Read Le livre des Baltimore Online
Authors: Joël Dicker
— Tu nous laissais même fumer, s'amusa mon père.
— Eh bien, nous y sommes, mes fils. J'ai attendu ce moment pendant si longtemps. Pour la première fois, nous allons présider ensemble au destin de Goldman & Cie.
— Pour la première et la dernière fois, corrigea Oncle Saul.
— Peut-être, mais au moins cela s'est finalement produit.
Alors ne soyons pas tristes ce soir : trinquons ! À ce moment que nous avons atteint !
Ils levèrent leurs verres de vin et les entrechoquèrent. Puis Grand-père demanda encore :
— Tu es sûr que c'est une bonne idée, Saul?
— Cette vente à Hayendras? Oui, c'est la meilleure option. Le prix d'achat n'est pas très élevé, mais c'est ça ou la faillite. Et puis Hayendras va grandir, le potentiel est là, ils sauront développer l'entreprise. Les anciens employés retrouveront tous un poste au sein de Hayendras, c'est ce que tu voulais aussi, non?
— Oui, absolument, Saul. Je ne veux personne au chômage.
— J'ai calculé qu'après impôts, il restera deux millions de dollars pour vous, expliqua encore Oncle Saul.
— Je sais, dit Grand-père. À ce propos, ta mère, ton frère et moi avons discuté et nous voulons te dire : cette compagnie est à nous quatre. Je l'ai fondée en espérant qu'un jour mes deux fils seraient à la barre, et c'est le cas ce soir. Vous avez réalisé mon souhait et je vous en suis éternellement reconnaissant. L'argent de la vente sera divisé en trois parties égales. Un tiers pour votre mère et moi, et un tiers pour chacun de vous deux.
Il y eut un silence.
— Je ne peux pas accepter, finit par dire Oncle Saul, ému d'être ainsi réintégré parmi les siens. Je ne veux pas de part, je ne la mérite pas.
— Comment peux-tu dire une chose pareille? demanda Grand-père.
— Papa, à cause de ce qui s'est passé, je...
— Oublions tout ça, veux-tu?
— Laisse le passé derrière, Saul, insista mon père. C'est grâce à toi qu'aujourd'hui nos employés, y compris moi, ne finissent pas au chômage et que Papa pourra financer sa retraite.
— C'est vrai, Saul. Grâce à ton aide, ta mère et moi pourrons nous installer au soleil, peut-être en Floride. Comme nous en avons toujours rêvé.
— Moi, je vais déménager à Montclair pour être plus proche de nos nouveaux bureaux, reprit mon père. Nous avons trouvé une ravissante maison, je vais pouvoir financer un emprunt avec ma part de la vente. C'est une jolie maison, dans un joli quartier, exactement comme je voulais.
Grand-père prit la main de Grand-mère, sourit à ses deux fils et sortit de son cartable des documents notariaux.
— J'ai fait rédiger des actes qui mettent en conformité la possession égale entre nous trois de l'entreprise, dit-il. Le produit de la vente sera divisé en trois parts égales, soit 666 666,66 dollars chacun.
— Plus d'un demi-million de dollars, sourit mon père.
Le lendemain matin, à l'aube, mes grands-parents et mon père furent réveillés par un appel d'Oncle Saul, qui téléphona dans les chambres pour les prier de le rejoindre au plus vite à la salle du petit déjeuner. Il devait leur parler de toute urgence.
— J'ai parlé cette nuit avec un de mes amis, expliqua Oncle Saul, très excité, entre deux gorgées de café. Il est courtier à Wall Street. Il dit que Hayendras est une boîte encore peu connue mais qui va se développer au-delà de ce que je pensais. Il dit que, selon certaines rumeurs, ils pourraient entrer en Bourse cette année. Vous vous rendez compte de ce que cela signifie?
— Je ne suis pas sûre de me rendre compte, répondit pragmatiquement Grand-mère.
