À quoi jouent les fourmis ? Le jeu parut au psychologue
une spécificité humaine. Les fourmis ne jouent pas. Elles découvrent des
terrains, elles se battent, elles rangent les œufs et la nourriture. Chacun de
leurs gestes a une utilité précise.
L’expert en déduisit qu’il fallait trouver une épreuve
correspondant à une situation pratique, familière à toutes les fourmis.
L’exploration d’un chemin inconnu, par exemple.
Après avoir soupesé beaucoup de pour et de contre, le
psychologue suggéra un test lui paraissant universel : une course dans un
labyrinthe. N’importe quelle créature enfermée dans un lieu qu’elle ne connaît
pas cherche à en sortir.
L’humain serait placé dans un labyrinthe de taille humaine,
la fourmi dans un labyrinthe de taille fourmi. Les deux labyrinthes seraient
disposés exactement de la même façon, ils seraient tracés selon les mêmes
plans, à échelles différentes. Ainsi, les deux concurrents affronteraient les
mêmes difficultés pour trouver la sortie.
On changea de champions. En procédant comme pour la première
épreuve, le policier et l’huissier réquisitionnèrent dans la rue un jeune
étudiant blondinet. Pour représenter les fourmis, on prit la première venue
dans un pot de fleurs, sur une fenêtre de la concierge du palais de justice.
Pour disposer d’une place suffisante, on installa le
labyrinthe humain, avec ses barrières métalliques recouvertes de papier, sur le
parvis du palais de justice.
Pour la fourmi, on construisit à l’identique un labyrinthe
aux murets de papier à l’intérieur d’un grand aquarium transparent fermé à
toute fourmi extérieure.
À la sortie, les deux compétiteurs devraient déclencher une
sonnerie électrique en appuyant, là encore, sur une poire rouge reliée à un
commutateur électrique.
Huissiers et assesseurs serviraient de juges de ligne. Le
président saisit fermement son chronomètre et donna le signal de départ.
L’humain partit aussitôt parmi ses palissades de papier et un policier lâcha la
fourmi dans l’aquarium.
L’humain détalait. La fourmi ne bougeait pas.
En terrain inconnu, toujours éviter les gestes précipités
est une vieille consigne myrmécéenne.
La fourmi commença d’ailleurs par se laver, autre consigne
de base.
En terrain inconnu, on affine ses sens
.
L’humain prenait de l’avance. Julie était très inquiète, les
gens de la pyramide aussi. Leurs yeux étaient rivés aux écrans montrant la
progression de la course. Même 103
e
, 24
e
et leurs amies
qui suivaient la joute sur leur petit téléviseur ne dissimulaient pas leur
anxiété. À force de vouloir choisir absolument une fourmi au hasard, ils
étaient peut-être tombés sur une débile.
Allez, démarre
! cria olfactivement Prince 24
e
,
sensible à l’enjeu.
Mais la fourmi ne bougeait toujours pas. Lentement,
prudemment, elle commença enfin à renifler le sol autour de ses pattes.
De son côté, l’humain pressé s’était trompé dans son
parcours et se heurtait à une impasse. Il détala en sens inverse car, ignorant
que la fourmi ne s’était pas encore décidée à partir, il redoutait de perdre du
temps.
La fourmi fit quelques pas, tourna en rond, puis soudain,
ses antennes se dressèrent.
Les fourmis spectatrices savaient ce que cela signifiait.
Julie, qui suivait le match dans le box des accusés, serra
le bras de David.
— Ça y est, elle a senti l’odeur du miel !
La fourmi se mit à cheminer droit devant dans la bonne
direction. L’humain, dehors, avait lui aussi découvert le bon chemin. Sur les
écrans affichant leur progression, tous deux paraissaient avancer exactement à
la même vitesse.
— Enfin, les chances semblent égales, constata le juge,
soucieux de maintenir le suspense pour satisfaire les médias.
Par hasard, l’homme et la fourmi prenaient les mêmes virages
presque simultanément.
— Je parie sur l’humain ! s’exclama le greffier.
— Moi sur la fourmi ! dit le premier assesseur.
Les deux champions évoluaient de façon quasi parallèle.
À un moment, la fourmi se fourvoya vers une impasse et, dans
l’aquarium, Princesse 103
e
et les siennes frémirent de toutes leurs
antennes.
Non, non, pas par là
! hurlèrent-elles de toutes
leurs phéromones.
Mais leurs messages olfactifs ne pouvaient circuler
librement dans l’espace. Ils étaient bloqués par le plafond de Plexiglas.
— Non, non, pas par là ! criaient tout aussi
vainement Julie et ses amis.
