Le livre des Baltimore (38 page)

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Authors: Joël Dicker

BOOK: Le livre des Baltimore
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— Woody? s'écria Tante Anita.

Il resta muet, terrifié. Patrick arriva à lui.

— Ce n'est pas ce que tu crois, lui dit-il. Nous allons tout t'expliquer.

Woody le poussa en arrière pour l'écarter du passage et s'enfuit. Tante Anita lui courut après.

« Woody ! s'écria-t-elle. Woody ! Je t'en supplie, arrête-toi ! »

Pour ne pas avoir à attendre l'ascenseur, il descendit par les escaliers. Elle prit l'ascenseur. Le temps qu'il arrive au rez-de-chaussée, elle l'attendait déjà. Elle l'enveloppa de ses bras.

« Woody, mon ange, attends ! »

Il se défit de son étreinte.

« Laisse-moi ! T'es qu'une salope ! »

Il s'enfuit et hurla :

« Je vais le dire à Saul ! »

Elle courut derrière lui.

« Woody, je t'en supplie ! »

Il franchit la porte de l'immeuble, bondit sur le trottoir et traversa la rue sans même regarder, pour regagner sa voiture. Il voulait s'enfuir loin. Tante Anita s'élança derrière lui sans voir la camionnette qui arrivait à toute vitesse et qui la percuta de plein fouet.

 

 

 

TROISIEME PARTIE
Le Livre des Goldman
(1960-1989)

 

 

 

29.

Je passai tout le mois d'avril 2012 à mettre de l'ordre dans la maison de mon oncle. Je n'avais d'abord fait que classer quelques documents, au hasard, avant de me lancer dans une méticuleuse entreprise de rangement.

Tous les matins, je quittais mon paradis de Boca Raton pour traverser la jungle de Miami avant de retrouver les rues tranquilles de Coconut Grove. Chaque fois que j'arrivais devant la maison, j'avais l'impression qu'il était là, qu'il m'attendait sur la terrasse comme il l'avait fait pendant si longtemps. J'étais rapidement rattrapé par la réalité de la porte fermée à clé qu'il fallait déverrouiller et de la maison qui, malgré le passage régulier de la femme de ménage, sentait le renfermé.

Je commençai par le plus facile : ses vêtements, le linge de bain, les ustensiles de cuisine, que je mis dans des cartons et donnai à des œuvres de charité.

Puis il y eut le mobilier, ce qui fut plus compliqué : que ce soit un fauteuil, un vase ou une commode, je réalisai que tout me rappelait quelque chose de lui. Il n'avait gardé aucun souvenir d'Oak Park, mais je m'étais recréé mes propres souvenirs de ces cinq années pendant lesquelles j'avais passé tant de temps avec lui, dans cette maison.

Puis, il y eut les photos et les objets personnels. Je retrouvai dans des armoires des cartons entiers de photographies de sa famille. Je me plongeai dans ces photos comme dans la piscine du temps, retrouvant avec un certain bonheur ces Goldman-de-Baltimore qui n'existaient plus. Mais plus je les retrouvais, plus des questions me parcouraient l'esprit.

 

De temps en temps, je m'interrompais et je téléphonais à Alexandra. Il était rare qu'elle réponde. Quand elle le faisait, nous restions silencieux. Elle décrochait et je lui disais simplement :

— Salut, Alexandra.

— Salut, Markie.

Ensuite, plus rien. Je crois que nous avions tant à nous dire que nous ne savions même pas par où commencer. Pendant sept longues années, nous nous étions parlé tous les jours, sans exception. Combien de soirées avions-nous passé à nous parler ! Combien de fois, quand je l'emmenais dîner dehors, avions-nous été les derniers à table, à nous parler encore, pendant que les serveurs balayaient la salle et s'apprêtaient à fermer ! Après nous être manqués pendant si longtemps, par où devions-nous commencer pour nous raconter nos histoires? Par le silence. Ce silence puissant, presque magique. Le silence qui avait pansé les blessures de la mort de Scott. À Coconut Grove, je m'asseyais sur la terrasse, ou sous l'avant-toit, et j'imaginais Alexandra dans son salon de Beverly Hills, face à d'immenses baies vitrées qui donnaient sur Los Angeles.

