Le livre des Baltimore (49 page)

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Authors: Joël Dicker

BOOK: Le livre des Baltimore
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Mais il n'allait pas y avoir de Thanksgiving cette année-là. Deux mois plus tard, au début du mois de juillet 2004, Luke, le mari de Colleen, sortit de prison.

Il avait purgé sa peine.

41.

Madison, Connecticut.

Juillet 2004.

 

La rumeur traversa la ville à la seconde où il remit un pied en ville. Luke était de retour.

Il débarqua un matin avec un air triomphal, s'affichant sur les terrasses des bars de Madison. « Je suis rangé des bagnoles, s'esclaffait-il à qui voulait bien l'écouter. Je frappe plus personne. » Il éclatait d'un rire bête.

Il s'installa chez son frère, qui était son référent vis-à-vis de son officier de probation. Grâce à son réseau à Madison, il retrouva immédiatement un emploi en tant que manutentionnaire dans un magasin d'outillage. Le reste du temps, on le vit bientôt rôder en ville à longueur de journée. Il disait que Madison lui avait manqué.

Colleen fut terrorisée de savoir Luke libre. Elle ne pouvait plus se promener en ville sans risquer de le croiser. Woody avait peur aussi, mais il ne voulait pas le lui dire et s'efforça de la rassurer. « Écoute, Colleen, on savait bien qu'il sortirait un jour ou l'autre. Il a l'interdiction de s'approcher de toi, de toute façon, sinon il retourne en taule. Ne te laisse pas impressionner par lui, c'est tout ce qu'il cherche. »

Ils s'efforcèrent de faire comme si tout était normal. Mais l'omniprésence de Luke les condamna bientôt à éviter les lieux publics. Ils allaient faire leurs courses dans une ville voisine.

L'enfer ne faisait que commencer.

Luke commença par récupérer la maison.

Le divorce entre Colleen et lui avait été prononcé pendant son incarcération et il contestait la répartition des biens. Il avait acheté la maison avec ses économies et il décida d'attaquer la décision du tribunal, qui l'avait octroyée à son ex-femme.

Il prit un avocat qui obtint de geler la procédure. La décision d'octroi fut suspendue jusqu'à un jugement ultérieur, et la maison revenait pour l'instant à son propriétaire initial : Luke.

Woody et Colleen durent quitter les lieux. Oncle Saul leur avait donné le nom d'un avocat de New Canaan, qui les conseilla. Il leur dit que ce n'était qu'une question de temps, qu'avant la fin de l'été ils auraient récupéré la maison.

En attendant, ils louèrent une maisonnette peu confortable à l'entrée de Madison. « C'est juste pour quelque temps, promit Woody à Colleen. Nous serons bientôt débarrassés de lui. »

Mais Colleen n'était pas tranquille.

Luke avait récupéré son pick-up resté chez son frère. Chaque fois qu'elle le voyait passer, elle sentait son ventre se nouer.

— Qu'est-ce qu'on doit faire? demanda-t-elle à Woody.

— Rien. On va pas se laisser effrayer.

Il lui semblait voir le pick-up partout. Devant leur maison. Sur le parking du supermarché où ils allaient désormais. Un matin, elle le vit garé devant la station-service. Elle appela la police. Mais quand le frère de Luke arriva à bord de sa voiture de patrouille, le pick-up avait disparu.

Elle avait les nerfs à fleur de peau. Woody travaillait tous les soirs comme plongeur et elle restait à la maison seule, inquiète. Elle regardait par la fenêtre sans cesse, scrutant la rue, et ne se déplaçait pas d'une pièce à une autre sans un couteau de cuisine.

Un soir, elle voulut aller acheter de la glace. Elle n'osa d'abord pas envisager de sortir. Puis elle se trouva stupide. Elle ne pouvait pas se laisser terroriser de la sorte.

Elle aurait pu trouver de la glace à n'importe quel coin de rue, mais pour ne pas risquer de le croiser, elle se rendit dans le supermarché de la ville voisine. Sur la route du retour, l'un des pneus de la voiture creva. C'était bien sa veine. Elle était sur une route déserte : elle allait devoir changer sa roue toute seule.

Elle plaça le cric sous la voiture et la leva. Mais lorsqu'elle voulut déboulonner la roue à l'aide de la croix, elle en fut incapable. Les vis étaient beaucoup trop serrées.

Elle attendit qu'une voiture passe. Elle aperçut bientôt des phares fendant l'obscurité. Elle fit un signe de la main et la voiture s'arrêta. Colleen s'approcha et elle reconnut soudain la voiture de Luke. Elle eut un mouvement de recul.

— Alors quoi? demanda-t-il par la fenêtre baissée. Tu ne veux pas de mon aide?

— Non, merci.

— Très bien. Je ne vais pas te forcer. Mais je vais attendre un peu, des fois que personne ne passerait.

Il resta garé sur le bas-côté. Dix minutes s'écoulèrent. Personne.

— C'est bon, finit par dire Colleen. Aide-moi, s'il te plaît. Luke descendit de voiture en souriant.

