.
— Comment ça? Je ne comprends pas. Grand-mère a dit que tu étais sans cesse en train de voyager.
— Elle ne connaît pas toute l'histoire.
— Mais alors, que faisais-tu? Et qu'est-ce qui a pu faire croire à Grand-père que tu étais tellement impliqué dans la défense des droits civiques? Quand même, vous ne vous êtes plus parlé pendant douze ans !
Oncle Saul était sur le point de me le révéler, mais nous fûmes interrompus par la sonnette de la porte de sa maison. Il posa le combiné un instant pour aller ouvrir: j'entendis une voix de femme.
— Markie, me dit-il en reprenant la ligne, il faut que je te laisse, mon grand.
— C'est Faith?
— Oui.
— Tu la fréquentes?
— Non.
— Si c'était le cas, tu pourrais me le dire. Tu as le droit de voir quelqu'un.
— Je n'ai pas d'aventure avec elle, Markie. Ni avec elle, ni avec personne. Tout simplement parce que je n'en ai pas envie. Je n'ai aimé que ta tante et je l'aimerai toujours.
J'étais métamorphosé par mes deux jours à New York lorsque je rentrai à Boca Raton. C'était le début du mois de mai 2012.
— Que vous arrive-t-il, mon vieux? me demanda Leo en me voyant. Vous avez un air différent.
— Alexandra et moi nous sommes embrassés. Chez moi, à New York. Il prit un air désabusé :
— Je pense que tout ça va vous aider à avancer votre roman.
— Cachez votre joie, Leo. Il me sourit.
— Je suis heureux pour vous, Marcus. Je vous aime beaucoup. Vous êtes un type bien. Si j'avais eu une fille, j'aurais tout fait pour qu'elle vous épouse. Vous méritez d'être heureux.
Une semaine s'était écoulée depuis ma soirée avec Alexandra à New York et je n'avais aucune nouvelle. J'essayai de l'appeler deux fois, sans succès.
Sans nouvelles de sa part, j'en cherchai sur Internet. Sur le compte Facebook officiel de Kevin, je découvris qu'ils étaient partis à Cabo San Lucas. Je vis des photos d'elle au bord d'une piscine, avec une fleur dans les cheveux. Il avait l'indécence d'étaler sa vie privée aux yeux de tous. Ses photos avaient été reprises ensuite par des tabloïds. Je pus lire :
Kevin Legendre fait taire les mauvaises rumeurs en publiant des photos de lui et Alexandra Neville en vacances au Mexique.
J'en fus affreusement blessé. Pourquoi m'avoir embrassé si c'était pour partir avec lui ensuite? Ce fut finalement mon agent qui m'annonça la rumeur:
— Marcus, t'es au courant? Il y aurait de l'eau dans le gaz entre Kevin et Alexandra.
— J'ai vu des photos d'eux très heureux à Cabo San Lucas.
— Tu as vu des photos d'eux à Cabo San Lucas. Apparemment, Kevin voulait se retrouver en tête à tête avec Alexandra et lui a proposé ce voyage. Cela fait quelque temps que ça ne va pas très bien entre eux, du moins c'est ce qui se dit. Elle n'aurait pas apprécié du tout qu'il diffuse des photos d'elle et lui sur les réseaux sociaux. Apparemment, elle est rentrée aussitôt à Los Angeles.
Je n'avais aucun moyen de vérifier si ce que disait mon agent était vrai. Dans les jours qui suivirent, je n'eus toujours aucune nouvelle. Je terminai de vider la maison de mon oncle. Des déménageurs vinrent prendre les derniers meubles. C'était étrange de voir l'intérieur complètement vide.
— Qu'allez-vous faire de cette maison à présent? demanda Leo en inspectant les pièces.
— Je crois que je vais la vendre.
— Vraiment?
— Oui. Vous me l'avez dit : les souvenirs sont dans la tête. Je crois que vous avez raison.
Baltimore.
18 février 2002.
Nous enterrâmes Tante Anita quatre jours après l'accident au cimetière de Forrest Lane. Il y avait énormément de monde. Beaucoup de visages que je ne connaissais pas.
