Le livre des Baltimore (20 page)

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Authors: Joël Dicker

BOOK: Le livre des Baltimore
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— Tu es Woodrow, c'est ça? demanda l'homme sur le pas de la porte.

— Tout le monde m'appelle Woody.

— Je m'appelle Augustus Bendham, je suis le coach de l'équipe de football du lycée de Buckerey High. Tes parents sont là? Je voudrais vous parler à tous les trois.

Le coach Bendham fut reçu en audience par Tante Anita, Oncle Saul, Woody et Hillel. Ils s'installèrent tous les cinq dans la cuisine.

— Voilà, expliqua-t-il en jouant nerveusement avec son verre d'eau, pardonnez-moi de débarquer à l'improviste, mais je suis venu pour vous faire une proposition un peu inhabituelle. Ça fait un moment que j'observe Woodrow jouer au sein de son équipe de football. Il est doué. Il est vraiment doué. Il a un potentiel immense. Je voudrais le prendre dans l'équipe du lycée. Je sais que vos enfants sont scolarisés dans le privé et que Buckerey est un établissement public, mais mon équipe est au top cette année et je pense qu'avec un joueur de la trempe de Woody, on a toutes les chances de remporter un titre. Et puis, il va stagner dans l'équipe locale, alors que s'il joue le championnat scolaire, il va pouvoir vraiment s'améliorer. Je crois que c'est une opportunité à la fois pour Buckerey et pour Woody. En principe, je ne me permets jamais de demander à des parents d'inscrire leur gamin à Buckerey juste pour avoir un talent de plus dans mon équipe. Je compose avec ce qu'il y a, ça fait partie de mon boulot. Mais là, c'est différent. Je ne me rappelle pas avoir vu un joueur pareil à cet âge. Je voudrais beaucoup que Woodrow intègre notre équipe dès la rentrée.

— Buckerey n'est pas le lycée public le plus proche de chez nous, releva Tante Anita.

— C'est vrai, mais vous n'avez pas à vous inquiéter pour ça. La répartition des élèves entre les différents établissements est facilement arrangeable. Si votre garçon veut aller à Buckerey, alors ce sera Buckerey.

Oncle Saul se tourna vers Woody.

— Qu'en penses-tu?

Il prit un instant de réflexion puis demanda au coach Bendham:

— Pourquoi moi? Pourquoi vous voudriez tant que je vienne dans votre lycée?

— Parce que je t'ai vu jouer. Et que de ma carrière, je n'avais encore jamais vu ça. T'es costaud, lourd, et pourtant tu cours à la vitesse de la lumière. À toi seul, tu vaux deux ou trois de mes joueurs. Je dis pas ça pour que tu prennes la grosse tête. T'es loin de ton meilleur niveau. Tu vas devoir travailler comme un chien. Te donner comme jamais. J'y veillerai personnellement. Je n'ai aucun doute que grâce au football, tu pourras obtenir une bourse pour n'importe quelle université du pays. Mais je pense que tu n'auras pas le temps d'aller à l'université.

— Que voulez-vous dire? demanda Oncle Saul.

— Je pense que ce petit gars va devenir une vedette de la NFL. Croyez-moi, en règle générale je suis plutôt avare de compliments. Mais ce que j'ai vu sur le terrain ces derniers mois...

 

La proposition du coach Bendham fut l'unique sujet de conversation à la table du dîner des Goldman-de-Baltimore durant les jours qui suivirent. Chacun avait ses raisons de penser que la possible intégration de Woody au sein de l'équipe de football de Buckerey était une grande nouvelle. Oncle Saul et Tante Anita, pragmatiques, considéraient que c'était pour Woody une chance unique de pouvoir ensuite aller étudier dans une bonne université. Hillel et Scott – qui avaient été immédiatement prévenus des oracles du coach – lui prédisaient la gloire et l'argent. « Tu sais combien se font les footballeurs professionnels? s'excita Hillel. Des millions ! Ils gagnent des millions de dollars. Wood', c'est énorme ! »

