Le stand de vêtements de Narcisse fut atteint. Il se
précipita.
— C’est une collection unique. Il faut la sauver !
Déjà, tout était carbonisé. Fou de rage, le styliste
s’empara d’une barre de fer, ouvrit la grille et fonça sur les Rats noirs. Acte
de bravoure inutile. Il se battit avec courage mais, vite désarmé, il fut roué
de coups par la bande de Dupeyron et laissé bras en croix sur le parvis.
Ji-woong, Paul, Léopold et David qui volèrent à sa rescousse arrivèrent trop
tard. Les Rats noirs se dispersaient et une ambulance du SAMU, surgie comme par
hasard, avait aussitôt ramassé Narcisse pour l’emporter toutes sirènes
hurlantes.
Julie n’y tint plus :
— Narcisse ! Ils veulent la violence, ils vont
l’avoir !
Elle ordonna aux amazones d’attraper les Rats noirs. La
petite armée de jeunes filles sortit par les grilles et partit à la chasse aux
Rats noirs dans les rues avoisinantes. Autant il était facile de gruger une
armée compacte de CRS, autant il était difficile de courir après une vingtaine
de petits fachos habillés en civil qui pouvaient se cacher n’importe où se
fondre dans la foule.
Dans le jeu du gendarme et du voleur, c’était maintenant les
amazones qui tenaient la place du gendarme, un rôle pour lequel elles
s’avéraient peu douées en dehors de l’enceinte du lycée. Les Rats noirs
attendaient dans les rues qu’une amazone soit isolée pour lui tomber dessus.
Les échauffourées tournaient toujours à leur avantage.
Ji-woong, David ainsi que Léopold et Paul se firent de même
rosser.
Le commissaire observait la situation de loin à la jumelle
et remarqua qu’à présent presque tous les défenseurs du lycée étaient sortis.
Les grilles étaient entrouvertes et les dernières forces vives des
révolutionnaires étaient occupées à éteindre les incendies.
Le jeune Gonzague lui avait facilité le travail. C’était
bien le sang de l’énergique préfet qui coulait dans ses veines. Maximilien
regretta de ne pas avoir fait appel à lui plus tôt. Quant aux révolutionnaires,
ils étaient moins malins qu’il ne l’avait cru. À peine avait-il agité un
chiffon rouge devant eux qu’ils avaient foncé dessus, tête baissée, sans
réfléchir.
Maximilien appela le préfet et l’informa que, cette fois-ci,
il y avait des blessés.
— Des blessés graves ?
— Oui, et peut-être même un mort. Il est à l’hôpital.
Le préfet Dupeyron réfléchit :
— Dans ce cas, ils sont tombés dans le piège de la
violence. Ce n’est plus nous qui avons choisi. Feu vert pour reprendre le lycée
au plus vite.
Saliveuse : 10
e
.
RÉGULATION
Les Doigts ont une croissance de population exponentielle
et n’ont pratiquement plus de prédateurs, comment se fait la régulation de leur
population dans ces conditions ?
Cette régulation s’opère de manière suivante :
— Par les guerres.
— Par les accidents de voiture.
— Par les matches de football.
— Par la famine.
— Par la drogue.
Il semble que les Doigts n’aient pas encore découvert
comme nous le contrôle biologique des naissances : ils produisent trop d’enfants
et ensuite seulement font des ponctions.
Cette technique archaïque mériterait d’être améliorée car
cela leur fait perdre énormément d’énergie à la fabrication de couvains
excédentaires comme à l’élimination plus tard de ces mêmes couvains excédentaires.
Malgré ces mécanismes de compensation, leur population
grandit de manière exponentielle.
Ils sont déjà plus de cinq milliards.
Certes, ce chiffre peut paraître dérisoire par rapport au
nombre de fourmis sur la planète, mais le problème c’est qu’un Doigt détruit
une masse considérable de végétaux et d’animaux, il souille une grande quantité
d’eau et d’air.
Si notre planète peut supporter cinq milliards de Doigts,
elle ne pourra guère en supporter plus.
Le fait que les Doigts ne cessent de s’accroître signifie
forcément la disparition de plusieurs centaines d’espèces animales et végétales
.
Princesse 103
e
perçoit l’esprit collectif de la
population qui l’entoure, jeune, frais, enthousiaste et curieux. Il ne lui a
pas été si facile de le forger. Seuls les enfants sont disposés à apprendre.
Aux bouches d’aération, les soldates régulent les entrées
d’air et de brume. Dans les greniers, la nourriture s’accumule. Des ouvrières
emportent vers le dépotoir les cadavres et les produits des expériences ratées
des ingénieurs. Les échecs des ingénieurs du feu présentent des formes
particulièrement hideuses et nauséabondes : sauterelles aux cuticules
tordues en forme de sculptures abstraites, feuilles ou branches carbonisées,
pierres fumantes.