Un jour, je finis par briser le silence.

— Je voudrais être avec toi, lui dis-je.

— Pourquoi?

— Parce que j'aime beaucoup ton chien.

Je l'entendis éclater de rire.

— Imbécile.

Je sais qu'en prononçant ce mot, elle sourit. Comme elle l'avait fait pendant si longtemps chaque fois que je faisais l'idiot avec elle.

— Comment va Duke? demandai-je.

— Il va bien.

— Il me manque.

— Tu lui manques aussi.

— Peut-être que je pourrais le revoir.

— Peut-être, Markie.

Je me dis que tant qu'elle disait
Markie,
il y avait de l'espoir. Puis je l'entendis renifler. Elle ne disait plus rien. Je compris qu'elle pleurait. Je m'en voulais de lui faire tant de peine, mais je ne pouvais pas renoncer à elle.

Soudain, j'entendis dans le combiné un bruit, une porte qui s'ouvrait. Puis une voix d'homme : Kevin. Elle raccrocha aussitôt.

 

La première fois que nous eûmes une réelle discussion fut environ une semaine plus tard, après que je trouvai chez Oncle Saul l'article du
Madison Daily Star
consacré à Woody, avec une photo de lui entouré par Hillel, Oncle Saul et Tante Anita.

Je lui envoyai un SMS :

 

J'ai une question importante à te poser à propos des années à Madison.

 

Elle me rappela quelques heures plus tard. Elle était en voiture, je me demandai si elle s'était volontairement éloignée de chez elle pour être tranquille.

— Tu voulais me poser une question, me dit-elle.

— Oui. Je voulais savoir pourquoi est-ce que tu m'as interdit de venir à Madison, et pas à Woody et Hillel?

— C'est ça ta question importante, Marcus? Je n'aimais pas quand elle disait Marcus.

— Oui.

— Enfin, Marcus, comment aurais-je pu savoir que c'était pour moi qu'ils étaient venus étudier à Madison? C'est vrai, je m'étais réjouie de les voir arriver sur le campus. Depuis notre rencontre dans les Hamptons, j'éprouvais à leur égard une tendresse toute particulière. Il y avait quelque chose de très fort lorsque nous étions tous les trois, et en dehors des cours, je passais la plupart de mon temps avec eux. Ce n'est qu'ensuite que j'ai découvert leur rivalité.

— Leur rivalité?

— Markie, tu le sais très bien. Une forme de rivalité s'est installée entre eux. C'était inévitable. Je me souviens de la rigueur des entraînements auxquels Woody s'astreignait à Madison. S'il n'était pas en cours, il était sur le terrain de football. Et s'il n'y était pas, c'est qu'il était en train de courir dix miles dans la forêt autour du campus. Je me souviens lui avoir demandé un jour: « Au fond, Woody, pourquoi tu fais tout ça? » Il m'avait répondu : « Pour être le meilleur. » Il me fallut longtemps pour comprendre ce qu'il voulait dire : il ne voulait pas être le meilleur au football, il voulait être le meilleur aux yeux de ton oncle et ta tante.

— Meilleur que qui?

— Qu'Hillel.

Elle me raconta des épisodes de leur rivalité dont je n'avais jamais rien su. Par exemple, le jour où Hillel proposa à Alexandra d'aller avec Woody et lui assister au concert d'un groupe que nous aimions bien et qui s'arrêtait dans la région. Le soir du concert, lorsqu'elle arriva à l'entrée de la salle, elle ne vit qu'Hillel. Il lui dit que Woody avait été retenu à l'entraînement, et ils avaient passé la soirée tous les deux. En croisant Woody le lendemain, elle lui avait dit :

— Dommage que tu aies raté le concert hier. C'était vraiment bien.