Renseignements pris, Buckerey High était un bon lycée, exigeant, et son équipe de football renommée. Lorsque le coach Bendham revint chez les Baltimore pour connaître le verdict final, il trouva devant la maison Woody, Hillel et Scott qui l'attendaient. « Je viens à Buckerey jouer au football si vous vous arrangez pour faire transférer également mes copains Hillel et Scott dans ce lycée. »

Il fallut ensuite convaincre les parents de Scott de laisser leur fils rejoindre un lycée public, ce à quoi ils étaient réticents. À l'invitation de Tante Anita, ils vinrent dîner un soir chez les Baltimore, sans leur fils.

— Les enfants, nous apprécions ce que vous faites pour Scott, dit Madame Neville à Woody et Hillel. Mais vous devez comprendre que la situation est compliquée. Scott est malade.

— On sait qu'il est malade, mais il doit bien aller à l'école, non? rétorqua Woody.

— Mes chéris, expliqua doucement Tante Anita, Scott serait peut-être mieux dans une école privée.

— Mais Scott a envie de venir à Buckerey avec nous, insista Hillel. Ce serait injuste de l'en priver.

— Il faut vraiment faire très attention à lui, expliqua Gillian. Je sais que vous ne pensez pas à mal, mais avec toutes vos histoires de football...

— Ne vous inquiétez pas, Madame Neville, dit Hillel, il ne court pas. Nous le mettons dans une brouette et Woody le pousse.

— Les enfants, il n'est pas habitué à toute cette agitation.

— Mais il est heureux avec nous, Madame Neville.

— Les autres enfants vont se moquer de lui. Dans une école privée, il est mieux protégé.

— Si des élèves se moquent de lui, nous leur casserons à chacun le nez, promit gentiment Woody.

— Personne ne va casser le nez de personne ! s'énerva Oncle Saul.

— Pardon, Saul, répondit Woody. Je voulais juste aider.

— Ça n'aide pas du tout. Patrick prit la main de sa femme.

— Gil', Scott est tellement heureux avec eux. Nous ne l'avons jamais vu comme ça. Il vit enfin.

Patrick et Gillian finirent par autoriser Scott à rejoindre Buckerey High, où il débarqua avec Hillel et Woody à l'automne 1994. Mais leurs craintes étaient fondées : dans l'univers privilégié d'Oak Tree, leur fils avait été à l'abri. Dès son premier jour au lycée, à cause de son aspect maladif il devint la cible des autres élèves. Il fut l'objet de regards et de moqueries. Cette même première journée, désorienté dans l'immensité des couloirs du nouveau bâtiment, il demanda la direction de sa salle de classe à une fille dont le petit ami, un costaud de dernière année, le coinça dans un couloir à la fin de la journée, lui tordit le bras devant tout le monde avant de lui coincer la tête dans un casier sans porte. Woody et Hillel l'y récupérèrent en sanglots. « Ne dites rien à mes parents, supplia Scott. S'ils savent, ils vont me changer d'école. »

 

Il fallait faire quelque chose pour Scott. Après une brève concertation entre Hillel et Woody, il fut décidé que ce dernier donnerait une raclée au costaud dès le lendemain matin, afin que tous les autres élèves soient clairement informés des conséquences de toute atteinte contre leur ami.

Que le costaud – Rick de son prénom – soit un pratiquant assidu d'arts martiaux n'impressionna pas Woody, ni ne fut d'une quelconque utilité au pauvre garçon. Comme convenu, le lendemain matin à la pause, Woody alla trouver Rick et le terrassa d'un coup de poing dans le nez, sans sommation. Rick étendu par terre, Hillel en profita pour lui verser son jus d'orange sur la tête et Scott dansa autour de son corps, les bras levés, criant victoire. Rick fut emmené à l'infirmerie et les trois autres dans le bureau de Monsieur Burdon, le principal du lycée, où furent convoqués d'urgence Oncle Saul et Tante Anita, Patrick et Gillian Neville et le coach Bendham.