Au premier rang, Oncle Saul, la mine éteinte, et Hillel, blême, sous le choc. Il se tenait comme un fantôme, les yeux livides, le nœud de cravate mal noué. Je lui parlais, mais c'était comme s'il n'entendait pas. Je le touchais, mais c'était comme s'il ne sentait pas. Il était comme anesthésié.
Je regardai le cercueil descendre jusqu'au fond de la terre sans pouvoir y croire. J'avais l'impression que tout ceci n'était pas réel. Que ce n'était pas ma tante Anita, ma tante bien-aimée, qui était dans ce cercueil en bois sur lequel nous jetions de la terre. Je m'attendais à la voir arriver et nous rejoindre. Je voulais qu'elle me prenne contre elle comme elle le faisait quand, enfant, je la retrouvais sur le quai de la gare de Baltimore et qu'elle me disait: « Tu es mon neveu préféré. » Je rougissais alors de bonheur.
Tante Anita avait été tuée sur-le-coup. La camionnette qui l'avait percutée ne s'était pas arrêtée. Personne n'avait rien vu. Du moins pas assez pour aider la police, qui n'avait pas le moindre indice. Après l'impact, Woody s'était précipité sur elle : il avait essayé de la réanimer, mais elle était déjà partie. Lorsqu'il comprit qu'elle était morte, il se mit à hurler en la serrant contre lui. Patrick était resté hagard sur le trottoir.
Parmi les personnes présentes autour de la tombe, il n'y avait ni Patrick, ni Alexandra. Patrick à cause de ce qui venait de se passer en bas de chez lui, et Alexandra pour éviter un esclandre lié à la présence d'un Neville à l'enterrement.
Woody, lui, nous observait de loin, caché derrière un arbre. Je crus d'abord qu'il n'était pas venu. J'avais essayé de le joindre toute la matinée, en vain : son téléphone était éteint. Je remarquai sa silhouette au moment où la cérémonie se terminait. Même de loin, je l'aurais reconnu. Tous les invités se dirigeaient vers le parking : il était prévu de se retrouver à la maison d'Oak Park autour d'une collation. Je m'éclipsai discrètement en direction du fond du cimetière. Woody me vit venir vers lui et il s'enfuit. Je me mis à courir. Il accéléra et je me retrouvai à galoper comme un dératé entre les tombes, mes chaussures glissant dans la boue. J'arrivai à sa hauteur, je voulus lui attraper le bras, mais je perdis l'équilibre et l'entraînai avec moi. Nous tombâmes tous les deux au sol et roulâmes sur l'herbe terreuse et mouillée.
Il se débattit. Bien qu'il soit infiniment plus fort que moi, je finis assis sur lui et le saisis par le col de sa veste.
— Putain, Woody ! hurlai-je. Arrête tes conneries ! T'étais passé où? Ça fait trois jours que je suis sans nouvelles. Tu ne réponds plus au téléphone ! Je pensais que t'étais mort !
— Il vaudrait mieux que je sois mort, Marcus.
— Comment peux-tu dire des conneries pareilles?
— Parce que je l'ai tuée !
— Tu ne l'as pas tuée ! C'était un accident.
— Laisse-moi, Marcus, s'il te plaît !
— Woody, que s'est-il passé ce soir-là? Qu'est-ce que tu étais allé faire chez Patrick?
— Il fallait que je parle à quelqu'un. Et je n'avais que lui à qui me confier. En arrivant à son appartement, j'ai compris qu'il avait un rendez-vous de Saint-Valentin. Il y avait des fleurs, du champagne. Il a insisté pour que je reste un peu. J'ai compris que son invitée était allée se cacher dans une chambre en attendant que je parte. Au début, j'ai trouvé ça presque amusant. Et puis j'ai vu sa veste, sur un fauteuil du salon. Son invitée, c'était Tante Anita.
Je ne pouvais pas y croire. La rumeur qui courait dans Oak Park était donc vraie. C'était pour lui que Tante Anita avait quitté Oncle Saul.
— Mais que s'est-il passé pour que tu débarques chez Patrick à onze heures du soir? Je sens que tu ne me dis pas tout.
— Je m'étais disputé avec Hillel. Nous avons failli en venir aux mains.
Je ne pouvais pas imaginer Woody et Hillel se disputer, encore moins être sur le point de se battre.
— Une dispute à propos de quoi? demandai-je encore.