— Quel concert? répondit-il.

— Hillel ne t'a pas prévenu?

— Non. De quoi tu parles?

Quelques jours plus tard, à la cafétéria de l'université, Hillel était venu s'asseoir à côté d'Alexandra avec son plateau et lui avait demandé de but en blanc :

— Au fond, Alex, si tu devais te choisir un petit copain et qu'il ne restait que le choix entre Woody et moi, tu choisirais qui?

— Quelle étrange question ! avait-elle répondu. Avec aucun des deux. On ne sort pas avec ses amis. Ça gâche tout. Je préférerais finir vieille fille.

— Mais Woody? Tu aimes Woody?

— Woody, je l'aime bien, oui. Pourquoi tu me demandes ça?

— Tu l'aimes ou tu l'aimes bien?

— Hillel, tu veux en venir où?

Ce fut ensuite au tour de Woody de demander, un jour qu'ils étaient, Alexandra et lui, à la bibliothèque :

— Tu penses quoi d'Hillel?

— Du bien, pourquoi?

— Tu as des sentiments pour lui?

— Enfin, pourquoi tu me demandes ça?

— Pour rien. Vous avez simplement l'air d'être très proches.

C'était comme s'ils découvraient la notion de préférence. Eux qui avaient été ensemble si semblables, si indivisibles, réalisaient que dans leur rapport aux autres, ils ne pouvaient pas être faits d'un seul bloc, mais qu'ils étaient bien deux individus différents. Alexandra me raconta qu'ils décidèrent d'expérimenter ce principe de
préférence
en essayant de savoir lequel des deux Patrick Neville préférait. Qui allait avoir un moment privilégié avec lui? Lorsqu'ils allaient dîner ensemble, à côté de qui allait-il s'asseoir? Qui allait l'impressionner plus que l'autre?

Selon Alexandra, Patrick avait une préférence pour Hillel. Il l'impressionnait par son intelligence, par la fulgurance de ses réflexions. Patrick lui demandait souvent son avis sur les affaires courantes, l'économie, la politique, la crise au Proche-Orient, et que sais-je? Quand Hillel parlait, Patrick écoutait. Il appréciait évidemment beaucoup Woody, mais ce n'était pas le même niveau de relation qu'avec Hillel. Il éprouvait une réelle admiration pour Hillel.

À l'occasion d'un match des Titans contre l'université de New York, Patrick invita Woody le dimanche chez lui. Ils passèrent l'après-midi ensemble, à papoter et siroter du whisky. Woody se garda bien de le raconter à Hillel.

Alexandra s'en rendit compte en faisant une gaffe au cours d'une conversation anodine.

— Ah bon? Woody était chez toi dimanche? demanda Hillel.

— Tu ne le savais pas?

Hillel en fut terriblement agacé.

— Je peux pas croire qu'il m'ait fait un coup pareil ! Alexandra essaya aussitôt de calmer le jeu.

— Est-ce que c'est vraiment si dramatique? demanda-t-elle. Il lui avait lancé un regard noir, comme si elle était la dernière des imbéciles.

— Oui. Comment n'as-tu pas jugé bon de me prévenir?

— Mais te prévenir de quoi? s'agaça-t-elle. On dirait que j'ai surpris ta petite copine en train de te tromper et que je ne t'ai pas mis au courant.

— Je pensais qu'on se parlait, toi et moi, lâcha-t-il en faisant la moue.

— Écoute, Hillel, arrête ton cirque, tu veux? Je ne suis pas responsable de ce que vous vous dites ou pas, Woody et toi. Ce n'est pas mes oignons. Et puis, tu m'as bien emmenée à un concert sans lui.

— Ce n'était pas la même chose.

— Ah bon? Et pourquoi?

