La Révolution des Fourmis (84 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: La Révolution des Fourmis
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Julie déposa près d’elle une miette de pain que la fourmi
grignota d’autant plus avidement qu’elle était terrorisée. Arthur lui envoya un
message lui demandant si elle était prête à répondre à des questions.

Qu’est-ce qu’il se passe
 ? demanda la fourmi à
travers la machine.

— On fait votre procès, indiqua Arthur.

C’est quoi procès
 ?

— C’est de la justice.

C’est quoi justice
 ?

— C’est le fait d’estimer si on a raison ou tort.

C’est quoi raison-ou-tort
 ?

— Raison c’est quand on agit bien. Tort c’est le
contraire.

C’est quoi agir-bien
 ?

Arthur soupira. Déjà, dans la pyramide, il était très
difficile de dialoguer avec les fourmis sans redéfinir sans cesse les mots.

— Le problème, dit Julie, c’est que les fourmis,
n’ayant pas de sens moral, ignorent ce qu’est le bien, le mal et jusqu’à la
notion de justice. Dépourvues de sens moral, les fourmis ne peuvent donc pas
être considérées comme responsables de leurs actes. Il faut donc les relâcher
dans la nature.

Chuchotements entre le juge et ses assesseurs. La
responsabilité animale était de toute évidence au centre de leur débat. Ils
étaient assez tentés de se débarrasser de ces créatures en les renvoyant dans
la forêt mais, d’un autre côté, ils n’avaient pas tant de distractions dans la
vie et il était rare que les journalistes fassent état des audiences et des
protagonistes des procès se déroulant au tribunal de Fontainebleau. Pour une
fois que leurs noms seraient cités dans la presse…

L’avocat général se leva :

— Tous les animaux ne sont pas aussi immoraux que vous
le proclamez, déclara-t-il. Par exemple, on sait que chez les lions, il y a un
interdit : ne pas manger de singe. Un lion qui mange du singe est exclu de
la horde, comment expliquer ce comportement sinon par le fait qu’il y a
« une morale des lions » ?

Maximilien se souvint qu’il avait vu dans son aquarium les
mères de ses poissons guppys accoucher de petits et les poursuivre aussitôt
pour les manger. De même, il se souvenait d’avoir observé des chiots essayer de
forniquer avec leur mère. Cannibalisme, inceste, assassinat de ses propres
enfants… « Pour une fois Julie a raison et l’avocat général a tort,
pensa-t-il. Chez les animaux, il n’y a pas de morale. Ils ne sont ni moraux ni
immoraux, ils sont amoraux. Ils ne perçoivent pas qu’ils font des choses
mauvaises. C’est d’ailleurs pour cela qu’ils doivent être détruits. »

La machine « Pierre de Rosette » se remit à
grésiller.

Au secours
 !

L’avocat général s’approcha de l’éprouvette. La fourmi dut
percevoir une silhouette car aussitôt, elle émit :

Au secours. Qui que vous soyez, sortez-nous d’ici, le
coin est infesté de Doigts
 !

La salle se mit à rire.

Maximilien rongeait son frein. Cela tournait au cirque avec
le pire des numéros : le dresseur de puces. Au lieu de mettre en lumière
les dangers des systèmes sociaux fourmis appliqués aux sociétés humaines, on
jouait avec une machine à faire parler les fourmis.

Julie, profitant de la bonne humeur réattaqua.

— Libérez-les. Il faut les libérer ou les tuer, mais on
ne peut pas les laisser souffrir dans cet aquarium.

Le président détestait que ses accusés, même préposés au
rôle d’avocat, lui ordonnent quoi que ce fût, mais l’avocat général songea pour
sa part que c’était là une bonne occasion de se livrer à une petite surenchère.
Il était furieux de s’être laissé damer le pion par Maximilien Linart et de
n’avoir pas songé le premier à faire inculper les fourmis.

— Ces fourmis-là ne sont au fond que des lampistes,
s’exclama-t-il, debout près de la « Pierre de Rosette ». Si on veut
châtier les vraies coupables, il faut frapper à la tête et donc juger leur
meneuse 103
e
, leur reine.

Dans le box des accusés, on s’étonna que l’avocat général
fût au courant de l’existence de 103
e
et du rôle qu’elle avait joué
dans la défense de la pyramide.

Le président déclara que si c’était pour parler sans se
comprendre pendant des heures, autant y renoncer tout de suite.

— Je crois savoir que cette reine 103
e
sait
bien parler notre langue ! asséna l’avocat général en brandissant un gros
livre relié.

C’était le deuxième volume de l’
Encyclopédie du Savoir
Relatif et absolu
.

— L’
Encyclopédie
 ! s’étouffa Arthur.

