Read Le livre des Baltimore Online
Authors: Joël Dicker
Je faisais le tour de la maison et je m'asseyais par terre, dans l'herbe, dans un angle où ils ne pouvaient pas me voir.
Je les écoutais. Il se confiait à elle. Il s'ouvrait à elle comme il ne s'était jamais ouvert à nous.
— Ce n'est pas comme pour Tante Anita, lui expliqua-t-il. Je ne ressens rien pour Luke. Je ne suis pas triste, je n'ai pas de remords.
— C'était de la légitime défense, Woody, dit Alexandra. Il n'en semblait pas convaincu.
— Au fond, j'ai toujours été violent. Depuis que je suis petit, tout ce que je sais faire, c'est taper sur les gens. C'est comme ça que j'ai rencontré les Baltimore, parce que je me battais. Et c'est comme ça que je vais les quitter.
— Pourquoi les quitter? Pourquoi dis-tu cela?
— Je crois que je vais être condamné. Je crois que c'est la fin.
— Ne dis pas des choses pareilles, Woody.
Elle lui attrapait le visage, elle plantait ses yeux dans les siens et elle lui disait: « Woodrow Finn, je t'interdis de dire des choses pareilles. »
J'étais jaloux de ces moments d'intimité que j'espionnais. Elle lui parlait comme elle me parlait à moi. Avec la même tendresse. À moi aussi, quand elle voulait me faire une gentille remontrance, elle m'appelait par mon prénom et mon nom. Elle disait : « Marcus Goldman, cesse de faire l'imbécile. » C'était sa façon de faire semblant d'être fâchée.
Il lui arrivait d'être vraiment fâchée. Elle avait des colères superbes. Rares, mais magnifiques. Elle fut furieuse contre moi lorsqu'elle réalisa que j'espionnais ses moments avec Woody et que j'éprouvais de surcroît de la jalousie.
Après m'avoir surpris, comme elle ne voulait pas me faire une scène dans la maison, elle dit à Woody et Colleen: « Marcus et moi allons au supermarché. » Nous montâmes dans sa voiture de location, elle conduisit jusqu'à ce que nous soyons hors de vue, s'arrêta et se mit à crier : « Marcus, est-ce que tu es complètement fou? Tu es jaloux de Woody? »
J'eus la mauvaise idée de vouloir protester. De lui dire qu'elle était trop attentive à lui et qu'elle l'appelait par son prénom et son nom. « Marcus, Woody a tué un homme. Tu comprends ce que cela signifie? Il va être jugé. Je crois qu'il a besoin de ses amis. Et tu n'es pas un ami quand tu te gonfles de ressentiments stupides pour tes cousins ! »
Elle avait raison.
Woody était le seul à penser qu'il irait en prison. Oncle Saul, qui se rendit plusieurs fois dans le Connecticut pour préparer sa défense, était convaincu du contraire.
Ce n'est que quand il eut accès au dossier de l'accusation qu'il se rendit compte que la situation était plus grave qu'il le pensait.
Le bureau du procureur ne suivait pas la présomption de légitime défense. Au contraire, il considérait que Woody avait pénétré illégalement chez Luke, et armé de surcroît. On pouvait considérer que Luke était celui qui avait agi en état de légitime de défense en voulant maîtriser Woody. Le parquet retenait donc une accusation de meurtre à l'encontre de Woody. Quant à Colleen, elle risquait d'être poursuivie pour complicité de meurtre. Une enquête pénale allait être également ouverte.
Un vent de panique souffla sur la maison du Connecticut, jusqu'alors à l'abri de l'agitation. Colleen disait qu'elle ne supportait pas d'aller en prison. « Ne t'inquiète pas, lui répétait Woody. Tu n'as rien à craindre. Je te protégerai comme tu m'as protégé après la mort d'Anita. »
Nous ne comprîmes ce qu'il voulait dire qu'au moment où le procès s'ouvrit. Woody, sans en informer Oncle Saul et son avocat, s'accusa d'avoir poussé Colleen à l'accompagner chez Luke. Il affirma qu'elle avait voulu l'en dissuader et que, comme il avait pénétré quand même dans la maison, elle l'avait suivi pour l'en faire sortir. Puis Luke était arrivé et leur avait sauté dessus.