— Rien, Marcus. Fous-moi la paix, maintenant. Laisse-moi être seul.
— Non, je ne te laisserai pas seul. Pourquoi ne m'as-tu pas appelé? Pourquoi est-ce que tu dis que tu n'avais que Patrick à qui parler? Tu sais que je suis toujours là pour toi.
— Tu es là pour moi? Ah bon? Ça fait longtemps que ça a changé, Marcus. Nous avions fait une promesse, dans les Hamptons. Tu te souviens? Nous ne devions rien entreprendre avec Alexandra. En trahissant cette promesse, tu nous as trahis nous, Marcus. Tu as préféré une fille au Gang. J'imagine que ce soir-là tu étais en train de la baiser. Chaque fois que tu la baises, chaque fois que tu la touches, tu nous trahis, Marcus.
Je m'efforçai de faire comme si je n'entendais rien.
— Je ne te laisserai pas, Woody.
Il décida de se débarrasser de moi. D'un geste rapide, il pressa ses doigts contre ma glotte, me coupant la respiration. Je vacillai de mon appui : il se dégagea de ma prise et se releva, me laissant par terre, en train de tousser.
— Oublie-moi, Marcus. Je ne dois plus exister.
Il s'enfuit en courant, je repartis à sa poursuite, mais je n'eus que le temps de le voir monter dans une voiture immatriculée dans le Connecticut, qui disparut rapidement. C'était Colleen qui conduisait.
Je rejoignis la maison des Baltimore et me garai où je pus. La rue était encombrée des voitures des visiteurs. Je n'avais pas envie d'entrer : d'abord parce que j'étais imprésentable, trempé de sueur et le costume couvert de boue. Mais surtout, je n'avais aucune envie de voir Oncle Saul et Hillel désespérément seuls, entourés par tous ces gens condescendants, répétant, la bouche encore pleine de petits fours, des phrases toutes faites (« Il faudra du temps... » «Elle va nous manquer... » « Quelle tragédie... »), avant de fondre sur le buffet de mignardises de peur qu'il n'y en ait plus.
Je restai un moment dans ma voiture à observer la rue tranquille, l'esprit encombré de souvenirs, quand arriva une Ferrari noire immatriculée dans l'État de New York: Patrick Neville avait le culot de venir. Il se gara le long du trottoir opposé et resta un moment terré dans l'habitacle, sans me voir. Je finis par sortir de ma voiture et me dirigeai vers lui, furieux. En me voyant arriver, il sortit à son tour. Il avait une mine affreuse.
— Marcus, me dit-il, je suis content de voir quelqu'un que... Je ne le laissai pas terminer sa phrase.
— Foutez le camp ! lui intimai-je.
— Marcus, attends...
— Tirez-vous !
— Marcus, tu ne sais pas ce qui s'est passé. Laisse-moi t'expliquer...
— Tirez-vous ! hurlai-je. Tirez-vous, vous n'avez rien à faire ici !
Des invités, alertés par le bruit, sortirent de la maison des Baltimore. Je vis ma mère et Oncle Saul accourant jusqu'à nous. Bientôt, une petite foule de curieux s'était précipitée dehors, verre à la main, et nous faisait face, pour ne rien rater de la scène du neveu corrigeant l'amant de la tante. En croisant le regard désapprobateur de ma mère et les yeux impuissants de mon oncle, je me sentis affreusement honteux. Patrick essaya de s'expliquer devant tous.
« Ce n'est pas ce que vous croyez ! » répéta-t-il.
Mais il ne récolta que des regards pleins de mépris. Il monta dans sa voiture et partit.
Tout le monde retourna dans la maison et je fis de même. Depuis le perron où il avait assisté à la scène Hillel le fantôme me fixa dans les yeux et me dit : « T'aurais dû lui casser la gueule. »
Je restai dans la cuisine, assis au comptoir. Maria, à côté de moi, pleurait en réassortissant des plateaux de crudités, tandis que les sœurs philippines allaient et venaient avec de la vaisselle propre. Jamais la maison ne m'a semblé aussi vide.
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Mes parents restèrent à Baltimore les deux jours qui suivirent l'enterrement, puis ils durent rentrer à Montclair. Comme je n'avais pas du tout l'esprit à retourner à l'université, je restai à Baltimore quelques jours de plus.