— Mais oui ! monsieur le président, sur les pages
blanches, à la fin de cette encyclopédie, se trouve le journal que tenait
quotidiennement Arthur Ramirez. Il a été retrouvé à l’occasion de la deuxième
perquisition demandée par le juge d’instruction. Il raconte toute l’histoire
des gens de la pyramide et nous informe de l’existence d’une fourmi
particulièrement douée, 103
e
, familière de notre monde et de notre
culture. Elle serait capable de dialoguer sans qu’on ait besoin de lui rabâcher
chaque mot.

Dans son coin, Maximilien écumait. Il avait mis la main sur
tant de trésors lors de sa première perquisition qu’il avait négligé les livres
dans les tiroirs, qui ne lui avaient semblé contenir que de simples calculs
mathématiques ou des formules chimiques destinés à l’aménagement des machines.
Il avait oublié l’un des principes essentiels qu’il enseignait lui-même à
l’école de police : tout observer autour de soi avec la même objectivité.

Maintenant, cet avocat général en savait plus que lui.

Le magistrat ouvrit le livre à la page qu’il avait cornée et
lut en haussant la voix :

— 103
e
est arrivée aujourd’hui avec une
immense armée pour nous sauver. Afin de prolonger son existence pour
transmettre son expérience du monde des hommes, elle a acquis un sexe et est
désormais une Reine. Elle semble avoir bonne mine malgré toutes ses
pérégrinations et elle a conservé sa marque jaune sur le front. Nous avons
discuté par le truchement de la machine, « Pierre de Rosette ». 103
e
est vraiment la plus douée des fourmis. Elle a su convaincre des millions
d’insectes de la suivre pour nous rencontrer.

Murmures dans le prétoire.

Le président se frotta les mains. Avec ces histoires de
fourmis qui parlent, il comptait bien faire jurisprudence et même entrer dans
les annales de la Faculté de droit comme ayant instruit le premier procès
moderne impliquant des animaux. Avec assurance, griffonnant sur une feuille de
papier, il décréta :

— Mandat d’amener contre cette…

— 103
e
, souffla l’avocat général.

— Ah oui ! Mandat d’amener donc contre 103
e
,
reine myrmécéenne. Policiers, veuillez vous en charger et la déférer devant la
cour.

— Mais comment espérez-vous l’interpeller ?
demanda le premier assesseur. Une fourmi dans une forêt ! Autant
rechercher une aiguille dans une meule de foin.

Maximilien se leva.

— Laissez-moi faire. J’ai mon idée là-dessus.

Le président soupira.

— Je crains pourtant que l’assesseur n’ait raison. Une
aiguille dans une meule de foin…

— Ce n’est qu’une question de méthode, éluda le
commissaire. Voulez-vous savoir comment on retrouve une aiguille dans une meule
de foin ? Simplement en mettant le feu à la meule, puis en passant un
aimant dans les cendres.

 

219. ENCYCLOPÉDIE

 

MANIPULATION DES
AUTRES : L’EXPÉRIENCE DU PROFESSEUR ASCH
 : En 1961, le professeur américain Asch a
rassemblé sept personnes dans une pièce. On leur a signalé qu’on allait les
soumettre à une expérience sur les perceptions. En réalité sur les sept
individus un seul était testé. Les six autres étaient des assistants payés pour
induire en erreur le véritable sujet de l’expérience.

Au mur était dessinée une
ligne de vingt-cinq centimètres et une autre de trente centimètres. Les lignes
étant parallèles, il était évident que celle de trente était la plus longue. Le
professeur Asch demanda à chacun quelle ligne était la plus longue, et les six
assistants répondirent invariablement que c’était celle de vingt-cinq
centimètres. Quand on questionnait enfin le vrai sujet de l’expérience, dans
60 % des cas, il affirmait lui aussi que celle de vingt-cinq centimètres
était la plus longue.

S’il choisissait celle de
trente centimètres, les six assistants se moquaient de lui et, sous une telle
pression, 30 % finissaient par admettre s’être trompés.

L’expérience reproduite
sur une centaine d’étudiants et de professeurs d’université (donc un public pas
spécialement crédule), il s’avéra que neuf personnes sur dix finissaient par
être convaincues que la ligne de vingt-cinq centimètres était plus longue que
celle de trente.

Et si le professeur Asch
leur reposait plusieurs fois la question, beaucoup défendaient ce point de vue
avec vigueur, s’étonnant qu’il insiste.

Le plus surprenant est que
lorsqu’on leur révélait le sens du test et le fait que les six autres
participants jouaient un rôle, il y en avait encore 10 % qui maintenaient
que la ligne de vingt-cinq centimètres était la plus longue.

