Read Le livre des Baltimore Online
Authors: Joël Dicker
— Qu'est-ce qu'on va faire ensuite? demanda Woody à Hillel.
— On ira à Denver et on trouvera un bus pour Baltimore.
— Qu'est-ce qu'on va faire à Baltimore?
— Demander de l'aide à mon père. On pourrait se cacher quelques jours à Oak Park.
— Les voisins nous verront.
— Nous ne devrons pas quitter la maison. Personne n'imaginera que nous sommes là. Ensuite, mon père pourra nous conduire quelque part. Au Canada ou au Mexique. Il trouvera un moyen. Il me donnera de l'argent. C'est le seul qui puisse nous aider.
— J'ai peur d'être pris, Hillel. J'ai peur de ce qui va m'arriver. Est-ce qu'ils m'exécuteront?
— Ne t'inquiète pas. Reste calme. Il ne va rien nous arriver.
Après deux jours de voyage, ils arrivèrent à la gare routière de Baltimore le 24 novembre. C'était la veille de Thanksgiving. C'était le jour du Drame.
*
24 novembre 2004.
Jour du Drame.
Depuis la gare routière de Baltimore, où ils arrivèrent en fin de matinée, ils prirent les transports publics et arrivèrent jusqu'à Oak Park.
Ils avaient acheté deux casquettes qu'ils gardaient vissées sur la tête. Mais c'était une précaution inutile. À cette heure-là, les rues étaient désertes. Les enfants étaient à l'école, les adultes étaient au travail.
Ils pressèrent le pas sur Willowick Road. Bientôt ils aperçurent la maison. Leur rythme cardiaque s'accéléra. Ils y étaient presque. Une fois à l'intérieur, ils seraient à l'abri.
Ils atteignirent enfin la maison. Hillel avait la clé. Il ouvrit la porte et tous les deux s'engouffrèrent à l'intérieur. L'alarme était activée et Hillel tapa le code sur l'écran. Oncle Saul était absent. Il était à son cabinet, comme tous les jours.
Dans la rue, en planque dans sa voiture, le Marshal, qui venait de voir Woody et Hillel entrer dans la maison, se saisit de sa radio et appela des renforts.
Ils étaient affamés. Ils se dirigèrent directement vers la cuisine.
Ils se firent des sandwichs avec du pain de mie, de la dinde froide, du fromage et de la mayonnaise. Ils les dévorèrent. Ils se sentaient apaisés d'être de retour chez eux. Les deux jours de bus les avaient épuisés. Ils avaient envie de prendre une douche et de se reposer.
Une fois leur déjeuner terminé, ils montèrent à l'étage. Ils s'arrêtèrent devant la chambre d'Hillel. Ils regardèrent les vieilles images sur les murs. Sur le bureau d'enfant, une photo d'eux sur le stand de soutien à Clinton lors de l'élection de 1992.
Ils sourirent. Woody sortit de la pièce, longea le couloir et entra dans la chambre d'Oncle Saul et Tante Anita. Hillel jeta un coup d'œil par la fenêtre. Son cœur cessa de battre soudain : des policiers en cagoules et gilets pare-balles prenaient position dans le jardin. Ils étaient repérés. Ils étaient faits comme des rats.
Woody était toujours sur le seuil de la chambre de ses parents. Il lui tournait le dos et ne remarqua rien. Hillel s'approcha de lui doucement.
— Ne te retourne pas, Woody. Woody obéit et ne bougea pas.
— Ils sont là, hein?
— Oui. Il y a des policiers partout.
— Je ne veux pas être pris, Hill'. Je veux être ici pour toujours.
— Je sais, Wood'. Moi aussi, je veux être ici pour toujours.
— Tu te souviens de l'école d'Oak Tree?
— Bien sûr, Wood'.
— Que serais-je devenu sans toi, Hillel? Merci, tu as donné du sens à ma vie.
Hillel pleurait.
