La Révolution des Fourmis (92 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: La Révolution des Fourmis
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L’ambassadeur se gratta le sommet du crâne.

— Et les jeunes qui ont occupé le lycée au nom de la
Révolution des fourmis ?

— Ils ont été libérés, eux aussi. Je crois qu’ils n’ont
pas poursuivi leurs études mais qu’ils ont tous plus ou moins monté des petites
entreprises d’informatique ou de services. Ça marche d’ailleurs pas mal à ce
que l’on dit. Moi, je suis pour qu’on encourage les jeunes à se lancer dans les
projets qui les intéressent.

— Et le commissaire Linart ?

— Il a fait une mauvaise chute dans les escaliers.

L’ambassadeur commençait à perdre patience.

— À vous entendre, on croirait qu’il ne s’est rien
passé !

— Je crois qu’on a beaucoup exagéré cette histoire de
« Révolution des fourmis » et de procès d’insectes. Entre nous…

Il lui fit un clin d’œil.

— … C’était un peu nécessaire pour relancer le
tourisme dans la région. Depuis cette histoire, la forêt accueille deux fois
plus de promeneurs. C’est bien. Ça aère les poumons des gens et ça fait vivre
le petit commerce local. En outre, le fait que vous vouliez vous jumeler avec
notre ville doit être un peu lié à cette histoire, non ?

Le Danois consentit enfin à se détendre.

— Oui, un peu, je l’avoue. Dans notre pays, ce drôle de
procès a intéressé tout le monde. Certains ont même pensé qu’il pourrait y
avoir réellement un jour une ambassade fourmi auprès des hommes et une
ambassade humaine auprès des fourmis.

Dupeyron eut un petit rire diplomatique.

— Il est important d’entretenir les légendes
forestières. Aussi farfelues soient-elles. Pour ma part, je regrette que depuis
le début du vingtième siècle il n’y ait plus d’auteurs de légendes. On dirait
que ce genre littéraire est complètement tombé en désuétude. Toujours est-il
que cette « mythologie » des fourmis de la forêt de Fontainebleau
s’est avérée bonne pour le tourisme.

Là-dessus Dupeyron consulta sa montre, c’était l’heure du
discours. Il monta sur l’estrade. Sentencieusement il sortit sa « feuille
habituelle de jumelage » déjà très écornée et très jaunie, puis il déclara :

— Je lève mon verre à l’amitié entre les peuples et à
la compréhension entre les êtres de bonne volonté de toutes les contrées. Vous
nous intéressez et j’espère que nous vous intéressons. Quelles que soient les
mœurs, les traditions, les technologies, je crois que nous nous enrichissons
mutuellement, d’autant que nos différences sont importantes…

Enfin, les impatients furent autorisés à se rasseoir et à
s’intéresser à leurs assiettes.

— Vous allez me prendre pour un candide mais je pensais
vraiment que c’était possible ! poursuivit le Danois.

— Quoi donc ?

— L’ambassade des fourmis auprès des hommes.

Exaspéré, Dupeyron le fixa dans les yeux. Il fit un signe de
la main comme pour figurer un grand écran de cinéma.

— Je vois très bien la scène. J’accueille Reine 103
e
,
habillée en souveraine avec sa petite robe lamée et son diadème. Je lui remets
la médaille du mérite agricole de Fontainebleau.

— Pourquoi pas ? Ces fourmis pourraient être pour
vous une véritable aubaine. Si vous vous en faites des alliées, elles
travailleront à des tarifs incomparables. Vous les traiterez comme les
habitants d’un sous-tiers-monde. Vous leur consentirez quelques colifichets et
vous les pillerez de tout ce qu’elles ont de bon et d’utilisable. N’est-ce pas
ce qu’on a fait avec les Amérindiens ?

— Vous êtes cynique, dit le préfet.

— Peut-on rêver d’une main-d’œuvre moins chère, plus
nombreuse et aux gestes plus précis ?

— C’est vrai, elles pourraient labourer les champs en
masse. Elles pourraient trouver des sources d’eau souterraines.

— Elles pourraient être utilisées dans l’industrie pour
les travaux dangereux ou délicats.

— Elles pourraient s’avérer d’excellentes auxiliaires
militaires, que ce soit pour l’espionnage ou le sabotage, renchérit le préfet
Dupeyron.

— On pourrait même envoyer des fourmis dans l’espace.
Plutôt que de risquer des vies humaines, autant expédier à moindre coût des
fourmis.

— Probablement. Mais… il reste un problème.

— Lequel ?

— Communiquer avec elles. La machine « Pierre de
Rosette » ne marche pas. Elle n’a jamais marché. Je vous l’ai dit, c’était
une machine truquée. Il y avait un comparse à l’extérieur qui parlait dans un
micro et se faisait passer pour un insecte.

L’ambassadeur danois semblait très déçu.

