Il se trouve que les lombrics et les fourmis ont passé des
accords de bonne entente. Les fourmis n’en mangent que très peu et leur
permettent de circuler dans leur cité. Elles les nourrissent et, en échangent,
ils creusent des galeries plus faciles à consolider pour les ouvrières. Quand
même, dans cet environnement visqueux, les déistes n’en mènent pas large.
Où allons-nous
? demanda l’une d’elles à leur
prophétesse.
23
e
dit que, maintenant, il faudrait un miracle
pour les sauver. Et elle prie pour que les dieux interviennent en leur faveur.
Le ver finit par sortir du dôme. Mais à peine a-t-il montré
le bout de sa tête hors de la cité qu’une mésange fonce en piqué et l’attrape,
sans savoir qu’il est rempli de locataires fourmis.
Que se passe-t-il
? demande une fourmi, sentant
dans son système d’oreille interne qu’ils prennent de l’altitude.
Je crois que cette fois-ci les dieux nous ont entendues.
Ils nous invitent dans leur monde
, annonça sentencieusement la prophétesse
23
e
en glissant avec toutes ses compagnes dans l’estomac de cette
mésange qui remontait haut dans les nuages.
INTERPRÉTATION DE LA
RELIGION DANS LE YUCATÁN
:
Au Mexique, dans un village indien du Yucatán nommé Chicumac, les habitants ont
une étrange manière de pratiquer leur religion. Ils ont été convertis de force
au catholicisme par les Espagnols au seizième siècle. Mais les missionnaires
des premiers temps sont morts et, comme cette région est coupée du reste du
monde, on ne l’a pas repourvue en prêtres neufs. Pendant près de trois siècles
les habitants de Chicumac ont pourtant maintenu la liturgie catholique, mais,
comme ils ne savaient ni lire ni écrire, ils ont transmis les prières et le
rituel par tradition orale. Après la révolution, lorsque le pouvoir mexicain
s’est restabilisé, le gouvernement a décidé de répandre des préfets partout
pour créer une administration qui contrôle vraiment le pays. L’un d’entre eux a
donc été envoyé en 1925 à Chicumac. Le préfet a assisté à la messe et
s’est aperçu que par la tradition orale les habitants étaient parvenus à
retenir presque parfaitement les chants latins. Pourtant le temps avait
entraîné une petite dérive. Pour remplacer le prêtre et les deux bedeaux, les
habitants de Chicumac avaient pris trois singes. Et, cette tradition des singes
s’étant perpétuée à travers les âges, ils en étaient arrivés à être les seuls
catholiques qui vénéraient à chaque messe… trois singes.
Edmond Wells,
Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.
— Maman, il y a des gens à l’intérieur de la hutte
d’Indiens !
Un enfant les montrait du doigt.
Julie et David ne prirent pas le temps de s’étonner de se
réveiller en survêtement dans un tipi fluo, ils en sortirent avant que
quiconque ne pense à alerter le service de sécurité.
Le supermarché, dès le matin, était bondé de monde.
Des montagnes de denrées multicolores s’étalaient comme dans
une gigantesque caverne d’Ali Baba.
Des clients pressés poussaient leurs Caddie en suivant
inconsciemment le rythme de la musique diffusée par les haut-parleurs :
« Le Printemps » de Vivaldi, accéléré afin de pousser les
consommateurs à se hâter de faire leurs achats.
Tout n’est que rythme. Ceux qui contrôlent les rythmes
contrôlent les battements cardiaques.
Leur regard fut attiré par des étiquettes rouges
« promo », « solde » ou « deux pour le prix
d’un ». Pour la plupart des clients, tant de nourriture étalée semblait
trop beau, trop impie pour être permanent. À la lecture des journaux, ils
étaient persuadés de vivre une époque intermédiaire entre deux crises et qu’il
était impératif d’en profiter.
Paradoxalement, plus l’Occident s’installait dans la paix,
plus les gens s’extasiaient devant la nourriture et redoutaient d’en manquer.
Les aliments s’étalaient à perte de vue dans toutes les
directions et même en hauteur. Des conserves, des surgelés, des sous-vide, des
lyophilisés. Du végétal, de l’animal, du chimique né de la seule imagination
des ingénieurs en agroalimentaire.
Au stand des biscuits, plusieurs enfants dévoraient des
paquets qu’ils prenaient directement sur les rayons avant de les jeter par
terre.
Comme ils n’avaient pas d’argent sur eux, David et Julie
firent de même. Les enfants, amusés de voir des adultes se conduire comme eux,
leur proposèrent des bonbons : réglisses, caramels mous, guimauve,
marshmallows, chewing-gums. C’était un peu écœurant d’avaler des bonbons au
petit déjeuner, mais les fugitifs avaient trop faim pour faire les difficiles.