— Ça me fait plaisir de t'aider. J'ai payé ma dette, tu sais. J'ai purgé ma peine. Je suis un autre homme.

— Je ne te crois pas, Luke. Il changea la roue de Colleen.

— Merci, Luke.

— De rien.

— Luke, j'ai encore des affaires à la maison. J'y tiens. J'aimerais les récupérer si tu es d'accord. Il eut un petit rictus et fit semblant de réfléchir.

— Tu sais, Colleen, je crois que je vais les garder, tes affaires. J'aime bien renifler tes vêtements de temps en temps. Ça me rappelle le bon vieux temps. Tu te souviens quand je te jetais au milieu de nulle part et que tu devais rentrer à pied?

— Je n'ai pas peur de toi, Luke.

— Tu devrais, Colleen. Tu devrais !

Il se dressa devant elle, menaçant. Elle se précipita à bord de sa voiture et s'enfuit.

Elle se rendit au restaurant où Woody travaillait.

— Tu ne dois pas quitter la maison le soir, lui dit-il.

— Je sais. Je voulais juste aller faire une course. Le lendemain, Woody se rendit dans une armurerie et se procura un revolver.

 

*

 

Nous étions loin de Madison et de la menace de Luke.

À Baltimore, Hillel et Oncle Saul vivaient leur vie paisible.

Peu à peu, les chansons d'Alexandra commencèrent à être diffusées à travers le pays. On parlait d'elle et elle s'était vu proposer la première partie de plusieurs groupes importants sur leur tournée américaine. Elle enchaînait les dates de concert, interprétant ses morceaux dans des versions acoustiques.

Je l'accompagnai à plusieurs concerts. Puis il fut temps pour moi d'aller à Montclair. Mon bureau m'attendait, et à présent que la carrière d'Alexandra était sur la bonne voie, il était temps que je m'attelle à mon premier roman, dont je n'avais pas encore décidé du sujet.

 

*

 

Les jours suivants, Colleen crut voir de nouveau le pick-up de Luke qui la suivait.

Elle recevait d'étranges coups de téléphone à la station-essence. Elle se sentait épiée.

Un jour, elle finit par ne même pas ouvrir la station-service et resta réfugiée dans la réserve. Elle ne pouvait plus vivre ainsi. Il fallut que Woody vienne la chercher. Il avait son pistolet rangé dans sa ceinture. Ils devaient s'enfuir loin de Luke avant que cela ne dégénère.

— Demain, nous partons, dit-il à Colleen. À Baltimore. Hillel et Saul nous aideront.

— Pas demain. Je veux récupérer mes affaires. Elles sont dans la maison.

— Nous le ferons demain soir. Ensuite nous partirons directement. Nous partirons pour toujours.

 

Woody savait que tous les soirs, Luke partait traîner dans un bar de la rue principale.

Le lendemain, ainsi qu'il l'avait dit à Colleen, ils se garèrent dans la rue, suffisamment loin pour ne pas être repérés, et ils attendirent de le voir s'en aller

Vers vingt et une heures, ils virent Luke sortir de la maison, monter dans son pick-up et partir. Une fois qu'il eut disparu au bout de la rue, Woody sortit de la voiture. « Dépêche-toi ! » ordonna-t-il à Colleen. Elle essaya d'ouvrir la porte avec la clé, mais elle n'y parvint pas : il avait changé les serrures.

Woody lui prit la main et l'entraîna derrière la maison. Il trouva une fenêtre ouverte, s'introduisit dans la maison et ouvrit la porte arrière à Colleen.

— Où sont tes affaires?

— À la cave.

— Vas-y rapidement, ordonna Woody. As-tu des affaires ailleurs?

— Regarde dans le placard de la chambre. Woody se dépêcha d'y aller et prit quelques robes.

 

Le frère de Luke passa dans la rue et ralentit devant la maison. Par la fenêtre de la chambre qui donnait sur la rue, il aperçut Woody. Il accéléra aussitôt en direction du bar.

 

Woody mit les robes dans un sac et appela Colleen. « Tu as fini? » Elle ne répondit pas. Il descendit au sous-sol. Elle avait sorti toutes ses affaires.

— Tu ne peux pas tout emporter, dit Woody. Ne prends que le minimum.

Colleen acquiesça. Elle se mit à plier ses vêtements. « Fous-les tous dans un sac ! lui ordonna Woody. On ne doit pas traîner ici. »

Le frère de Luke entra dans le bar et trouva son frère au comptoir. Il lui murmura à l'oreille : « Ce petit connard de Woodrow Finn est chez toi en ce moment. Je pense qu'il récupère les affaires de Colleen. Je me suis dit que tu aurais aimé t'en occuper toi-même. » Luke eut soudain un regard furieux. Il posa une main sur l'épaule de son frère en guise de remerciement et quitta aussitôt le bar.

 

« Allez, on s'en va, maintenant ! » intima Woody à Colleen qui finissait de remplir un deuxième sac de vêtements. Elle se releva et empoigna les sacs. L'un d'eux se déchira et se vida sur le sol.

« Tant pis ! » dit Woody.

