BERNARD
WERBER
La Révolution des Fourmis
ROMAN
ALBIN
MICHEL
1+1
=3
(du moins, je l’espère de tout mon cœur)
Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
,
EDMOND WELLS.
La main a ouvert le livre.
Les yeux commencent à courir de gauche à droite, puis
descendent quand ils arrivent au bout de la ligne.
Les yeux s’ouvrent plus largement.
Peu à peu, les mots interprétés par le cerveau donnent
naissance à une image, une immense image.
Au fond du crâne, l’écran géant panoramique interne du
cerveau s’allume. C’est le début.
La première image représente…
… l’Univers immense, bleu marine et glacé.
Examinons de plus près l’image et zoomons sur une région
saupoudrée de myriades de galaxies multicolores.
Au bout du bras de l’une de ces galaxies : un vieux
soleil chatoyant.
L’image glisse encore en avant.
Autour de ce soleil : une petite planète tiède marbrée
de nuages nacrés.
Sous ces nuages : des océans mauves bordés de
continents ocres.
Sur ces continents : des chaînes de montagnes, des
plaines, des moutonnements de forêts turquoise.
Sous les ramures des arbres : des milliers d’espèces
animales. Et parmi elles, deux espèces tout particulièrement évoluées.
Des pas.
Quelqu’un marchait dans la forêt printanière.
C’était une jeune humaine. Elle avait de longs cheveux
lisses et noirs. Elle portait une veste noire sur une jupe longue de même
couleur. Sur ses iris gris clair étaient dessinés des motifs compliqués,
presque en relief.
En ce petit matin du mois de mars, elle avançait d’un pas
vif. Par à-coups, sa poitrine se soulevait sous l’effort.
Quelques gouttes de sueur perlaient à son front et au-dessus
de sa bouche. Lorsque ces dernières glissèrent aux commissures des lèvres, elle
les aspira d’un coup.
Cette jeune fille aux yeux gris clair se nommait Julie et
elle avait dix-neuf ans. Elle arpentait la forêt en compagnie de son père,
Gaston, et de son chien Achille quand, soudain, elle stoppa net. Devant elle se
dressait, comme un doigt, un énorme rocher de grès, surplombant un ravin.
Elle s’avança jusqu’à la pointe du rocher.
Il lui sembla distinguer, en contrebas, un chemin qui menait
à une cuvette, hors des sentiers battus.
Elle mit ses mains en porte-voix :
— Hé, papa ! Je crois que j’ai découvert un
nouveau chemin. Suis-moi !
Elle court droit devant elle. Elle dévale la pente. Elle
slalome pour éviter les bourgeons du peuplier qui s’érigent en fuseaux pourpres
autour d’elle.
Applaudissements d’ailes. Des papillons déploient leurs
voilures chamarrées et brassent l’air en se poursuivant.
Soudain, une jolie feuille surprend son regard. C’est le
genre de feuille délicieuse, apte à vous faire oublier tout ce que vous décidez
d’entreprendre. Elle suspend sa course, s’approche.
Admirable feuille. Il suffira de la découper en carré, de la
triturer un peu, puis de la recouvrir de salive pour qu’elle fermente jusqu’à
former une petite boule blanche pleine de mycéliums suavement aromatiques. Du
tranchant de la mandibule, la vieille fourmi rousse sectionne la base de la
tige et hisse la feuille au-dessus de sa tête, telle une vaste voile.
Seulement, l’insecte ignore tout des lois de la navigation à
voile. À peine la feuille dressée, elle donne prise au vent. En dépit de tous
ses petits muscles secs, la vieille fourmi rousse est trop légère pour lui
faire contrepoids. Déséquilibrée, elle chavire. De toutes ses griffes, elle
s’accroche à la branche mais la brise est trop forte. Emportée, la fourmi
décolle.
Elle n’a que le temps de lâcher prise avant de s’envoler
trop haut.
La feuille, elle, descend mollement en zigzaguant dans les
airs.
La vieille fourmi l’observe choir et se dit que ce n’est pas
grave. Il y en a d’autres, plus petites.