L’homme, lui aussi, se dirigea vers une impasse et, cette
fois, ce fut l’assistance humaine qui clama :
— Non, non, pas par là !
Les deux concurrents s’immobilisèrent, cherchant l’un et
l’autre où aller.
L’homme s’avança dans la bonne direction. La fourmi
s’engouffra vers nulle part. Les défenseurs de l’espèce humaine se sentaient
rassérénés. Leur champion n’avait plus que deux virages à prendre et il
déboucherait sur la poire rouge. Ce fut alors que la fourmi, furieuse de tourner
en rond dans une impasse, prit une initiative inattendue.
Elle escalada le muret de papier.
Guidée par l’odeur proche du miel, elle galopait tout droit
vers la poire rouge, sautant au fur et à mesure chaque muret, comme autant
d’obstacles dans une course de haies.
Tandis que l’humain négociait ses virages au pas de course,
la fourmi sauta son dernier muret, se jucha sur la poire rouge enduite de miel
et déclencha la sonnerie.
Un cri de victoire jaillit simultanément dans les box et
dans l’aquarium où les fourmis se touchèrent les antennes pour fêter
l’événement.
Le président demanda à l’assistance de reprendre sa place
dans la salle d’audience.
— Elle a triché ! protesta l’avocat général, en
s’approchant de la table du magistrat. Elle a triché tout comme l’autre. Elle
n’avait pas le droit de grimper sur les murets !
— Maître, je vous prie de vous asseoir, ordonna le
juge.
De retour sur le banc de la défense, Julie fit front.
— Bien sûr que non, elle n’a pas triché. Elle s’est
servie de sa manière originale de penser. Il y avait un objectif à atteindre,
elle l’a atteint. Elle a prouvé qu’elle était intelligente en s’adaptant plus
vite au problème. À aucun moment, il n’a été signifié qu’il était interdit
d’escalader les murets.
— L’humain aussi aurait pu le faire, alors ?
demanda l’avocat général.
— Évidemment. C’est parce qu’il ne lui est pas venu à
l’esprit qu’il pouvait agir autrement qu’en avançant tout droit dans les
couloirs qu’il a perdu. Il a été incapable de penser autrement que selon des
règles qu’il se figurait obligatoires mais qui, en fait, n’ont jamais été
prescrites. Cette fourmi a gagné parce qu’elle a fait preuve de plus
d’imagination que l’homme. C’est tout. Il faut être bon joueur.
SYNDROME DE BAMBI
: Aimer est parfois aussi périlleux que haïr.
Dans les parcs naturels d’Europe et d’Amérique du Nord, le visiteur rencontre
souvent des faons. Ces animaux semblent isolés et solitaires même si leur mère
n’est pas loin. Attendri, heureux de s’approcher d’un animal peu farouche aux
allures de grande peluche, le promeneur est tenté de caresser l’animal. Le
geste n’a rien d’agressif, au contraire, c’est la douceur de l’animal qui
entraîne ce mouvement de tendresse humaine. Or, cet attouchement constitue un
geste mortel. Durant les premières semaines, en effet, la mère ne reconnaît son
petit qu’à son odeur. Le contact humain, si affectueux soit-il, va imprégner le
faon d’effluves humains. Ces émanations polluantes, même infimes, détruisent la
carte d’identité olfactive du faon qui sera aussitôt abandonné par l’ensemble
de sa famille. Aucune biche ne l’acceptera plus et le faon sera automatiquement
condamné à mourir de faim. On nomme cette caresse assassine « syndrome de
Bambi » ou encore « syndrome de Walt Disney ».
Edmond Wells,
Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.
Le commissaire Maximilien Linart ne voulait pas en voir
plus, il rentra précipitamment chez lui.
Il lança son chapeau sur le portemanteau, ôta sa veste,
claqua très fort la porte. Sa famille accourut.
Son épouse Scynthia et sa fille Marguerite l’insupportaient
au plus haut point. Ne comprenaient-elles donc rien à ce qui se passait ?
Ne saisissaient-elles pas les immenses enjeux de ce procès ?
Dans le salon, sa fille était à nouveau devant la
télévision.
La 622
e
chaîne diffusait la célèbre émission
de divertissement « Piège à réflexion ». Une fois de plus,
l’animateur énonçait l’énigme du jour : « Il apparaît au début de la
nuit, à la fin du matin, deux fois dans l’année et on le distingue très bien en
regardant la lune. »
La solution lui sauta à l’esprit. Il s’agissait de la
lettre N. Au début de la nuit, à la fin du matin, deux fois dans le mot
année et on l’apercevait dans le mot lune. Ça ne pouvait être que ça.