— Merci à toi, Woody. Je te demande pardon pour tout ce que je t'ai fait.
— Il y a longtemps que je t'ai pardonné, Hillel. Je t'aime pour toujours.
— Je t'aime pour toujours, Woody.
Hillel sortit de sa poche le revolver de Woody dont il ne s'était jamais débarrassé. C'était une pierre qu'il avait jetée dans la rivière.
Il plaça le canon derrière la tête de Woody.
Il ferma les yeux.
Au rez-de-chaussée, on entendit un terrible fracas. L'unité d'intervention de la police venait de défoncer la porte d'entrée.
Hillel tira une première fois. Woody s'écroula par terre.
Il y eut des cris au rez-de-chaussée. Les policiers se replièrent, pensant être pris pour cible.
Hillel se coucha sur le lit de ses parents. Il enfouit son visage dans les coussins, se glissa dans les draps, retrouva toutes les odeurs de son enfance. Il revit ses parents dans ce lit, c'était dimanche matin. Woody et lui entraient en fanfare, leur faisant la surprise d'avoir les bras chargés de plateaux de petits déjeuners. Ils s'installaient sur le lit avec eux, ils partageaient les pancakes laborieusement confectionnés. Ils riaient. Par la fenêtre ouverte, le soleil les baignait d'une lumière chaude. Le monde leur appartenait.
Il plaça l'arme contre sa tempe.
Tout finit comme tout commence.
Il appuya sur la détente.
Et tout était fini.
Le mois de juin 2012 en Floride fut lourd et chaud.
Ma principale occupation consista à trouver un acquéreur pour la maison d'Oncle Saul. Il fallait que je m'en sépare. Mais je ne voulais pas la vendre à n'importe qui.
Je n'avais pas eu de nouvelles d'Alexandra et j'en étais troublé. Nous nous étions embrassés chez moi, à New York, mais elle était ensuite partie à Cabo San Lucas se donner une chance avec Kevin. D'après les rumeurs qui m'étaient parvenues, son séjour au Mexique avait rapidement tourné au vinaigre, mais je voulais l'entendre de sa bouche.
Elle finit par me téléphoner pour me dire qu'elle partait passer l'été à Londres. C'était un voyage prévu de longue date. Elle était en train de travailler à son nouvel album, dont une partie devait être enregistrée dans un prestigieux studio de la capitale britannique.
J'avais espéré qu'elle me proposerait de nous revoir avant son départ, mais elle n'avait pas le temps.
— Pourquoi m'appelles-tu si c'est pour me dire que tu t'en vas? lui demandai-je.
— Je ne te dis pas que je m'en vais. Je te dis où je vais. Je répondis bêtement :
— Et pourquoi?
— Parce que c'est ce que font les amis. Ils se tiennent au courant de ce qu'ils font.
— Eh bien, si tu veux savoir ce que je fais, je suis en train de vendre la maison de mon oncle.
Elle eut une gentillesse dans la voix qui m'agaça :
— Je pense que c'est une bonne idée, me dit-elle.
Dans les jours qui suivirent, un courtier me présenta des acquéreurs qui me plurent. Un jeune couple charmant qui promettait de prendre grand soin de la maison et de la remplir d'enfants et de vie. Nous signâmes le contrat avec le notaire dans la maison, c'était important pour moi. Je leur donnai les clés et je leur souhaitai bon vent. Je m'étais affranchi de tout. Des Goldman-de-Baltimore, il ne me restait désormais plus rien.
Je remontai dans ma voiture et rentrai à Boca Raton. En arrivant chez moi, je trouvai devant ma porte le cahier de Leo, le fameux
Cahier n° 1.
Je le feuilletai. Il était vierge. Je le pris avec moi et allai m'installer dans mon bureau.
J'attrapai un stylo et le laissai glisser sur le papier du cahier ouvert devant moi. Ainsi débuta ce
Livre des Baltimore.