Lors de la pause, l'avocat de Woody essaya de le raisonner:
— Tu es fou, Woody ! Qu'est-ce qui te prend de t'accuser ainsi ! À quoi est-ce que cela sert que je te défende si tu te sabordes?
— Je ne veux pas que Colleen aille en prison !
— Laisse-moi faire et personne n'ira en prison. Sur la base des témoignages d'habitants de Madison, l'avocat de Woody put établir le calvaire que Luke faisait vivre à Colleen. Mais le procureur repartit au front de plus belle : ce n'était pas Colleen qui avait tué Luke et la question des violences passées au sein de leur couple ne pouvait pas entrer en ligne de compte pour déterminer si Woody avait agi en état de légitime défense. Pour l'accusation, Woody n'avait pas ouvert le feu pour mettre fin à une attaque comme le voulait le principe de légitime défense. Il s'était introduit chez Luke avec une arme. Depuis le début, il avait l'intention d'en finir.
Le procès virait au cauchemar. Après deux jours de débats, il ne faisait plus de doute que Woody allait être condamné. Pour éviter une condamnation trop lourde, Oncle Saul suggéra de passer un accord avec l'accusation : Woody plaiderait coupable du meurtre en échange d'une peine réduite. Lors de la réunion à huis clos pour établir un accord, le procureur se montra intraitable :
— Je n'irai pas au-dessous de cinq ans de prison, dit-il. Woodrow a attendu Luke chez lui et l'a abattu.
— Vous savez que ce n'est pas vrai, tempêta l'avocat de Woody.
— Cinq ans de prison, répéta le procureur. Vous savez que je vous fais une fleur. Il pourrait facilement en prendre pour dix ou quinze ans.
Oncle Saul, Woody et son avocat s'entretinrent longuement ensuite. Woody avait une lueur de panique dans les yeux : il ne voulait pas aller en prison.
— Saul, dit-il à mon oncle, tu te rends compte que si je dis oui, ils vont me passer les menottes dans la seconde qui suit et m'enfermer pendant cinq ans !
— Mais si tu refuses, tu risques d'y passer une bonne partie de ta vie. Dans cinq ans, tu n'auras pas encore trente ans. Tu auras le temps de te reconstruire.
Woody était effondré : il avait eu conscience depuis le début de ce qu'il encourait, mais à présent c'était bien réel.
— Saul, demande-leur de ne pas m'arrêter sur-le-champ, supplia Woody. Demande-leur de m'accorder quelques jours de liberté. Je veux me présenter à la prison en homme libre. Je ne veux pas être enchaîné comme un chien dans le prochain quart d'heure et jeté au fond d'un fourgon cellulaire.
L'avocat présenta la requête au procureur qui accepta l'accord. Et Woody fut condamné à cinq ans de prison sans incarcération immédiate, avec une date d'entrée en prison prévue une semaine plus tard, le 25 octobre, au pénitencier d'État de Cheshire, dans le Connecticut.
Baltimore, Maryland.
24 octobre 2004.
Demain, Woody entrera en prison. Il y passera les cinq prochaines années de sa vie.
Sur la route qui me mène de l'aéroport de Baltimore à Oak Park, le quartier de son enfance où je vais le rejoindre pour sa dernière journée de liberté, je l'imagine déjà se présentant devant les grilles de l'imposant pénitencier de Cheshire, dans le Connecticut. Je l'imagine passer les portes, être déshabillé, fouillé. Je l'imagine revêtant l'uniforme des prisonniers et conduit jusqu'à sa cellule. J'entends les portes qui claquent derrière lui. Il avance, encadré par deux gardiens, tenant dans ses bras une couverture et des draps. Il passe au milieu d'autres prisonniers qui le dévisagent.