— Bravo à vous trois, les félicita le principal Burdon. Deuxième jour d'école de votre première année ici, et vous tabassez déjà un de vos camarades.

— Vous êtes devenus fous? les réprimanda le coach Bendham.

— Vous êtes devenus fous? répétèrent les parents Neville.

— Vous êtes devenus fous? reprirent Oncle Saul et Tante Anita.

— Ne vous inquiétez pas, Monsieur le principal, expliqua Hillel, nous ne sommes pas des brutes. C'était une guerre préventive. Votre élève Rick prend un malin plaisir à terroriser les plus faibles que lui. Mais il se tiendra tranquille désormais. Parole de Goldman.

— Silence, au nom du Ciel ! s'énerva Burdon. De toute ma carrière, je n'ai encore jamais vu pareil ergoteur. C'est le lendemain de la rentrée et vous êtes déjà en train de donner des coups de poing dans le nez de vos camarades? Record battu ! Je ne veux plus avoir affaire à vous ! C'est compris? Quant à toi, Woody, c'est un comportement indigne d'un membre de l'équipe de football. Encore un écart de ce genre, et je te fais exclure de l'équipe.

À Buckerey personne ne s'en prit plus jamais à Scott. Quant à Woody, sa réputation était faite. Respecté dans les couloirs du lycée, il le fut rapidement sur les terrains de football où il brillait avec les Chats Sauvages de Buckerey. Tous les jours, après les cours, il se rendait à l'entraînement de football sur le terrain du lycée, accompagné d'Hillel et Scott qui, avec l'accord du coach Bendham, s'installaient sur le banc des entraîneurs et observaient l'équipe.

Scott était passionné de football. Il commentait les gestes des joueurs et expliquait longuement les règles à Hillel, qui devint bientôt intarissable sur le sujet et se découvrit dans la foulée un talent dont il n'avait jamais rien soupçonné : celui d'un bon entraîneur. Il avait une bonne vision du jeu et décelait immédiatement les faiblesses des joueurs. Depuis le banc, il s'autorisait parfois à crier des instructions de jeu aux joueurs, ce qui amusait le coach Bendham. Celui-ci lui disait : « Dis donc, Goldman, tu vas bientôt me piquer ma place ! » Hillel souriait, sans avoir remarqué que lorsque le coach prononçait le nom de Goldman, Woody tournait instinctivement la tête également.

13.

À Boca Raton, après avoir surpris l'homme au volant de son van noir, Leo et moi passâmes deux nuits à surveiller la rue, cachés dans ma cuisine. Dans l'obscurité, nous scrutions le moindre mouvement suspect. Mais à part une voisine qui partait faire son jogging au milieu de la nuit, une patrouille de police qui passait à intervalles réguliers et des ratons laveurs qui vinrent piller des poubelles laissées dehors, il ne se passa rien.

Leo prenait des notes.

— Qu'est-ce que vous écrivez? lui demandai-je en chuchotant.

— Pourquoi est-ce que vous chuchotez?

— Je ne sais pas. Qu'est-ce que vous écrivez?

— Je note les signes suspects. La folle qui court, les ratons laveurs...

— Notez les flics, tant que vous y êtes.

— Je l'ai fait. Vous savez, c'est souvent le flic le coupable. Ça ferait un bon roman. Qui sait où cela peut nous mener?

Cela ne nous mena nulle part. Il n'y eut plus aucun signe du van ou de son conducteur. J'étais préoccupé de savoir ce qu'il cherchait. Voulait-il s'en prendre à Alexandra? Devais-je la mettre au courant?