Baltimore, Maryland.
Décembre 2004.
Quinze jours après le Drame, les corps de Woody et Hillel nous furent rendus et nous pûmes les mettre en terre.
Ils furent inhumés le même jour, l'un à côté de l'autre, au cimetière de Forrest Lane. Le soleil d'hiver était resplendissant, comme si la nature était venue les saluer. La cérémonie eut lieu dans la plus stricte intimité : je fis un discours devant Artie Crawford, mes parents, Alexandra et Oncle Saul, qui tenait une rose blanche dans chaque main. Derrière les verres fumés de ses lunettes, je voyais couler une traînée sans fin de larmes.
Après l'enterrement, nous déjeunâmes dans le restaurant du Marriott où nous logions tous. C'était étrange de ne pas être à Oak Park, mais Oncle Saul n'était pas prêt à retourner chez lui. Sa chambre était contiguë à la mienne et, après le repas, il annonça qu'il allait monter faire une sieste. Il se leva de table et je le vis fouiller dans sa poche pour s'assurer qu'il avait sa clé magnétique. Je le suivis du regard, je scrutai sa chemise déchirée, sa barbe naissante qu'il laisserait définitivement pousser, sa démarche fatiguée.
Il nous avait dit : « Je vais aller me reposer dans ma chambre », mais en voyant les portes de l'ascenseur se refermer sur lui, j'eus envie de lui crier que sa chambre n'était pas là, que sa chambre était à 10 miles au nord, dans le quartier d'Oak Park, sur Willowick Road, dans une maison splendide de Baltimore, luxueuse et confortable. Une maison emplie des chants d'allégresse de trois enfants unis par la solennelle promesse du Gang des Goldman, et qui s'aimaient comme des frères. Il nous avait dit : « Je vais aller me reposer dans ma chambre », mais sa chambre était 300 miles plus au nord, dans une maison merveilleuse des Hamptons qui avait abrité nos moments de bonheur. Il nous avait dit : « Je vais aller me reposer dans ma chambre », mais sa chambre était 1 000 miles au sud, au 26e étage de la Buenavista, où la table du déjeuner était dressée pour cinq, eux quatre plus moi.
Il n'avait pas le droit de dire que cette pièce à la moquette poussiéreuse et au lit trop mou du septième étage du Marriott de Baltimore était sa chambre. Je ne pouvais le tolérer, je ne pouvais accepter qu'un Goldman-de-Baltimore dorme dans le même hôtel que les Goldman-de-Montclair. Je me levai de table en m'excusant et je demandai à prendre la voiture de location pour faire une course dans le quartier. Alexandra m'accompagna.
Je roulai jusqu'à Oak Park. Je croisai une patrouille et lui fis le signe secret de notre tribu. Puis je m'arrêtai devant la maison des Baltimore. Je descendis de voiture et restai un moment en contemplation devant la maison. Alexandra me prit contre elle. Je lui dis : « Je n'ai plus que toi désormais. » Elle me serra fort.
Nous errâmes ensuite un moment dans Oak Park. Je passai près de l'école d'Oak Tree, je retrouvai le terrain de basket qui n'avait pas changé. Puis nous retournâmes au Marriott.
Alexandra n'allait pas bien. Elle était accablée de tristesse, mais je sentais qu'il n'y avait pas que ça. Je lui demandai ce qui se passait, et elle se borna à me répondre que c'était lié à la perte d'Hillel et Woody. Elle ne me disait pas tout, je le voyais bien.
