La Révolution des Fourmis (87 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: La Révolution des Fourmis
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Pour nous, c’est vous qui êtes bêtes et nous qui sommes
intelligentes. Il faudrait avoir recours à une troisième espèce, ni Doigt, ni
fourmi, pour nous départager objectivement
.

Tout le monde en était conscient, la cour comprise, la
question était cruciale. Si les fourmis étaient intelligentes, elles étaient
responsables de leurs actes. Sinon, elles étaient irresponsables comme un
malade mental ou n’importe quel mineur.

— Comment prouver l’intelligence ou la non-intelligence
des fourmis ? s’interrogea tout haut le président en lissant sa barbe.

Et comment prouver l’intelligence ou la non-intelligence
des Doigts
 ? compléta la fourmi sans se départir de son assurance.

— En l’occurrence, ce qui nous importe, c’est de
définir quelle espèce est la plus intelligente par rapport à l’autre, rétorqua
un assesseur.

Une cour d’assises ressemble peu ou prou à un théâtre.
Depuis la nuit des temps, la justice a été conçue comme un spectacle, mais
jamais le juge n’avait éprouvé aussi fortement l’impression d’être un metteur
en scène. À lui de veiller à bien rythmer les interventions avant que le public
ne se lasse, à lui de bien distribuer les rôles des témoins, des accusés, des
jurés. S’il parvenait à faire monter le suspense jusqu’au verdict final, à
tenir en haleine tant le prétoire que les téléspectateurs qui suivaient chaque
soir la suite des débats sur leur petit écran, il tiendrait là son plus grand
succès.

Fait rare, un juré leva la main.

— Si je puis me permettre… Je suis grand amateur de
jeux de réflexion, dit l’agent des postes à la retraite. Échecs, mots croisés,
énigmes, jeux de mots, bridge, morpion. Il me semble que la meilleure manière
de départager deux esprits pour déterminer quel est le plus subtil, c’est de
les confronter dans un jeu, une sorte de « joute » d’intelligence.

Le mot « joute » sembla ravir le juge.

Il se souvenait avoir appris dans ses cours de droit qu’au
Moyen Âge, c’était de la joute que dépendait la justice. Les plaideurs
enfilaient leurs armures et se battaient jusqu’à la mort, laissant à Dieu le
soin de décider du vainqueur. Tout était plus simple, le survivant avait
toujours raison. Les juges n’avaient ni peur de se tromper, ni remords.

Si ce n’est que là, on ne pouvait évidemment pas organiser
un duel à forces égales, « homme-fourmi ». Il suffisait d’une
pichenette pour qu’un homme tue un insecte.

Le juge signala ce détail. Le juré ne baissa pas les bras.

— Il n’y a qu’à inventer une épreuve objective où une
fourmi a autant de chances de réussir qu’un humain, insista-t-il.

L’idée excita l’assistance. Le juge demanda :

— Et à quel genre de « joute » pensez-vous ?

 

228. ENCYCLOPÉDIE

 

STRATÉGIE DE CHEVAL
 : En 1904, la communauté scientifique
internationale entra en ébullition. On croyait avoir enfin découvert « un
animal aussi intelligent qu’un homme ». L’animal en question était un
cheval de huit ans, éduqué par un savant autrichien, le professeur von Osten. À
la vive surprise de ceux qui lui rendaient visite, Hans, le cheval, paraissait
avoir parfaitement compris les mathématiques modernes. Il donnait des réponses
exactes aux équations qu’on lui proposait, mais il savait aussi indiquer
précisément quelle heure il était, reconnaître sur des photographies des gens
qu’on lui avait présentés quelques jours plus tôt, résoudre des problèmes de
logique.

Hans désignait les objets
du bout du sabot et communiquait les chiffres en tapant sur le sol. Les lettres
étaient frappées une à une pour former des mots. Un coup pour le
« a », deux coups pour le « b », trois pour le
« c », et ainsi de suite.

On soumit Hans à toutes
sortes d’expériences et le cheval prouva sans cesse ses dons. Des zoologistes,
des biologistes, des physiciens et, pour finir, des psychologues et des
psychiatres se déplacèrent du monde entier pour voir Hans. Ils arrivaient
sceptiques et repartaient déconcertés. Ils ne comprenaient pas où était la
manipulation et finissaient par admettre que cet animal était vraiment
« intelligent ».

Le 12 septembre 1904,
un groupe de treize experts publia un rapport rejetant toute possibilité de
supercherie. L’affaire fit grand bruit à l’époque et le monde scientifique
commença à s’habituer à l’idée que ce cheval était vraiment aussi intelligent
qu’un homme.