— Vous avez raison, finalement de tout cela il ne reste
qu’une légende. Une légende moderne des forêts.

Ils trinquèrent et parlèrent de choses plus sérieuses.

 

241. ENCYCLOPÉDIE

 

UN SIGNE
 : Hier il s’est passé quelque chose d’étrange,
je me promenais, lorsque soudain, chez un bouquiniste mon regard fut attiré par
un livre,
Les Thanatonautes
.

Je l’ai lu. L’auteur y
affirme que la dernière frontière inconnue de l’homme est sa propre fin. Il a
imaginé des pionniers qui partiraient explorer le paradis tout comme Christophe
Colomb s’en est allé à la découverte de l’Amérique.

Les paysages et
l’environnement sont inspirés des paradis décrits par les livres des morts
tibétains et égyptiens. L’idée est étrange. J’ai interrogé le bouquiniste qui
m’a dit qu’à l’époque, ce livre n’avait guère eu de retentissement. Normal. La
mort et le paradis sont dans notre pays des sujets tabous. Mais, plus je
regardais ce livre,
Les Thanatonautes
, plus je ressentais une sensation
de malaise. Ce n’était pas le sujet qui me troublait, mais autre chose. J’ai
eu, comme un éclair, cette idée affreuse : « Et si moi, Edmond Wells,
je n’existais pas ? » Je n’ai peut-être jamais existé. Je ne suis
peut-être que le personnage fictif d’une cathédrale de papier.

Tout comme les héros des
Thanatonautes
.

Eh bien, je vais traverser
ce mur de papier pour directement m’adresser à mon lecteur. « Bonjour à
toi qui as la chance d’être réel, c’est rare, profites-en ! »

 

Edmond Wells,

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.

 

242. UN NOUVEAU CHEMIN

 

Dans l’ordinateur ronronnant,
Infra-World
, le monde
virtuel jadis créé par Francine, persiste à vivre en vase clos ; plus
personne ne s’intéresse à lui.

Dans ce monde qui n’existe presque pas, un peu partout,
religieux et scientifiques se lancent à l’assaut d’une dimension supérieure
qu’ils ont enfin admise. Un auteur de roman de science-fiction en a, le
premier, émis l’hypothèse, laquelle a été confirmée grâce à des fusées et des
télescopes. Ce qu’ils appellent « au-delà » est, ils en sont
dorénavant convaincus, un monde d’une autre dimension. Là-bas vivent des gens
comme eux mais qui perçoivent différemment le temps et l’espace.

Les gens d’
Infra-World
ont déduit que ceux de la
dimension supérieure se servent d’un ordinateur contenant un programme qui
décrit leur monde dans les moindres détails et qu’en le décrivant, ils le font
exister. Les Infra-worldiens ont compris qu’ils n’ont de réalité que dans un
monde illusoire, créé par des gens d’une autre dimension, détenteurs d’une
technologie capables de les inventer. Tous leurs médias en ont informé la
population.

Les Infra-worldiens ont aussi compris qu’ils n’existent pas
matériellement. Ils ne sont que des suites de 0 et de 1 sur un support magnétique,
une suite de Yin et de Yang sur une longue chaîne d’information, un ADN
électronique qui décrit et programme leur univers. Ils ont d’abord été
bouleversés d’être si peu « existants » et puis, ils s’y sont
habitués.

Ce qu’ils désirent désormais, c’est comprendre pourquoi ils
existent. Tous savent avoir autrefois détecté leur dieu, un dieu femelle nommé
« Francine ». Tous savent qu’ils l’ont tué ou, du moins, gravement
blessé. Mais cela ne leur suffit pas. Ils veulent comprendre le monde du
dessus.

 

243. ENCHAÎNEMENT

 

Elle courait droit devant elle. Elle dévala la pente. Elle
slaloma entre les peupliers qui s’élançaient, flèches pourpres, autour d’elle.

Applaudissements d’ailes. Des papillons déployaient leurs
voilures chamarrées et brassaient l’air en se poursuivant.

Un an s’était écoulé ; Julie, gardienne de l’
Encyclopédie
,
avait remis le livre dans la valise cubique et la rapportait à l’endroit exact
où elle l’avait découvert. Qu’un autre puisse à son tour dans l’avenir se
servir du Savoir Relatif et Absolu.

Maintenant, elle et ses amis n’avaient plus besoin de
détenir l’ouvrage. Tous les huit, ils en portaient le contenu en eux. Ils
l’avaient même prolongé. Lorsqu’un maître a accompli son œuvre, il doit se
retirer, fût-il un simple livre.

Avant de refermer la mallette, Julie relut la fin du
troisième volume, la toute dernière page. La main nerveuse d’Edmond Wells avait
tremblé en inscrivant ces ultimes phrases.