Mais, au-delà de cette fougue collective, Princesse 103
e
perçoit aussi une sorte de contrariété. Les effluves sont ténus. Est-ce
seulement de la contrariété ou bien de la peur ?
En ce quatrième jour de la nouvelle ère, 103
e
décide que les déistes ont commis assez de dégâts. Tous les couloirs sont
recouverts de leurs cercles mystiques et empestent de leurs prières stériles.
La princesse myrmécéenne a vu le monde du dessus. Elle sait
que les Doigts ne sont pas des dieux, simplement de gros animaux balourds aux
comportements différents des leurs. Elle éprouve de l’estime envers les Doigts
mais elle pense que celles qui les vénèrent vont tout gâcher. Forte de l’appui
des castes scientifique et militaire, elle décide de mettre fin une fois pour
toutes à l’emprise des religieuses.
Si un lierre parasite un arbuste et qu’on ne l’arrache
pas, le lierre tue l’arbuste
.
Princesse 103
e
préfère extirper la religion de la
fourmilière dès maintenant, avant qu’elle n’envahisse tout. Il est si facile
d’entretenir la superstition et le culte de dieux invisibles. Elle sait qu’à ce
petit jeu, si elle n’intervient pas rapidement, elle n’aura pas la dernière
phéromone.
Elle appelle les douze jeunes exploratrices.
Il faut tuer les déistes
.
13
e
à sa tête, toute une troupe se met aussitôt
en marche. Leurs petits cerveaux sont déterminés à réussir cette mission.
MALICE DES DAUPHINS
: Le dauphin est le mammifère qui possède le
plus gros volume cérébral par rapport à sa taille. Pour un crâne de même
grosseur, le cerveau du chimpanzé pèse en moyenne 375 grammes et celui de
l’homme 1 450 grammes, celui du dauphin en pèse 1 700. La vie du
dauphin est une énigme.
Comme les humains, les
dauphins respirent de l’air, les femelles accouchent et allaitent leurs petits.
Ils sont mammifères car ils ont vécu jadis sur la terre ferme. Mais oui, vous
avez bien lu jadis les dauphins avaient des pattes et ils marchaient et
couraient sur le sol. Ils devaient ressembler aux phoques. Ils ont vécu sur la
terre ferme, et puis, un jour, pour des raisons inconnues, ils en ont eu assez
et ils sont retournés dans l’eau.
On imagine aisément ce que
seraient devenus de nos jours les dauphins, avec leur gros cerveau de
1 700 grammes, s’ils étaient restés à terre : des concurrents.
Ou plus probablement des précurseurs. Pourquoi sont-ils retournés dans
l’eau ? L’eau présente certes des avantages que ne possède pas le milieu
terrestre. On s’y meut dans trois dimensions alors que sur terre on demeure
collé au sol. Dans l’eau, il n’est pas besoin de vêtements, de maison ou de
chauffage.
En examinant le squelette
du dauphin, on vérifie que ses nageoires antérieures contiennent encore
l’ossature de mains aux longs doigts, derniers vestiges de sa vie terrestre.
Cependant, ses mains étant transformées en nageoires, le dauphin pouvait certes
se mouvoir à grande vitesse dans l’eau mais il ne pouvait plus fabriquer
d’outils. C’est peut-être parce que nous étions très mal adaptés à notre milieu
que nous avons inventé tout ce délire d’objets qui complètent nos possibilités
organiques. Le dauphin, étant parfaitement adapté à son milieu, n’a pas besoin
de voiture, de télévision, de fusil, ou d’ordinateur. Par contre, il semble que
les dauphins ont bel et bien développé un langage qui leur est propre. C’est un
système de communication acoustique s’étendant sur un très large spectre
sonore. La parole humaine s’étend de la fréquence 100 à 5 000 hertz.
La parole « dauphine » couvre la plage de 7 000 à
170 000 hertz. Cela permet évidemment beaucoup de nuances !
Selon le Dr John Lilly, directeur du Laboratoire de recherche sur la
communication de Nazareth Bay, les dauphins sont depuis longtemps désireux de
communiquer avec nous. Ils approchent spontanément des gens sur les plages et
des bateaux. Ils sautent, bougent, sifflent comme s’ils voulaient nous faire
comprendre quelque chose. « Ils semblent même parfois agacés lorsque la
personne ne les comprend pas », remarque ce chercheur.
Edmond Wells,
Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.
Violence. Cris. Flammes. Bris d’objets. Les pieds frappaient
le sol. Les pieds dérapaient. Menaces. Invectives. Hurlements. Poings tendus.