Quant à ceux qui étaient
obligés d’admettre leur erreur, ils trouvaient toutes sortes d’excuses :
problème de vision, ou angle d’observation trompeur…

 

Edmond Wells,

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.

 

220. TENACE

 

Tous ses sens en alerte, Maximilien retourna à l’emplacement
de la pyramide recouverte de terre. Il descendit dans la cuvette sous la
colline cernée de ronces et retrouva le ravin débouchant sur le tunnel. Une
lampe de poche entre les dents, il rampa pour rejoindre la porte métallique.

Il y avait toujours le Digicode avec la plaque métallique et
son énigme sur les huit triangles et les six allumettes ; c’était inutile
maintenant : après la capitulation des insurgés, les hommes du commissaire
avaient tout bonnement ouvert la porte au chalumeau.

Lors de cette première perquisition, les policiers avaient
saisi toutes les machines. Ils avaient transporté un lourd matériel et,
fatigués, n’avaient pas poussé plus loin leur inspection. La deuxième
perquisition ordonnée par le juge d’instruction avait permis à l’avocat général
de faire une seconde récolte, mais Maximilien constata que beaucoup d’objets
traînaient encore sur les lieux.

La pyramide n’avait sûrement pas livré tous ses secrets. Le
cas échéant, il rappellerait bulldozers et artificiers et réduirait le bâtiment
en miettes. Il éclaira de sa torche le lieu abandonné.

Regarder. Observer. Écouter. Sentir. Réfléchir.

Soudain, ses yeux, son sens privilégié, furent attirés par…
une fourmi. Elle cheminait dans le coin de l’aquarium qui avait servi à dialoguer
avec la machine « Pierre de Rosette ». L’insecte s’engagea dans un
tuyau de plastique transparent qui s’enfonçait dans… le sol.

Discrètement Maximilien la suivit. La fourmi descendait sans
savoir qu’elle conduisait le loup dans la bergerie. Simple question de myopie,
la fourmi était incapable de voir l’infiniment grand. Son ennemi était si
proche, si gigantesque, qu’elle ne se rendait absolument pas compte de sa
présence. En plus, le tuyau l’empêchait de percevoir l’odeur de l’immense
menace doigtesque.

Avec son canif, Maximilien trancha le tuyau au ras du sol et
approcha son œil, puis son oreille du bord du trou. Il perçut des lumières
lointaines, entendit des bruits. Comment descendre là-dessous ? Il
faudrait de la dynamite pour faire sauter cette dalle épaisse.

Il tourna nerveusement dans la pièce. Il sentait la
révélation proche. Il lui manquait un élément de compréhension. Il y avait
énigme, donc il y avait solution.

Il monta dans les étages, examina tous les objets. Il entra
dans une salle de bains, se rafraîchit. Il s’observa dans le miroir. Il baissa
le regard et vit un savon triangulaire.

Le miroir…

Regarder. Observer. Écouter. Sentir… Réfléchir.

Ré… flé… chir.

Maximilien éclata de rire, seul dans la pyramide abandonnée.

Elle était si évidente, la solution !

Comment construit-on huit triangles équilatéraux de tailles
égales avec seulement six allumettes ? Simplement en posant la pyramide,
le tétraèdre plutôt, sur un miroir. Il sortit sa boîte d’allumettes, composa la
forme et la plaça sur le miroir.

Reproduite à l’envers, la pyramide donnait un losange en
volume.

Il se souvint de la progression de « Piège à réflexion ».
Première énigme : « faire quatre triangles avec six
allumettes ». On obtenait ainsi une pyramide. C’était le premier pas, la
découverte du relief.

Deuxième énigme : « faire six triangles avec six
allumettes ». C’était la fusion des complémentaires, le triangle du bas et
le triangle du haut. Le second pas.

Troisième énigme : « faire huit triangles avec six
allumettes ». Il suffisait de poursuivre la pénétration du triangle du bas
dans le triangle du haut et on obtenait le troisième pas : une pyramide
posée sur un miroir, donc deux pyramides, une à l’envers, une à l’endroit,
formant une sorte de losange en volume.

L’évolution du triangle… L’évolution du savoir. Il y avait
donc une pyramide à l’envers sous la pyramide à l’endroit… et le tout formait
un gigantesque dé à six faces.

Vivement, il arracha toutes les moquettes et trouva enfin
une trappe en acier. Il y avait une poignée, il la tira et découvrit un
escalier.

Il éteignit sa torche devenue inutile. À l’intérieur, tout
était lumineux.

 

221. ENCYCLOPÉDIE

 

STADE DU MIROIR
 : À douze mois, le bébé traverse une phase
étrange : le stade du miroir.

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