Mes parents restèrent encore deux jours, puis ils durent rentrer à Montclair. Ils ne pouvaient pas s'absenter davantage de leur travail. Ils invitèrent Oncle Saul à venir s'installer quelque temps à Montclair, mais Oncle Saul déclina. Comme je l'avais fait après la mort de Tante Anita, je décidai de rester un peu à Baltimore. À l'aéroport, où j'accompagnai mes parents, ma mère m'embrassa et me dit : « C'est bien que tu restes avec ton oncle. Je suis fière de toi. »
Alexandra retourna à Nashville une semaine après l'enterrement. Elle disait vouloir rester à mes côtés, mais je trouvais plus utile et plus important qu'elle continue d'assurer la promotion de son album. Elle était invitée à plusieurs émissions de télévision sur d'importantes chaînes locales et avait encore plusieurs premières parties à assurer.
Je restai à Baltimore jusqu'aux vacances d'hiver. Je vis mon oncle Saul se désagréger peu à peu, et ce fut très difficile à supporter. Il restait cloîtré dans sa chambre, prostré sur son lit, avec la télévision en fond sonore pour meubler le silence.
De mon côté, je passais mes journées entre Oak Park et Forrest Lane. J'attrapais les souvenirs dans le filet à papillons de ma mémoire.
Une après-midi où j'étais au centre-ville, je décidai de passer à l'improviste au cabinet d'avocats. Je me disais que je pourrais éventuellement prendre du courrier pour Oncle Saul, que cela l'occuperait et lui changerait les idées. Je connaissais bien la réceptionniste : elle fit une drôle de tête en me voyant arriver. Je crus d'abord que c'était à cause du Drame. Je lui demandai à accéder au bureau de mon oncle. Elle me fit attendre et quitta son poste pour aller chercher l'un des avocats associés. Je trouvai son comportement suffisamment étrange pour ne pas lui obéir: j'allai directement au bureau d'Oncle Saul, je poussai la porte, pensant que la pièce serait vide, et quelle ne fut pas ma surprise en découvrant qu'un homme que je ne connaissais pas occupait les lieux.
— Qui êtes-vous? demandai-je.
— Richard Philipps, avocat, me répondit l'homme d'un ton sec. Permettez-moi de vous demander à vous qui vous êtes.
— Vous êtes dans le bureau de mon oncle, Saul Goldman. Je suis son neveu.
— Saul Goldman? Mais il y a des mois qu'il ne travaille plus ici.
— Qu'est-ce que vous me racontez...
— Il a été foutu à la porte.
— Quoi? C'est impossible, il a fondé ce cabinet !
— La majorité des partenaires a exigé son départ. Ainsi va la vie, les vieux éléphants meurent et les lions mangent leur cadavre.
Je pointai sur lui un doigt menaçant :
— Vous êtes dans le bureau de mon oncle. Sortez !
À ce moment-là la réceptionniste déboula avec Edwin Silverstein, l'associé le plus ancien du cabinet et l'un des meilleurs amis d'Oncle Saul.
— Edwin, dis-je, que se passe-t-il?
— Viens, Marcus, il faut qu'on parle. Philipps ricana. Je m'écriai, fou de colère :
— Est-ce que ce sac à merde a pris la place de mon oncle? Philipps ne ricana plus.
— Reste poli, veux-tu? Je n'ai pris la place de personne. Comme je te l'ai dit, les vieux éléphants meurent et...
Il n'eut pas le temps de finir sa phrase, car je me jetai sur lui et l'empoignai par le col en lui disant :
— Quand les lions approchent des vieux éléphants, les jeunes éléphants viennent les buter ! Edwin m'enjoignit de lâcher Philipps et j'obéis.
— Il est fou ce type ! hurla Philipps. Je vais porter plainte ! Je vais porter plainte ! Il y a des témoins !
Tout l'étage s'était précipité pour voir ce qui se passait. Je balayai son bureau avec mon bras et jetai tout ce qui s'y trouvait par terre, y compris son ordinateur portable, puis je sortis de la pièce avec l'air du type prêt à tuer quelqu'un. Tout le monde s'écarta sur mon passage, je regagnai les ascenseurs. « Marcus ! s'écria Edwin en franchissant difficilement la haie de curieux pour me rejoindre. Attends-moi ! »