Après les cocktails Molotov des voyous, les gaz lacrymogènes des forces de
l’ordre. Après le feu qui détruit, les fumées qui aveuglent et irritent.
Les tipis étaient maintenant désertés. Les assiégés
galopaient dans les couloirs, garçons et filles s’armaient de bâtons, de
balais, de boîtes de conserve. On se distribuait tout ce qui pouvait servir
d’armes de défense. Des amazones qui, à tout hasard, avaient fabriqué des
nunchakus avec des bouts de bois les passaient à la ronde.
Après avoir vainement poursuivi les Rats noirs, les filles
du club de aïkido qui n’avaient pas été blessées dans la bagarre étaient rentrées
précipitamment dans le lycée en même temps que les Six Nains, privés de leur
septième, Narcisse.
Inutile cette fois de recourir aux lances à incendie, l’eau
était coupée. La voie de la grille était libre. Un petit groupe de CRS fit
diversion devant l’entrée principale tandis que le gros de la troupe surgissait
par les toits. Ils y étaient grimpés avec des grappins et des cordes. C’était
une idée de Maximilien : plutôt que d’attaquer de face, venir d’en haut.
— Regroupez-vous en légions ! cria David d’une
fenêtre.
Des amazones serrèrent les rangs pour contenir l’assaut des
policiers, mais que pouvaient quelques jeunes filles, si déterminées
fussent-elles, face à des hommes vigoureux, entraînés et casqués ?
À la première charge, les CRS entrèrent dans la cour. Les
défenseurs se sentirent bien impuissants avec, pour seules armes, leurs manches
à balai et leurs boîtes de petits pois. Les nunchakus étaient plus efficaces.
Maniés par les amazones, sifflant comme des guêpes, ils harcelaient les
policiers et parvenaient parfois à arracher un casque. Sans casque, les CRS
préféraient généralement battre en retraite.
Debout sur le balcon d’une maison d’en face, Maximilien
présidait à la reddition de la place forte, tel Scipion devant Carthage en flammes.
Encore sous le coup de ses précédentes défaites, il avançait ses pièces avec
prudence. Il ne voulait pas renouveler l’erreur de sous-estimer ses jeunes
adversaires.
Les CRS progressaient avec méthode, du haut vers le bas, des
toits vers la cour, en utilisant la tactique du presse-purée. Ils pressaient
d’en haut et la foule fuyait en désordre par la porte d’entrée. Ils
n’appuyaient pas trop fort pour éviter des piétinements dans la panique mais
ils n’en appuyaient pas moins.
Maximilien ordonna de rétablir d’urgence les arrivées d’eau.
Dans la fumée des tipis et des stands incendiés, les derniers défenseurs
avaient du mal à tenir les ultimes points stratégiques.
Julie partit à la recherche des Six Nains. Elle en trouva
deux dans le laboratoire d’informatique. David et Francine s’affairaient à
sortir les disques durs des ordinateurs.
— Il faut sauver nos mémoires ! cria le jeune
homme. Si les forces de l’ordre mettent la main sur les programmes et les
fichiers de notre SARL, ils auront accès à la totalité de notre travail et
pourront saborder toutes nos filiales et tous nos réseaux commerciaux.
— Et s’ils nous attrapent avec les disques ?
demanda Julie. Ce sera pire.
— Le mieux, dit Francine, ce serait encore d’expédier
l’ensemble de nos fichiers vers un ordinateur ami à l’étranger. L’esprit de la
« Révolution des fourmis » trouvera ainsi un abri temporaire.
Fébrilement, la jeune fille blonde remit en place les
disques durs.
— Les étudiants de la faculté de biologie de San
Francisco nous soutiennent et ils disposent d’un énorme ordinateur capable
d’accueillir notre « mémoire », se souvint David.
Ils contactèrent aussitôt par téléphone cellulaire les
étudiants américains et leur transmirent tous leurs fichiers.
Infra-World
,
pour commencer. À lui seul, ce programme était immense. Il comprenait la liste
de ses milliards d’habitants, animaux et végétaux, ainsi que les lois de
gestion de son écologie et son distributeur aléatoire de caractères génétiques.
Ils envoyèrent ensuite la liste des clients qui avaient demandé à tester leurs
produits.
Puis ils firent voyager le programme de gestion du
« Centre des questions » et sa toute jeune et néanmoins très vaste
mémoire encyclopédique. Vinrent ensuite les plans des maisons dans la colline
de Léopold, les plans de fabrication de la « Pierre de Rosette » de
Julie, les plans des antennes de Zoé, les motifs des vêtements de Narcisse,
plus toutes les idées de projets émises par des participants ou des connectés.
En l’espace de quelques jours, ils avaient accumulé des milliers de fichiers, de
programmes, de plans et de propositions d’idées. C’était leur culture. À tout
prix, il fallait la préserver.