— Cela signifie que si Hayendras entre en Bourse, la valeur de l'entreprise va exploser. C'est obligé ! Une entreprise qui entre en Bourse est une entreprise qui prend de la valeur. J'y ai donc longuement réfléchi et je pense que l'on devrait négocier la vente de Goldman & Cie avec des parts en actions de l'entreprise, au lieu de cash.
— Qu'est-ce que ça change? demanda Grand-père.
— Cela change que le jour où Hayendras entre en Bourse, les actions prennent de la valeur, et notre part augmente. Nos 600 000 dollars pourraient valoir plus. Regardez, j'ai fait une proposition de modification du contrat, qu'en pensez-vous?
Il distribua son projet de contrat, mais Grand-père eut une moue :
— Saul, tu voudrais qu'en échange de Goldman & Cie, je ne reçoive pas d'argent mais un bout de papier qui dit que je possède quelques actions d'une compagnie que je ne connais même pas?
— Exactement. Je vais te donner un exemple. Imaginons qu'aujourd'hui Hayendras vaut 1 000 dollars. Disons que tu en possèdes 1 %, ta part vaut alors 10 dollars. Mais si Hayendras entre en Bourse et que tout le monde veut investir de l'argent dans la société, sa valeur va grimper en flèche. Imaginons que la valeur de Hayendras monte soudain à 10 000 dollars. Ta part vaudra aussitôt 100 dollars ! Notre argent peut prendre une grande valeur !
— Nous savons comment fonctionne la Bourse, dit Grand-mère. Je crois que ce que ton père veut savoir, c'est comment nous paierons les courses et l'électricité? L'argent théorique ne paie pas les factures. Et puis, si Hayendras n'entre pas en Bourse ou si personne n'en veut, les actions vont dégringoler et notre argent aura perdu de sa valeur.
— Effectivement, c'est un risque...
— Non, non, trancha Grand-mère. Il faut de l'argent comptant, ton grand-père et moi ne pouvons pas risquer de tout perdre. Nous jouons notre retraite.
— Mais mon ami me dit que c'est l'investissement du siècle, insista Saul.
— C'est non, dit Grand-père.
— Et toi? demanda Oncle Saul à mon père.
— Moi, je préfère aussi de l'argent comptant. Je ne crois pas trop à la magie de la Bourse, trop risqué. Et puis, si je veux acheter cette maison à Montclair...
Grand-père remarqua la déception dans le regard d'Oncle Saul.
— Écoute, Saul, lui dit-il, si toi tu crois vraiment à ces histoires de boursicotage, rien ne t'empêche de demander ta part en actions.
C'est ce que fit Oncle Saul. Une année plus tard, Hayendras opérait une spectaculaire entrée en Bourse. De ce que ma mère m'expliqua, en une journée, la valeur de l'action fut multipliée par quinze. En quelques heures, les 666 666,66 dollars d'Oncle Saul étaient devenus 9 999 999,99. Oncle Saul venait d'engranger dix millions de dollars, qu'il allait toucher quelques mois plus tard en vendant ses parts. Ce fut l'année où il acheta la maison d'Oak Park.
Mon père, après avoir visité la superbe maison de son frère, fut convaincu des bienfaits de la Bourse. Début 1988, une annonce interne faite par Dominic Pernell, le PDG de Hayendras, vantant la santé économique de l'entreprise et incitant les employés à acheter des actions, acheva de le convaincre. Il rassembla ce qui lui restait de sa part de la vente de Goldman & Cie et persuada Grand-père d'en faire autant.
— Nous devrions acheter des actions de Hayendras, nous aussi ! insista mon père au téléphone.
— Tu crois?
— Papa, regarde ce que ça a rapporté à Saul : des millions ! Des millions de dollars !
— Nous aurions dû écouter ton frère au moment de la vente de l'entreprise.
— Il n'est pas trop tard, Papa !