Il sourit. Il avait retrouvé son aptitude à réfléchir vite
et bien. Toutes les énigmes ne lui résisteraient pas indéfiniment. Un signe lui
était envoyé.
Deux mains fraîches se posèrent sur ses yeux.
— Devine qui c’est ?
Il se dégagea rudement. Sa femme le dévisagea, surprise.
— Que se passe-t-il, mon chéri, qu’est-ce qui ne va
pas ? Tu es surmené ?
— Non. Lucide. Parfaitement lucide. Je gaspille mon
temps avec vous. J’ai des choses essentielles à accomplir non seulement pour
moi, mais pour tout le monde.
— Mais, mon chéri…, reprit Scynthia en le regardant
d’un air inquiet.
Il se leva et d’une voix forte ne prononça qu’un mot :
— Dehors !
Il lui indiqua la porte et son regard était injecté de sang.
— Eh bien, si tu le prends comme ça…, finit-elle par
dire, craintive.
Maximilien avait déjà claqué la porte de son bureau et
s’était enfermé avec Mac Yavel. Avec des paramètres particuliers, il lança son
jeu
Évolution
. Il voulait voir ce que donnerait une civilisation fourmi
bénéficiant des technologies humaines.
Il avança à toute vitesse, de plus en plus captivé.
Il entendit au loin la porte du pavillon s’ouvrir et se
fermer et, de son mouchoir à carreaux, il s’essuya le front. Ouf, il était
enfin délivré de ces deux enquiquineuses. Les ordinateurs avaient bien de la
chance, eux, de ne pas avoir de femelles.
Mac Yavel continuait à faire évoluer le jeu. En vingt
minutes, il parcourut un millénaire de civilisation fourmi riche du savoir
humain. C’était encore plus terrifiant que le policier ne l’avait imaginé.
Il n’allait pas continuer à se comporter en simple
observateur. Il était décidé à passer à l’action, quel que soit le prix à
payer.
Il se mit aussitôt au travail.
Profitant d’un instant de calme avant la reprise de
l’audience, Princesse 103
e
et Prince 24
e
décident de
tenter un accouplement dans l’aquarium. Depuis le début de l’audience,
l’intensité des projecteurs de la télévision fait bouillir leurs hormones
sexuelles tel un soleil printanier.
Cette lumière, cette chaleur, c’est quand même très excitant
pour deux sexués.
Il n’est pas simple de se livrer à l’accouplement dans ce
lieu clos mais, encouragée par toutes les fourmis présentes, Princesse 103
e
s’élance et commence à dessiner des cercles entre les parois de sa prison de
verre.
À son tour, Prince 24
e
s’envole à sa poursuite.
Évidemment, c’est moins romantique que de faire ça dans le
ciel, sous les arbres parmi les effluves forestiers, mais les deux insectes
sont convaincus que, désormais, tout est fini pour eux. S’ils ne font pas
l’amour ici et maintenant, jamais ils ne sauront de quoi il s’agit.
Prince 24
e
volette derrière Princesse 103
e
.
Elle vole trop vite et il ne parvient pas à la rattraper. Il est obligé de lui
demander de ralentir.
Enfin, il est sur elle, il s’arrime à l’arrière de son corps
et se cambre pour arriver à s’emboîter. Exercice de haute voltige. Ce n’est pas
facile. Toute à son souci de l’emboîtage, Princesse 103
e
oublie de
se préoccuper de son vol et percute une paroi transparente. Sous le choc,
Prince 24
e
se désincruste et doit repartir à l’assaut de sa belle.
Princesse 103
e
s’était moquée des parades
nuptiales compliquées des Doigts, mais à cet instant elle aurait préféré se
comporter comme eux et se rouler au sol. C’est plus simple que de chercher à
créer une jonction entre deux minuscules appendices, en plein vol qui plus est.
À la troisième tentative, Prince 24
e
,
passablement fatigué, arrive enfin à emboîter Princesse 103
e
. Il se
produit alors en eux quelque chose de très nouveau, de très intense. D’autant
plus intense qu’il s’agit de deux sexués ayant acquis cette distinction par des
moyens artificiels.
Leurs antennes se joignent comme s’ils opéraient une fois de
plus une C.A. La communion des esprits s’ajoute à celle des corps.
Des images psychédéliques se projettent simultanément dans
leurs cerveaux minuscules.
Pour éviter de percuter de nouveau les parois de l’aquarium,
Princesse 103
e
, qui dirige le vol, effectue de tout petits cercles
concentriques au centre de leur prison, à quelques centimètres à peine du
plafond de Plexiglas percé de trous.
Les images psychédéliques se font plus nettes. C’est 103
e
qui les émet, elle qui a encore en mémoire les grands moments romantiques du
film
Autant en emporte le vent
.