Ils remontèrent les escaliers du sous-sol en courant. À cet instant, Luke qui arrivait en trombe pila devant la maison et se précipita à l'intérieur. Il tomba nez à nez avec Woody et Colleen qui s'apprêtaient à sortir par la porte arrière.

« Cours ! » cria Woody à Colleen avant de se jeter sur Luke. Luke lui envoya un coup de poing et un coup de coude dans le visage et Woody s'écroula par terre. Luke se mit à lui donner de violents coups de pied dans le ventre. Colleen se retourna. Elle était sur le pas de la porte : elle ne pouvait pas abandonner Woody. Elle attrapa un couteau sur le comptoir de la cuisine et menaça Luke.

— Arrête, Luke !

— Sinon quoi? ricana Luke. Tu vas me tuer?

Il fit un pas en avant, elle ne bougea pas. Il eut un second mouvement très rapide : il lui attrapa le bras et le tordit. Elle lâcha le couteau et poussa un cri de douleur. Il lui attrapa les cheveux et lui frappa la tête contre le mur.

Woody essaya de se relever: Luke attrapa une lampe, arrachant le câble électrique, et la lui jeta au visage. Puis une petite table d'appoint avec laquelle il le frappa encore.

Il retourna vers Colleen, la tira par la chemise et se mit à la cogner.

« Je vais te passer l'envie de faire l'idiote avec moi ! » cria-t-il.

Tout en la battant, il gardait un œil sur Woody. Mais celui-ci, puisant dans ses dernières forces, parvint à se relever d'un mouvement rapide et se rua sur Luke, lui assénant un coup de poing par surprise. Luke attrapa Woody et voulut le jeter contre une table basse, mais Woody s'accrocha à lui et tous les deux tombèrent au sol. Ils luttèrent férocement, puis Luke parvint à attraper la gorge de Woody et serra tant qu'il put.

Woody eut le souffle coupé. Il aperçut derrière lui Colleen effondrée par terre, en sang. Il n'avait pas d'autre choix. Parvenant à se dégager le dos, il réussit à saisir le revolver rangé dans l'élastique de son pantalon. Il enfonça le canon dans le ventre de Luke et appuya sur la détente.

Une détonation retentit.

42.

Juillet 2004.

 

La nuit de la mort de Luke, Madison ne dormit pas.

Les habitants s'agglutinèrent le long des banderoles de police pour essayer de glaner quelques miettes du spectacle. La rue était balayée par les gyrophares des voitures de police. Des agents de la division criminelle de la police d'État du Connecticut furent dépêchés depuis New Canaan pour prendre en charge l'enquête.

Woody fut arrêté et transféré au quartier général de la police d'État à New Canaan. Le coup de téléphone auquel il avait droit fut pour Oncle Saul.

Celui-ci appela son collègue avocat à New Canaan et se mit immédiatement en route avec Hillel. Ils arrivèrent à une heure du matin et purent s'entretenir avec Woody. Il souffrait de blessures superficielles et avait été soigné au quartier général de la police par des ambulanciers. Colleen, elle, avait été transportée à l'hôpital. Elle était salement amochée.

Woody, sonné, raconta en détail ce qui s'était passé dans la maison de Luke.

— Je n'avais pas le choix, expliqua Woody. Il allait nous tuer tous les deux.

— Ne t'inquiète pas, le rassura Oncle Saul. Tu étais en état de légitime défense. On va rapidement te sortir de là.

Oncle Saul et Hillel s'installèrent dans un hôtel de New Canaan pour la nuit. Woody devait être déféré devant un juge le lendemain. Au vu des circonstances, il fut libéré contre une caution de 100 000 dollars, que Saul paya, et le procès fut fixé au 15 octobre.

 

Hillel m'avait prévenu des événements et je me rendis immédiatement dans le Connecticut. Woody avait interdiction de quitter l'État. Il ne pouvait pas rester à Madison après ce qui s'était passé.

Hillel et moi lui trouvâmes une petite location au calme, dans une ville proche où Colleen put le rejoindre à sa sortie de l'hôpital.

 

*

 

Les deux mois et demi qui nous séparaient du procès de Woody passèrent assez rapidement.

Hillel et moi nous relayâmes auprès de lui pour lui tenir compagnie. Il ne fallait pas le laisser seul. Il y avait heureusement Colleen, tellement douce avec lui. Elle anticipait ses besoins. Elle veillait sur lui. Elle était sa bouée de secours.

Mais la seule personne à avoir un véritable effet sur lui était Alexandra. Je le vis lorsqu'elle vint à son tour dans la maison du Connecticut.

Avec nous, Woody était le plus souvent silencieux. Il répondait poliment aux questions qu'on lui posait, s'efforçait de faire bonne figure. Quand il voulait être seul, il partait courir. Quand Alexandra était avec lui, il parlait. Il était différent.

Je compris qu'il l'aimait. Comme moi, depuis toujours, depuis que nous l'avions rencontrée en 1993, il l'aimait. Passionnément. Elle lui faisait l'effet qu'elle me faisait. Ils avaient les mêmes discussions interminables. À plusieurs reprises, ils restèrent sur la petite terrasse en bois devant la maison pendant des heures à discuter.

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