Mon père rassembla 700 000 dollars : toutes ses économies et celles de Grand-père. Tout leur trésor de guerre. Il convertit l'argent en actions Hayendras qui devaient, selon ses calculs, les faire devenir eux aussi rapidement millionnaires. Une semaine plus tard, il reçut un appel inquiet d'Oncle Saul.
— Je viens de parler à Papa, il me dit que tu as investi son argent?
— Oh, relax, Saul ! J'ai juste fait un placement comme toi. Pour lui et pour moi. Quel est le problème?
— Tu as acheté quoi comme actions?
— Des actions Hayendras évidemment.
— Quoi? Combien?
— Ça ne te regarde pas.
— Combien? Je dois savoir combien !
— 700 000 dollars.
— Quoi? Mais tu es devenu complètement fou? C'est quasiment tout votre argent !
— Et alors?
— Comment ça,
et alors?
Mais enfin, c'est un risque énorme !
— Eh bien quoi, Saul, au moment de vendre l'entreprise, tu nous avais bien conseillé de toucher tout en actions. Nous le convertissons maintenant. Je ne vois pas la différence.
— A l'époque c'était différent. Si ça tourne mal, Papa perd toute sa retraite ! Il va vivre de quoi?
— T'inquiète pas, Saul. Pour une fois, laisse-moi faire.
Le lendemain de cette conversation, à l'immense surprise de mon père, Oncle Saul débarqua dans son bureau au siège de Hayendras.
— Saul, qu'est-ce que tu fais là?
— Je dois te parler.
— Pourquoi n'as-tu pas téléphoné?
— Je ne pouvais pas te le dire par téléphone, c'est trop risqué.
— Me dire quoi?
— Viens, allons faire un tour.
Ils sortirent dans le parc attenant au bâtiment et s'isolèrent.
— L'entreprise va mal, dit Oncle Saul à mon père.
— Comment peux-tu dire ça? Je suis au courant de la situation économique de Hayendras : elle est très bonne, figure-toi. Le PDG Dominic Pernell a fait une annonce, il nous a dit d'acheter des actions. Le cours vient de monter d'ailleurs.
— Évidemment que le cours a monté, tous les employés se sont rués dessus.
— Qu'est-ce que tu essaies de me dire, Saul?
— Vends tes actions.
— Quoi? Jamais de la vie.
— Écoute-moi attentivement : je sais de quoi je parle. Hayendras va très mal, les chiffres sont dramatiques. Pernell n'aurait pas dû vous dire d'acheter. Tu dois te débarrasser de tes actions immédiatement.
— Qu'est-ce que tu racontes enfin, Saul? Je n'en crois pas un mot.
— Est-ce que tu penses que je serais venu de Baltimore si ce n'était pas aussi grave?
— Tu es agacé parce que t'as vendu tes actions et que tu n'arrives plus à en racheter. C'est ça? Tu veux que je vende pour racheter?
— Non, je veux que tu vendes pour t'en débarrasser.
— Et si tu me laissais respirer un peu, Saul? Tu as sauvé l'entreprise de Papa, tu lui as assuré sa retraite, tu as retrouvé un travail à tous ses employés : il t'adore, tu es le fils prodigue ! Tu as toujours été le préféré de Papa, de toute façon. Et comme si ça ne suffisait pas, tu as touché le jackpot au passage.
— Mais je vous avais dit de demander des actions à l'époque !
— Tu n'en as pas assez avec ta carrière d'avocat, ta grande maison, tes voitures? Tu veux plus? Le PDG en personne nous a dit d'acheter, tout le monde a acheté ! Tous les employés ont acheté ! C'est quoi ton problème? Ça te rend fou que je puisse gagner de l'argent moi aussi?
— Quoi? Mais enfin, pourquoi refuses-tu de m'écouter?
— Tu t'es toujours senti obligé de m'écraser. Surtout devant Papa. Quand on était gamin, sur le banc, il ne te parlait qu'à toi ! Saul par-ci, Saul par-là !