Demain, Woody entrera en prison.
Alexandra est venue avec moi. Elle est sur le siège passager. elle me regarde avec intensité. Elle voit bien que je suis perdu dans mes pensées. Elle passe la main derrière ma nuque el me caresse les cheveux avec beaucoup de tendresse.
En arrivant à Oak Park, je ralentis. Je sillonne le quartier où nous avons été tellement heureux, Woody, Hillel et moi Nous croisons une patrouille d'Oak Park, je fais le signe secret. Puis je m'engage sur Willowick Road et j'arrive à la maison des Baltimore. Woody et Hillel, mes deux cousins, mes deux frères, sont assis sur les marches de la maison. Hillel tient une photo entre ses mains et ils la contemplent. C'est cette photo de nous quatre prise le jour du départ d'Alexandra, neuf ans plus tôt. Hillel nous voit arriver et protège le cliché en le glissant entre les pages d'un livre à côté de lui. Ils se lèvent et viennent à notre rencontre. Nous nous donnons tous les quatre une longue accolade.
Nous sommes à un mois du Drame, mais nous ne le savons pas encore.
Woody n'avait pas le droit d'être à Baltimore. En attendant son entrée en prison, la justice lui imposait de rester dans le Connecticut. Mais il considérait que, s'il ne pouvait pas passer sa dernière journée de liberté où bon lui semblait, c'était comme s'il était déjà en prison.
Pour éviter tout contrôle, il avait préféré ne pas prendre l'avion. Hillel était allé le chercher en voiture dans le Connecticut et ils repartiraient pendant la nuit. Ils passeraient une dernière nuit blanche ensemble, ils assisteraient au lever du soleil, ils prendraient un copieux petit déjeuner fait de pancakes arrosés de sirop d'érable, d'œufs brouillés et de pommes de terre, puis dans la matinée Hillel l'emmènerait à la prison.
Ce n'était que le début de la journée. Il faisait un temps magnifique. L'automne avait coloré Oak Park de rouge et de jaune.
Nous passâmes la matinée sur les marches de la maison à profiter de la douceur de la journée. Oncle Saul nous apporta des cafés et des beignets. À midi, il alla chercher des hamburgers dans l'un des restaurants préférés d'Hillel. Nous mangeâmes dehors, tous les cinq.
Woody avait l'air serein. Nous parlions de tout, sauf de la prison. Alexandra dit que la tournée des radios continuait de porter ses fruits : ses chansons étaient de plus en plus diffusées et son album commençait à se vendre. Elle en avait déjà écoulé quelques dizaines de milliers. Chaque semaine, il montait d'un cran dans les classements.
« Quand je pense à toi ici il y a dix ans ! sourit Hillel. Tu nous faisais des concerts dans ta chambre. Aujourd'hui, te voilà aux portes du succès. » Il attrapa son livre et en sortit la photo de nous quatre. Nous rîmes en nous rappelant les années de notre jeunesse.
Après le déjeuner, nous partîmes nous promener dans Oak Park, Hillel, Woody et moi. Alexandra prétexta vouloir aider Oncle Saul à ranger les emballages des hamburgers pour nous laisser tous les trois.
Nous déambulâmes à travers les rues tranquilles. Une équipe de jardiniers débarrassaient les allées des feuilles mortes, et cela nous rappela l'époque de Skunk.
— C'était bien, le Gang des Goldman, dit Woody.
— Ça l'est toujours, répondis-je. Rien n'est terminé. Le Gang est éternel.
— La prison, ça change tout.
— Ne dis pas ça. On viendra te voir tout le temps. Oncle Saul dit que tu auras certainement une remise de peine. Tu seras vite dehors, et nous serons là.
Hillel acquiesça.