Mais je n'allais pas tarder pas à comprendre qui il était. Cela se produisit à la fin du mois de mars 2012, environ un mois et demi après mon installation à Boca Raton.

 

*

 

Baltimore.

1994.

 

Au fil de la saison, Hillel et Scott s'impliquèrent de plus en plus au sein des Chats Sauvages. Ils étaient là à tous les entraînements, se changeant avec les joueurs dans le vestiaire pour passer un survêtement de sport, avant de rejoindre leur banc d'observation. Les jours de match à l'extérieur, ils voyageaient dans le bus de l'équipe, vêtus d'un costume-cravate, comme tous les autres. Leur omniprésence aux côtés de l'équipe en fit rapidement des membres à part entière. Bendham, touché par leur engagement, voulut leur offrir un rôle plus officiel, leur proposant de devenir préposés au matériel. L'essai ne dura pas plus d'un quart d'heure : les bras d'Hillel étaient trop frêles pour porter quoi que ce fût, et Scott n'avait pas de souffle.

Le coach les fit asseoir sur le banc des entraîneurs et leur suggéra de dispenser des conseils aux joueurs. C'est ce qu'ils firent, analysant le jeu de chacun avec une précision rare. Ils appelaient ensuite les gars tour à tour, qui venaient les consulter comme la Pythie de Delphes. « Tu gaspilles ton énergie en courant comme un cheval quand t'as pas besoin. Garde ton poste et bouge quand l'action vient à toi. » Chacun des géants casqués les écoutait avec attention. Hillel et Scott devinrent les premiers et uniques élèves de l'histoire du lycée de Buckerey à porter le blouson ocre et noir des Chats Sauvages sans faire officiellement partie de l'équipe. Et quand, au terme d'un entraînement, le coach Bendham lançait un « Bon boulot, Goldman », Woody et Hillel se retournaient en même temps et répondaient d'une seule voix : « Merci, coach. »

À la table du dîner des Goldman-de-Baltimore, il ne fut bientôt plus question que de football. De retour de l'entraînement, Woody et Hillel racontaient en long et en large leurs exploits du jour.

— Et les cours, avec tout ça? demandait Tante Anita. Tout va bien?

— Ça va, répondait Woody. Pas évident, mais Hillel me donne un coup de main. Il a pas besoin de travailler, lui, il comprend tout du premier coup.

— Moi, je m'ennuie un peu, P'a, expliquait souvent Hillel. Le lycée, c'est vraiment pas comme j'imaginais.

— Tu imaginais ça comment?

— Je sais pas. Plus stimulant peut-être. Mais bon, heureusement il y a le football.

 

Cette année-là, les Chats Sauvages de Buckerey atteignirent les quarts de finale du championnat. Au retour des vacances d'hiver, la saison de football étant terminée, Woody, Hillel et Scott se mirent en quête d'une nouvelle occupation. Scott aimait le théâtre. Il se trouva que c'était une activité recommandée pour travailler son souffle. Ils s'inscrivirent au cours d'art dramatique que dispensait Mademoiselle Anderson, leur professeur de littérature, une jeune femme d'une grande gentillesse.

Hillel avait un talent naturel de meneur d'hommes. Sur le terrain de football, il était entraîneur. Sur les planches, il devint metteur en scène. Il suggéra à Mademoiselle Anderson de monter une adaptation des
Souris et des hommes,
ce qu'elle accepta avec enthousiasme. Et c'est là que de nouveaux ennuis commencèrent.

Il décida de la distribution des rôles après avoir organisé une audition truquée parmi les participants au cours. Scott, à sa plus grande joie, obtint le rôle de George et Woody, celui de Lennie.

— Tu as le rôle du débile, expliqua Hillel à Woody.

— Hé, je veux pas jouer un débile... Mademoiselle Anderson, vous ne pouvez pas trouver quelqu'un d'autre? En plus, je suis nul à ces trucs. Moi, ce que je sais faire, c'est jouer au football.

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