— Tu dis n'importe quoi.
— Il a fallu que tu te tires pour que je compte un peu à ses yeux. Et encore, lorsque vous étiez en froid, le nombre de fois où il m'a fait sentir que l'entreprise aurait été mieux dirigée si c'était toi qui en avais pris la barre...
— Nathan, tu délires. Si je suis là, c'est pour te dire que Hayendras va mal, les chiffres sont mauvais, dès que ça se saura, le cours de l'action va s'effondrer.
Mon père resta interdit un moment.
— D'où sais-tu cela? demanda-t-il.
— Je le sais. Je t'en supplie, crois-moi. Je le sais de source sûre. Je ne peux pas t'en dire plus. Vends tout et surtout n'en parle à personne. À personne, tu m'entends? Je commets un délit grave en t'informant. Si quelqu'un apprend que je t'ai prévenu, j'aurai de graves ennuis, et toi et Papa aussi. Ça va déjà être difficile de vendre un montant pareil en un bloc sans éveiller les soupçons. Tu devrais le faire en plusieurs fois. Dépêche-toi !
Mon père refusa d'entendre raison. Je crois qu'il était aveuglé par la vie que son frère menait à Baltimore et qu'il en réclamait sa part. Je sais qu'Oncle Saul fit tout son possible, qu'il alla jusqu'à se rendre en Floride pour trouver Grand-père et lui demander de convaincre son fils de vendre ses actions.
Grand-père téléphona même à mon père :
— Nathan, ton frère est venu me voir. Il dit qu'on doit absolument vendre nos actions. Peut-être qu'on devrait l'écouter...
— Non, Papa, pour une fois, fais-moi confiance, s'il te plaît !
— Il a dit qu'il nous aiderait à faire un meilleur placement, à investir ailleurs. Faire des placements qui rapporteront. Je t'avoue que je suis un peu inquiet...
— Qu'il se mêle de ce qui le regarde, celui-là ! Pourquoi tu ne me fais pas confiance? Je peux aussi faire des choses bien, tu sais !
Je crois que mon père jouait sa fierté. Il avait pris une décision, il voulait qu'on la respecte. Il resta sur sa position. Était-ce par conviction ou pour tenir tête à son frère, personne ne le saura jamais. Grand-père ne lui força pas la main, sans doute pour ne pas lui faire de peine.
Tandis que ma mère, dans l'habitacle de ma voiture, continuait son récit, il me revint un souvenir de jeunesse. Je me revis à l'âge de sept ans. Je courais du salon à la cuisine en criant : « Maman ! Maman ! Il y a Oncle Saul à la télévision ! » C'était sa première affaire médiatique, le début de sa gloire. Sur les images, à côté de lui, son client. Dominic Pernell. Je me souviens que pendant plusieurs semaines j'avais fièrement raconté à qui voulait l'entendre qu'on voyait dans les journaux Oncle Saul et le patron de Papa. Ce que j'ignorais, c'est que Dominic Pernell avait été arrêté par la SEC
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après avoir falsifié les comptes de Hayendras pour faire croire à ses employés à un bilan radieux, et leur revendre dans la foulée pour des millions de dollars de ses propres actions. Il fut condamné par un tribunal de New York à quarante-trois ans de prison. Dans les jours qui suivirent son arrestation, l'action Hayendras s'effondra complètement et sa valeur fut divisée par quinze. La compagnie fut rachetée pour une bouchée de pain par une importante firme allemande, qui existe toujours. Les 700 000 dollars de mon père et de Grand-père ne valaient plus désormais que 46 666,66 dollars.
Baltimore devint la punition de mon père. Leur maison, leurs voitures, les Hamptons, leurs vacances à Whistler, les fastes de Thankgsiving, l'appartement à la Buenavista, la patrouille privée d'Oak Park qui nous considérait comme des intrus : tout était là pour lui rappeler que, là où son frère avait réussi, il avait échoué.