Nous fîmes le tour du quartier et nous fûmes bientôt de retour à la maison des Baltimore. Nous nous assîmes à nouveau sur les marches. Woody me confia soudain qu'il avait quitté Colleen. Il ne voulait pas lui faire subir cinq années de parloir. Au fond de moi, je songeai que s'il le faisait, c'est qu'il ne l'aimait pas vraiment. Il s'était senti moins seul avec elle, mais il ne l'avait jamais aimée comme il aimait Alexandra. Je me sentis alors obligé de parler d'elle.
— Je regrette de vous avoir trahis en sortant avec Alexandra, dis-je à mes cousins.
— Tu n'as rien trahi, me rassura Hillel.
— Le Gang des Goldman est éternel, ajouta Woody.
— Quand tu sortiras, Wood', on fera un voyage tous les trois. Un long voyage ensemble. On pourrait même louer une maison dans les Hamptons et y passer tout l'été. On pourrait louer une maison tous les étés ensemble.
Woody me sourit tristement.
— Marcus, il faut que je te parle de quelque chose.
Nous fûmes interrompus par Oncle Saul, qui ouvrit la porte.
— Oh, vous êtes-là ! dit-il. Je pensais faire griller des steaks ce soir, ça vous dit? Je vais aller faire des courses maintenant.
Nous proposâmes à Oncle Saul de l'accompagner et Woody me murmura à l'oreille qu'il me parlerait tranquillement plus tard.
Nous nous rendîmes tous au supermarché d'Oak Park. Ce fut un moment très gai qui nous rappela le temps où nous faisions les courses avec Tante Anita et où elle nous laissait remplir le chariot de tous les produits que nous aimions.
Plus tard, sur la terrasse des Baltimore, j'aidai Oncle Saul à préparer le barbecue, pour laisser un peu d'intimité à Woody et Alexandra. Je savais que c'était important pour lui. Ils partirent se promener. Je crois que Woody avait envie d'aller voir le terrain de basket d'Oak Park. Hillel se joignit à eux. Je songeai qu'au fond ils étaient le Gang de Madison. Le Gang des Goldman, c'était bien nous trois.
Il était une heure du matin quand nous nous séparâmes.
Nous avions passé une soirée presque trop normale. Comme si ce qui allait se passer dans quelques heures n'était pas réel.
C'est Hillel qui donna le signal du départ. Ils avaient bien quatre heures de route devant eux. Nous nous prîmes dans les bras. Je serrai fort Woody contre moi. Je crois que c'est à ce moment-là que nous prîmes conscience de ce qui était en train de se passer. Nous quittâmes Oncle Saul tous ensemble, le laissant sur le perron de sa maison, sur ces marches où nous avions passé la journée. Il pleurait.
Alexandra et moi montâmes dans notre véhicule de location et suivîmes la voiture d'Hillel jusqu'à la limite d'Oak Park. Puis ils bifurquèrent à droite vers l'autoroute I-95 et nous à gauche vers le centre-ville, où nous avions pris une chambre d'hôtel. Oncle Saul avait évidemment offert de nous héberger mais je ne voulais pas dormir à Oak Park. Pas ce soir-là. Ce ne devait pas être un soir comme les autres. C'était le soir où je perdais Woody pour cinq longues années.
Dans la voiture, j'essayais de nous imaginer, Alexandra, Hillel et moi, dans cinq ans. Je me demandais ce que nous deviendrions d'ici au 25 octobre 2009.
*
Le lendemain, Alexandra et moi prîmes un vol de très bonne heure pour Nashville, Tennessee. Nous avions une réunion importante avec Eric Tanner, son manager, le jour même.
Je voulais parler encore une fois à Woody avant qu'il n'entre au pénitencier de Cheshire. Mais je n'arrivai pas à le joindre. Son téléphone était coupé, celui d'Hillel aussi. Je passai la journée à essayer. En vain. Je me laissai envahir par un mauvais pressentiment. J'appelai à la maison des Baltimore, pas de réponse. Je finis par téléphoner à Oncle Saul sur son portable : il était avec des clients et ne pouvait pas me parler. Je lui demandai de me rappeler aussitôt que possible, il ne le fit que le lendemain après-midi.