 

C’est fini. Et pourtant,
ce n’est que le début. C’est à vous maintenant de faire la révolution. Ou
l’évolution. C’est à vous de vous forger une ambition pour votre société et
votre civilisation. C’est à vous d’inventer, de bâtir, de créer afin que la
société ne reste pas figée et qu’elle n’aille plus jamais en arrière.

Complétez l’
Encyclopédie
du Savoir Relatif et Absolu
. Inventez de nouvelles entreprises, de
nouvelles manières de vivre, de nouvelles méthodes d’éducation pour que vos
enfants puissent faire encore mieux que vous. Élargissez le décor de vos rêves.

Tentez de fonder des
sociétés utopiques. Créez des œuvres de plus en plus audacieuses. Additionnez
vos talents car 1 + 1 = 3. Partez à la conquête de
nouvelles dimensions de réflexion. Sans orgueil, sans violence, sans effets
spectaculaires. Simplement, agissez.

Nous ne sommes que des hommes
préhistoriques. La grande aventure est devant nous, non derrière. Utilisez
l’énorme banque de données que représente la nature qui vous environne. C’est
un cadeau. Chaque forme de vie porte en elle une leçon. Communiquez avec tout
ce qui est vie. Mêlez les connaissances.

L’avenir n’appartient ni
aux puissants ni aux étincelants.

L’avenir est forcément aux
inventeurs.

Inventez.

Chacun d’entre vous est
une fourmi qui apporte sa brindille à l’édifice. Trouvez de petites idées
originales. Chacun de vous est tout-puissant et éphémère. Raison de plus pour
s’empresser de construire. Ce sera long, vous ne verrez jamais les fruits de
votre travail mais, comme les fourmis, accomplissez votre pas. Un pas avant de
mourir. Une fourmi prendra discrètement le relais et puis une autre, puis une
autre, puis une autre.

La Révolution des fourmis
se fait dans les têtes, pas dans la rue. Je suis mort, vous êtes vivants. Dans
mille ans, je serai toujours mort mais vous, vous serez vivants. Profitez
d’être vivants pour agir.

Faites la Révolution des
fourmis.

 

Julie brouilla le code de la serrure et, à l’aide d’une
corde, glissa dans le ravin où elle avait chuté naguère.

Elle s’écorcha aux ronces, aux épines, aux fougères.

Elle retrouva le fossé fangeux, le tunnel qui s’enfonçait
dans la colline.

Elle y pénétra à quatre pattes et, avec l’impression de
poser une bombe à retardement, elle déposa la mallette à l’endroit précis où
elle l’avait découverte.

La Révolution des fourmis se renouvellerait ailleurs,
différemment et en d’autres temps. Comme elle, un jour, quelqu’un découvrirait
la mallette et inventerait sa propre Révolution des fourmis.

Julie sortit du tunnel boueux et remonta le talus en
s’accrochant à la corde. Elle connaissait le chemin du retour.

Elle se heurta la tête au rocher de grès qui surplombait le
ravin et bouscula une belette qui, en s’enfuyant, bouscula un oiseau, qui
bouscula une limace, qui dérangea une fourmi au moment précis où elle allait
découper une feuille.

Julie respira et des milliers d’informations se précipitèrent
dans son cerveau. La forêt contenait tant de richesses. La jeune femme aux yeux
gris clair n’avait pas besoin d’antennes pour percevoir l’âme de la forêt. Pour
pénétrer l’esprit des autres, il suffit de le vouloir.

L’esprit de la belette était souple, tout en ondulations et
petites dents pointues. La belette savait mouvoir son corps en trois dimensions
en se situant parfaitement dans le paysage.

Julie plaça son attention dans l’esprit de l’oiseau et sut
le plaisir de savoir voler. Il voyait de si haut. L’esprit de l’oiseau était
incroyablement complexe.

L’esprit de la limace était serein. Pas de peur, seulement
un peu de curiosité et un peu d’abandon face à ce qui se dressait devant elle.
La limace ne pensait qu’à manger et à se traîner.

La fourmi était déjà partie ; Julie ne la chercha pas.
En revanche, la feuille était là et elle ressentit ce que ressentait la
feuille, le plaisir d’être à la lumière. La sensation d’œuvrer en permanence à
la photosynthèse. La feuille se pensait extrêmement active.

Julie chercha alors à entrer en empathie avec la colline.
C’était un esprit froid. Lourd. Ancien. La colline n’avait pas conscience du
passé récent. Elle se situait dans l’histoire entre le permien et le
jurassique. Elle avait des souvenirs de glaciations, de sédimentations. La vie
qui se déroulait sur son dos ne l’intéressait pas. Seuls les hautes fougères et
les arbres étaient ses vieux compagnons. Les humains, elle les voyait vivre et
aussitôt mourir tant leurs vies étaient courtes. Pour elle, les mammifères
n’étaient que des météores sans intérêt. À peine nés, ils étaient déjà vieux et
agonisants.

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