Après s’être ainsi restaurés, Julie et David se dirigèrent
discrètement vers la sortie, en passant par le portillon « sortie sans
achats ». L’endroit était surveillé par deux caméras vidéo.
Un agent de sécurité les suivait et David suggéra à Julie de
se dépêcher un peu.
La musique en fond sonore était maintenant « Stairway
to Heaven » de Led Zeppelin. Le morceau présentait l’intérêt de démarrer
doucement et de se terminer à cent à l’heure, exactement comme étaient censés
se comporter les clients de l’hypermarché.
Les pas des deux lycéens s’accélérèrent avec la musique.
Ceux de l’agent de sécurité qui les suivait aussi. Maintenant, il n’y avait
plus de doute. Il était après eux. Soit il s’était aperçu, grâce aux caméras
vidéo, qu’ils s’étaient gavés gratuitement de biscuits, soit il les avait
reconnus à partir des portraits diffusés dans les journaux.
Julie accéléra encore, Led Zeppelin fit de même.
Le portillon « sortie sans achats » semblait encore
à leur portée. Ils se mirent à courir. David savait qu’il ne faut jamais courir
devant un policier ou devant un chien mais sa peur fut la plus forte. À ses
premières grandes foulées, l’agent de sécurité tira un sifflet et lança un
signal strident qui vrilla les tympans de tous les clients à la ronde.
Plusieurs vendeurs abandonnèrent immédiatement leur travail et convergèrent
vers les suspects.
À nouveau, il fallait fuir, et vite.
Julie et David prirent leur élan pour franchir une haie de
caissières et gagner la rue. David boitait de moins en moins. Il y a des
moments où avoir des rhumatismes articulaires est un luxe qu’on ne peut se
permettre.
Dans le magasin, les employés ne renoncèrent pas pour autant
à les rattraper. Ils devaient être habitués à faire la chasse à courre aux
voleurs. Ce devait être pour eux une distraction dans leur train-train
quotidien.
Derrière eux, une grosse vendeuse cavalait en brandissant
une cartouche de gaz lacrymogène, un manutentionnaire fit tournoyer une barre
de fer tandis qu’un agent de la sécurité beuglait : « Arrêtez-les,
arrêtez-les ! »
David et Julie couraient et débouchèrent dans une impasse.
Ils étaient pris au piège. Bientôt, les vendeurs du supermarché les
captureraient. Une voiture surgit alors, bouscula les vendeurs et les badauds
qui déjà s’attroupaient pour l’hallali. Une portière s’ouvrit à la volée.
— Montez vite ! intima une femme au visage caché
par un foulard et de grandes lunettes de soleil.
Toutes les déistes sont exterminées. Ne reste plus que leur
totem blanc, cette pancarte que les fourmis religieuses vénèrent.
Princesse 103
e
demande aux ingénieurs du feu de
la faire disparaître. Elles entassent dessous des feuilles sèches et, avec
mille précautions, elles en approchent une braise rougeoyante. Aussitôt, le
panneau brûle en emportant son secret. Pourtant, si elles avaient su lire les
caractères de l’écriture, elles auraient déchiffré les mots :
« Attention : risque d’incendie. Ne pas jeter de
mégots. »
Les fourmis regardent le monument doigtesque partir en
fumée. Princesse 103
e
est rassurée. Le grand totem blanc est réduit
en cendres, et avec lui l’un des principaux symboles du déisme.
Elle sait que la prophétesse 23
e
a réussi à
échapper à la troupe de 13
e
, mais Princesse 103
e
n’est
pas inquiète. La prêtresse n’est plus assez influente pour lui créer des
ennuis. Ses derniers fidèles seront bien forcés de se soumettre.
24
e
la rejoint.
Pourquoi faut-il absolument que les gens se situent
toujours entre « croire » et « ne pas croire » ? Il
est stupide de vouloir ignorer les Doigts et il est tout aussi stupide de
s’entêter à les vénérer
.
Pour Princesse 103
e
, la seule attitude intelligente
face aux Doigts, c’est : « discuter » et « tenter de se
comprendre pour s’enrichir mutuellement ».
24
e
approuve des antennes.
La princesse est déjà remontée en haut du dôme, accaparée
par les soucis d’une ville nouvelle en pleine expansion. En outre, elle a des
soucis physiologiques. Comme à tous les sexués, deux ailes commencent à lui
pousser dans le dos et, au travers de sa marque jaune de vernis à ongles, un
triangle de trois yeux à réception infrarouge lui perce à présent le front
telles trois verrues.