La feuille n’en finit pas de tomber en ondulant. Elle met du
temps à atterrir benoîtement sur le sol.
Une limace remarque cette si jolie feuille de peuplier. Un
bon goûter en perspective !
Un lézard aperçoit la limace, s’apprête à l’avaler puis
remarque lui aussi la feuille. Autant attendre que l’autre l’ingurgite, elle
sera alors plus dodue. Il épie de loin le repas de la limace.
Une belette repère le lézard et s’apprête à le dévorer quand
elle s’aperçoit qu’il paraît attendre que la limace mange la feuille, elle
décide de patienter à son tour. Sous les ramures, trois êtres écologiquement
complémentaires s’épient.
Soudain, la limace voit une autre limace approcher. Et si
celle-ci voulait lui voler son trésor ? Sans perdre plus de temps, elle
fonce sur l’appétissante feuille et la dévore jusqu’à la dernière nervure.
Son repas à peine terminé, le lézard lui fond dessus et la
gobe à la manière d’un spaghetti. Le moment est venu pour la belette de
s’élancer à son tour pour attraper le lézard. Elle galope, bondit au-dessus des
racines mais, soudain, elle percute quelque chose de mou…
La jeune fille aux yeux gris clair n’avait pas vu venir la
belette. Surgissant d’un fourré, l’animal s’était cogné dans ses jambes.
Elle sursauta sous le choc et son pied dérapa sur le bord du
rocher de grès. En déséquilibre, elle considéra le précipice au-dessous d’elle.
Ne pas tomber. Surtout, ne pas tomber.
La jeune fille battit des bras, brassa l’air pour se
rattraper. Il s’en fallut d’un rien. Le temps sembla ralentir.
Tombera ? Tombera pas ?
Un moment, elle crut pouvoir s’en sortir, mais une brise
légère transforma soudain ses longs cheveux noirs en une voile effilochée.
Tout se ligua pour la faire chuter du mauvais côté. Le vent
la poussa. Son pied dérapa encore. Le sol se déroba. Les yeux gris clair
s’écarquillèrent. Leurs pupilles se dilatèrent. Les cils battirent.
Entraînée, la jeune fille bascula dans le ravin. Dans la
chute, ses longs cheveux noirs vinrent lui draper le visage comme pour le
protéger.
Elle tenta de se raccrocher aux rares plantes de la pente
mais elles lui glissèrent entre les doigts, ne lui abandonnant que leurs fleurs
et ses illusions. Elle roula dans les graviers.
La dénivellation était trop abrupte pour lui permettre de se
redresser. Elle se brûla à un rideau d’orties, se griffa à un buisson de
ronces, dégringola jusqu’à un parterre de fougères où elle espérait bien
terminer sa chute. Hélas, les larges feuilles masquaient une seconde ravine,
plus raide encore. Ses mains s’écorchèrent à la pierre. Un nouveau massif de
fougères s’avéra tout aussi traître. Elle le franchit pour tomber encore. En
tout, elle traversa sept murs de plantes, s’égratignant contre des framboisiers
sauvages, faisant s’envoler en une nuée d’étoiles un bouquet de fleurs de
pissenlit.
Elle glissait encore, glissait toujours.
Elle percuta du pied un gros rocher pointu et une douleur
fulgurante lui déchira le talon. En bout de course, une flaque de boue beige la
recueillit tel un havre gluant.
Elle s’assit, se releva, s’essuya à l’aide de brins d’herbe.
Rien que du beige. Ses vêtements, son visage, ses cheveux, tout était recouvert
de terre fangeuse. Elle en avait jusque dans la bouche, et le goût en était
amer.
La jeune fille aux yeux gris clair massa son talon endolori.
Elle n’était pas encore remise de sa stupeur quand elle sentit quelque chose de
froid et de visqueux glisser sur son poignet. Elle frémit. Un serpent. Des
serpents ! Elle était tombée dans un nid de serpents et ils étaient là,
rampant contre elle.