Oskar Pfungst, l’un des
assistants de von Osten, perça enfin le mystère. Il remarqua que Hans se
trompait dans ses réponses chaque fois que la solution du problème qu’on lui
soumettait était inconnue des personnes présentes. De même, si on lui mettait
des œillères qui l’empêchaient de voir l’assistance, il échouait à tous les
coups. La seule explication était donc que Hans était un animal extrêmement
attentif qui, tout en tapant du sabot, percevait les changements d’attitude des
humains alentour. Il sentait l’excitation quand il approchait de la bonne
solution.

Sa concentration était
motivée par l’espoir d’une récompense alimentaire.

Quand le pot aux roses fut
découvert, la communauté scientifique fut tellement vexée de s’être fait aussi
facilement berner qu’elle bascula dans un scepticisme systématique face à toute
expérience ayant trait à l’intelligence animale. On fait encore état dans
beaucoup d’universités du cas du cheval Hans comme d’un exemple caricatural de
tromperie scientifique. Cependant, le pauvre Hans ne méritait ni tant de gloire
ni tant d’opprobre. Après tout, ce cheval savait décoder les attitudes humaines
au point de se faire passer temporairement pour un égal de l’homme.

Mais peut-être que l’une
des raisons d’en vouloir si fort à Hans est plus profonde encore. Il est
désagréable à l’espèce humaine de se savoir transparente pour un animal.

 

Edmond Wells,

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.

 

229. RENCONTRE SUR LES MARCHES

 

Le juré spécialiste des jeux de réflexion se porta
volontaire pour élaborer un test qu’après concertation la cour et la défense
estimèrent acceptable.

Il fallait à présent désigner un représentant de l’espèce
humaine et un autre de l’espèce fourmi pour la compétition.

L’avocat général proposa le commissaire Maximilien Linart
d’un côté et Julie se prononça pour 103
e
, de l’autre. Le président
les récusa d’office tous les deux. Linart, enseignant à l’école de police et
limier réputé, était loin d’être un humain représentatif de son espèce. De
même, 103
e
, avec tous les films qu’elle avait vus à la télévision
humaine, n’avait plus rien d’une fourmi banale.

Le magistrat estimait indispensable que champion humain et
champion fourmi soient choisis au hasard dans leur population respective. Le
juge était conscient d’inventer une jurisprudence en la matière et prenait son
rôle très au sérieux.

Un policier et un huissier furent dépêchés dans la rue, à
charge pour eux de ramener le premier homme d’aspect convenable passant par là.
Ils arrêtèrent un « humain moyen » âgé de quarante ans, cheveux
bruns, petite moustache, divorcé, deux enfants. Ils lui expliquèrent ce qu’on
attendait de lui.

L’homme fut pris de trac à l’idée de devenir le champion de
l’espèce humaine et craignit d’être ridicule. Le policier se demandait s’il
n’allait pas devoir recourir à la force pour l’amener devant la cour, mais
l’huissier eut la bonne idée de signaler à leur cobaye qu’il passerait le soir
même à la télévision. À la pensée d’impressionner ses voisins, il n’hésita plus
et les suivit.

À la fourmi que la même équipe assermentée alla ramasser
dans le jardin du palais de justice, on ne demanda pas son avis. Ils
s’emparèrent de la première qu’ils avisèrent, un insecte de 3,2 mg,
1,8 cm de long, à petites mandibules et à chitine noire. Ils vérifièrent
que tous ses membres étaient intacts et ses antennes s’agitèrent lorsqu’ils la
déposèrent sur une feuille de papier.

Le matériel à mesurer l’intelligence inventé par le juré
était déjà en place dans le prétoire. Il s’agissait de douze pièces de bois
qu’il fallait emboiter afin de former un promontoire permettant d’atteindre une
poire électrique rouge suspendue au-dessus d’eux.

Le premier des deux compétiteurs qui la toucherait
enclencherait une sonnerie électrique et serait déclaré vainqueur.

Si toutes les pièces étaient exactement semblables pour l’un
et l’autre, évidemment, l’échelle variait. L’échafaudage humain s’élèverait à
trois mètres une fois monté, l’échafaudage fourmi : à trois centimètres.

Pour intéresser la fourmi à son travail, le juré enduisit sa
poire rouge de miel. On disposa des caméras devant chacun des concurrents et le
président donna le signal du départ.

L’humain s’était familiarisé dès sa plus tendre enfance avec
les jeux de construction. Il se mit aussitôt à empiler méthodiquement ses
pièces, soulagé de se voir proposer un test aussi simple.

La fourmi, de son côté, tournoyait, affolée de se retrouver
dans un lieu étranger, avec autant d’odeurs et de lumière, loin de ses repères
habituels. Elle se plaça sous la poire, renifla le doux arôme du miel et
l’excitation la gagna. Ses antennes tournicotaient. Elle se dressa sur ses
quatre pattes arrière, tenta d’attraper la poire et n’y arriva pas.