Nouvelle-Bel-o-kan s’agrandit sans cesse. Les
hauts-fourneaux ayant provoqué plusieurs incendies, on décide de n’en conserver
qu’un seul à l’intérieur de la métropole et d’installer les autres dans des
cités périphériques. Dans une autre société, cela s’appelle la décentralisation
industrielle.
Avoir appris à vaincre la nuit s’avère la principale
innovation. Désormais, le froid du soir n’ankylose plus les fourmis et elles
peuvent travailler vingt-quatre heures sur vingt-quatre sans le moindre répit
grâce aux lampions.
Princesse 103
e
affirme que les Doigts utilisent
des métaux qu’ils trouvent dans la nature et qui, une fois fondus, leur
permettent de fabriquer des objets durs. Il faut les rechercher. Les
éclaireuses ratissent partout pour ramener les cailloux les plus bizarres, les
ingénieurs les jettent dans le feu mais n’arrivent pas à produire de métaux.
24
e
poursuit sa saga romanesque,
Les Doigts
,
en inventant des scènes où ces animaux se battent ou se reproduisent. Quand il
a besoin de détails précis, il se documente auprès de 103
e
, sinon,
il se fie à son imagination. Après tout, ce n’est qu’un roman…
Simultanément, 7
e
dirige le service artistique.
Il n’y a plus une fourmi dans la Cité à ne pas s’être fait graver sur le thorax
un motif de pissenlit, d’incendie ou de colchique.
Mais il subsiste un problème. 103
e
et 24
e
sont peut-être virtuellement reine et roi de la Nouvelle-Bel-o-kan, ils n’en
sont pas pour autant les souverains réels. Ils n’ont pas de progéniture. La
technique, l’art, la stratégie de la guerre de nuit, l’éradication de la
religion les ont certes dotés d’une aura qui dépasse de beaucoup celle des reines
ordinaires mais leur stérilité commence à faire jaser. Même si on importe de la
main-d’œuvre étrangère pour suppléer à la crise démographique, les insectes ne
se sentent pas bien dans une cité dont les gènes ne sont pas transmis.
Prince 24
e
et Princesse 103
e
le savent
et c’est aussi pour faire oublier cette carence qu’ils encouragent si
volontiers l’art et la science.
Saliveuse : 10
e
.
MÉDECINE : Les Doigts ont oublié les vertus de la
nature.
Ils ont oublié qu’il y a des remèdes naturels aux causes
de leurs maladies.
Alors, ils ont inventé une science artificielle qu’ils
appellent « la médecine ».
Cela consiste à inoculer une maladie à des centaines de
souris puis à administrer à chaque souris un produit chimique différent.
S’il y en a qui se portent mieux, on donne le même
produit chimique aux Doigts.
La porte de la voiture était grande ouverte et les gens du
supermarché approchaient. Ils n’avaient plus le choix. Mieux valait l’inconnu
que de se faire attraper par le service de sécurité du magasin qui les
livrerait probablement à la police municipale.
La femme au visage caché appuya sur l’accélérateur.
— Qui êtes-vous ? demanda Julie.
La conductrice ralentit, baissa ses lunettes noires, découvrant
ses traits dans le rétroviseur, Julie eut un mouvement de recul.
Sa mère.
Elle voulut descendre de la voiture en marche, mais David la
maintint fermement sur son siège. La famille, c’était toujours mieux que la
police.
— Que fais-tu là, maman ? maugréa-t-elle.
— Je te cherchais. Tu n’es pas rentrée à la maison
depuis plusieurs jours. J’ai appelé à la préfecture le service de recherches
dans l’intérêt des familles, ils m’ont répondu qu’à dix-huit ans révolus, tu
étais majeure et libre de dormir où bon te semble. Les premiers soirs, je me
suis dit que, dès que tu rentrerais, je te ferais payer très cher ta fugue et
toute l’inquiétude que tu me causais. Et puis, j’ai eu de tes nouvelles par les
journaux et la télévision.
Elle roulait de nouveau très vite et quelques piétons
faillirent être mis à mal.
— J’ai pensé alors que tu étais encore bien pire que je
ne le croyais. Et puis, j’ai réfléchi. Si tu réagis avec tant d’agressivité à
mon égard, c’est que j’ai dû me tromper quelque part. J’aurais dû t’estimer en
tant qu’être humain à part entière et non parce que tu te trouves être
« ma » fille. En tant qu’être humain à part entière, tu serais sans
doute devenue une amie. Et puis… je te trouve extrêmement sympathique et même
ta révolte me plaît. Alors, comme j’ai raté mon travail de mère, je vais
m’efforcer à présent de réussir mon travail d’amie. C’est pourquoi je t’ai
cherchée et c’est pourquoi je suis là.