Elle poussa un cri d’effroi.
Si les serpents ne sont pas dotés d’ouïe, leur langue
extrêmement sensible leur permet de percevoir les vibrations de l’air. Pour
eux, ce cri résonna comme une détonation. Apeurés à leur tour, ils s’enfuirent
en tous sens. Des mères serpentines inquiètes couvrirent leurs serpenteaux en
se déhanchant pour former des S nerveux.
La jeune fille passa une main sur son visage, releva la
mèche qui gênait son regard, recracha la terre amère et s’efforça de remonter
la pente. Elle était trop raide et son talon l’élançait. Elle se résigna à se
rasseoir et à appeler.
— Au secours ! papa, au secours ! Je suis là,
tout en bas. Viens m’aider ! Au secours !
Elle s’égosilla longtemps. En vain. Elle était seule et
blessée au fond d’un précipice et son père n’intervenait pas. Se serait-il
égaré lui aussi ? En ce cas, qui la découvrirait au plus profond de cette
forêt, au-delà de tant de massifs de fougères ?
La jeune fille brune aux yeux gris clair respira très fort,
s’efforçant de calmer son cœur battant. Comment sortir de ce piège ?
Elle essuya la boue qui maculait encore son front et observa
les alentours. Sur sa droite, au bord du fossé, elle distingua une zone plus
sombre traversant les hautes herbes. Tant bien que mal, elle s’y dirigea. Des
chardons et des chicorées dissimulaient l’entrée d’une sorte de tunnel creusé à
même la terre. Elle s’interrogea sur l’animal qui avait édifié ce terrier
géant. C’était trop grand pour un lièvre, pour un renard ou un blaireau. Il n’y
avait pas d’ours dans cette forêt. Était-ce le refuge d’un loup ?
Toutefois, l’endroit bas de plafond était suffisamment
spacieux pour laisser passer une personne de taille moyenne. Elle n’en menait
pas large en s’y aventurant, mais elle espérait que ce passage lui permettrait
de déboucher quelque part. Alors, à quatre pattes, elle s’enfonça dans ce
couloir de limon.
Elle progressait à tâtons. Le lieu s’avérait de plus en plus
sombre et froid. Une masse recouverte de piquants s’enfuit sous sa paume. Un
hérisson pusillanime s’était mis en boule sur son chemin avant de filer en sens
inverse. Elle continua dans l’obscurité totale, perçut des frétillements autour
d’elle.
Nuque baissée, elle progressait toujours sur les coudes et
les genoux. Enfant, elle avait mis longtemps à apprendre à se tenir debout puis
à marcher. Alors que la plupart des bambins marchent dès l’âge d’un an, elle
avait attendu dix-huit mois. La station verticale lui avait paru trop
aléatoire. La sécurité était bien plus grande à quatre pattes. On voyait de
plus près tout ce qui traînait sur le plancher et, si on tombait, c’était de
moins haut. Elle aurait volontiers passé le reste de son existence au ras de la
moquette si sa mère et ses nourrices ne l’avaient contrainte à se tenir debout.
Ce tunnel n’en finissait pas… Pour se donner le courage de
poursuivre, elle se força à fredonner une comptine :
Une
souris verte
Qui courait dans l’herbe
On l’attrape par la queue
On la montre à ces messieurs.
Ces messieurs nous disent,
Trempez-la dans l’huile,
Trempez-la dans l’eau
Et vous obtiendrez un escargot tout chaud
Trois ou quatre fois, et de plus en plus fort, elle reprit
cet air. Son maître de chant, le Pr Yankélévitch, lui avait enseigné à se
draper dans les vibrations de sa voix comme dans un cocon protecteur. Mais ici,
il faisait vraiment trop froid pour s’égosiller. La comptine se transforma
bientôt en une vapeur émanant de sa bouche glacée puis s’acheva en respiration
rauque.
Tel un enfant entêté à aller jusqu’au bout d’une bêtise,
elle ne songea pas pour autant à faire demi-tour. Julie rampait sous l’épiderme
de la planète.