— Parce que...

— Oh, Hillel, épargne-moi tes histoires de couple avec Woody, s'il te plaît.

Mais Hillel n'en resta pas là. Il décida que si Woody fréquentait Patrick en cachette, il avait le droit d'en faire autant. Une après-midi qu'Alexandra était avec Woody à la cafétéria, ils virent par la baie vitrée Patrick et Hillel sortir ensemble du bâtiment administratif. Ils se serrèrent la main chaleureusement et Patrick se dirigea vers le parking.

— Pourquoi mon père était-il là aujourd'hui? demanda Alexandra à Hillel une fois qu'il les eut rejoints à la cafétéria.

Vous aviez l'air en grande discussion.

— Ouais, on avait rendez-vous tous les deux.

— Oh, je savais pas.

— Tu sais pas tout.

— Un rendez-vous de quoi?

— Pour vendredi.

— Qu'est-ce qui se passe vendredi?

— Rien. C'est confidentiel.

Ce jour-là, Woody fit beaucoup de peine à Alexandra : il avait un regard à la fois innocent et triste qui lui fendait le cœur. Elle en ressentit de l'agacement contre Hillel: elle haïssait son emprise sur Woody. Il était le préféré de Patrick, il avait déjà gagné. Que voulait-il de plus? Elle. Il la voulait, elle, pour lui tout seul, mais ça, elle ne l'avait pas encore compris.

Douze ans plus tard, au téléphone avec moi, Alexandra me dit encore :

— Ces quelques épisodes, du moins pendant les années passées à leurs côtés à Madison, restaient au fond sans conséquence. Leurs liens uniques finissaient toujours par prendre le dessus. Il s'est passé autre chose ensuite, mais je ne sais pas quoi. Je crois que c'est lié à la mort de ton grand-père...

— Que veux-tu dire?

— Hillel a découvert quelque chose à propos de Woody qui l'a terriblement blessé. Je ne sais pas quoi. Je me souviens simplement que pendant l'été qui a suivi la mort de ton grand-père, vous êtes allés en Floride pour aider votre grand-mère et qu'à son retour il m'a téléphoné. Il disait qu'il avait été trahi. Il n'a jamais voulu me préciser à quoi il faisait allusion.

 

*

 

En rentrant à Boca Raton, après mes journées passées à vider lentement les souvenirs qui encombraient la maison de Coconut Grove, je retrouvais Leo qui se plaignait de ne plus me voir.

Un soir où il débarqua avec des bières et son échiquier sur ma terrasse, il me dit :

— C'est de mieux en mieux, votre histoire. Vous venez ici soi-disant pour écrire un livre, mais à part retrouver une vieille copine, voler un chien et faire le ménage dans la maison de votre oncle mort, je ne vous vois pas avancer beaucoup.

— Détrompez-vous, Leo.

— Quand vous vous mettrez vraiment à écrire, dites-le-moi. J'adorerais vous voir « travailler ».

Il remarqua sur la table devant moi des albums de photos. J'avais ramené les vieux albums de ma grand-mère, dont les Baltimore avaient été exclus et j'y avais rajouté des photos retrouvées chez Oncle Saul.

— Qu'est-ce que vous fabriquez, Marcus? me demanda Leo intrigué.

— Je répare, Leo. Je répare.

30.

Floride.

Janvier 2011. Sept ans après le Drame.

 

Grand-mère invitait régulièrement Oncle Saul à dîner. Quand j'étais en visite chez lui, je me joignais à eux.

Ce soir-là, elle avait réservé dans un restaurant de poisson au nord de Miami et elle avait laissé un message sur le répondeur d'Oncle Saul pour donner ses consignes vestimentaires. « Nous allons dans un restaurant chic, Saul, fais un effort, s'il te plaît. » Avant de partir, Oncle Saul, qui avait mis son blazer – le seul qu'il possédait –, me demanda :

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