L’avocat général laissa sans broncher l’huissier rapprocher
les morceaux de bois de l’insecte pour mieux lui faire comprendre qu’elle
devait les assembler pour s’élever jusqu’à la poire. La fourmi considéra les
bouts de bois et, à l’hilarité générale, les attaqua à la mandibule afin de les
manger car ils étaient légèrement imprégnés d’odeur de miel.

La fourmi s’agitait, tenaillait, restait sous la poire rouge
mais ne présentait aucun comportement susceptible de lui permettre de l’atteindre.

Encouragé par les siens, en revanche, l’humain était sur le
point d’achever son ouvrage alors que la fourmi n’avait encore rien fait, sinon
abîmer ses bouts de bois et revenir sous la poire pour tenter de l’attraper en
se dressant sur ses pattes arrière et en brassant l’air de ses pattes avant.
Elle claquait des mandibules, faisait du surplace et n’arrivait à rien.

L’humain n’avait plus que quatre morceaux de bois à
assembler quand, très énervée, la fourmi abandonna soudain sa position sous la
poire et s’en alla. On n’avait pas pensé à lui mettre de mur.

Toute l’assistance pensait qu’elle avait renoncé et
s’apprêtait à plébisciter son adversaire quand elle revint, accompagnée d’une
autre fourmi. Elle lui dit quelque chose avec ses antennes et l’autre se plaça
d’une certaine manière pour lui faire la courte échelle.

Du coin de l’œil, l’humain aperçut la manœuvre et accéléra
encore son travail. Il y était presque quand, à une seconde près, la cloche des
fourmis retentit en premier.

Dans le prétoire, ce fut le tumulte. Certains huaient,
d’autres applaudissaient.

L’avocat général prit la parole :

— Vous l’avez tous vu : la fourmi a triché. Elle
s’est fait aider par une comparse, ce qui prouve bien que l’intelligence
myrmécéenne est collective et non individuelle. Seule, une fourmi n’est capable
de rien.

— Mais non, le contredit Julie. Simplement, les fourmis
ont compris qu’à deux, on résout beaucoup plus facilement un problème que tout
seul. C’était d’ailleurs la devise de notre Révolution des fourmis : 1 + 1 = 3.
L’addition des talents dépasse leur simple somme.

L’avocat général ricana.

— 1 + 1 = 3 est un mensonge
mathématique, un péché contre le bon sens, une insulte à la logique. Si ces
sottises conviennent aux fourmis, tant mieux pour elles. Nous autres, hommes,
ne faisons confiance qu’à la science pure et non aux formules ésotériques.

Le juge frappa de son maillet.

— Ce test n’est effectivement pas concluant. Il faut en
imaginer un autre où, cette fois, un seul humain n’aura affaire qu’à une seule
fourmi. Et quel qu’en soit le résultat, il sera entériné.

Le magistrat convoqua le psychologue délégué auprès de la
cour d’assises et lui demanda de concocter le test objectif et incontestable en
question.

Puis il accorda une interview exclusive au journaliste
vedette de la principale chaîne nationale.

— Ce qui se passe ici est très intéressant, et je pense
que les Parisiens devraient venir nombreux à Fontainebleau pour assister aux
audiences et soutenir la cause humaine.

 

230. PHÉROMONE ZOOLOGIQUE : OPINION

 

Saliveuse : 10
e
.

OPINION :

Les Doigts sont de moins en moins capables de se faire
une opinion personnelle.

Alors que tous les animaux pensent par eux-mêmes et se
forgent une opinion par rapport à ce qu’ils voient et à ce que leur expérience
leur a appris, les Doigts pensent tous la même chose, c’est-à-dire qu’ils
reprennent à leur compte l’opinion émise par le présentateur du journal
télévisé de vingt heures.

On peut appeler cela leur « esprit collectif ».

 

231. ON LA VOIT DE LOIN

 

Le psychologue réfléchit longuement. Il consulta des
collègues, des responsables de la rubrique jeux dans des magazines, des
inventeurs de jeux patentés dans le commerce. Créer une règle du jeu valable à
la fois pour des humains et des fourmis, quelle gageure ! Et puis, quel
jeu prouverait incontestablement l’intelligence ?

Il y avait le go, les échecs, les dames, mais comment
expliquer leurs règles à une fourmi. Ils appartenaient à la culture humaine,
tout comme le mah-jong, le poker ou la marelle. À quoi peuvent bien jouer les
fourmis ?

Le psychologue pensa d’abord au mikado. Les fourmis devaient
avoir l’habitude de dégager les brindilles dont elles avaient besoin parmi
d’autres brindilles, inutilisables pour elles. Il dut y renoncer. Le mikado
était une épreuve de dextérité, pas une épreuve d’intelligence. Il y avait
encore les osselets, mais les fourmis n’avaient pas de mains.

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