La Révolution des Fourmis (62 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: La Révolution des Fourmis
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Prince 24
e
demande pourquoi tout est vide.

23
e
explique que la nouvelle reine Belo-kiu-kiuni
a fini par prendre ombrage de l’omniprésence des déistes. Elle a banni leur
religion. Il y a eu de véritables chasses aux déistes dans la Cité et beaucoup
de martyres sont mortes.

Lorsque l’armée de 103
e
est survenue avec son
feu, 23
e
a aussitôt saisi l’opportunité. Elle a foncé vers la loge
royale et assassiné la reine pondeuse.

Alors, comme il n’existait pas d’autre reine, la Cité tout
entière s’était placée en phase d’autodestruction et, une à une, toutes les
citoyennes belokaniennes avaient interrompu les battements de leur cœur. À
présent, dans la capitale incendiée et fantôme, il n’y avait plus qu’elles, les
déistes, pour accueillir les révolutionnaires afin de bâtir ensemble une
société fourmi fondée sur la vénération des Doigts.

Princesse 103
e
et Prince 24
e
ne
partagent pas vraiment la ferveur de la prophétesse mais comme la ville est
désormais à leur disposition, ils en profitent.

Princesse 103
e
lance cependant une phéromone :

La pancarte blanche devant Bel-o-kan est signe de grand
danger
.

Ce n’est peut-être qu’une question de secondes. Il faut
déguerpir sans tarder.

On la croit.

En quelques heures, tout le monde se met en route. Les
exploratrices partent en éclaireuses pour rechercher une autre souche de pin
propice à l’établissement d’une cité. Les escargots porteurs de braise
transportent les quelques œufs, larves et les rares champignons et pucerons
rescapés de l’incendie.

Par chance, l’avant-garde découvre une souche habitable à
une heure de marche à peine. 103
e
estime la distance suffisante pour
se retrouver à l’abri du cataclysme qui se produira autour de la pancarte
blanche.

La souche est creusée de tunnels rongés par des vers et il
est même possible d’implanter dans son bois une Cité interdite et une loge
royale. À partir de cette souche, 5
e
établit des plans en vue de la
construction rapide d’une nouvelle Bel-o-kan.

Toutes les fourmis s’empressent.

103
e
suggère de bâtir une cité ultramoderne, avec
de grandes artères où faire circuler sans embouteillages les gros gibiers et
les objets indispensables aux nouvelles technologies. Elle pense qu’il faut
installer une grande cheminée centrale afin de pouvoir dégager la fumée issue
des laboratoires du feu. Elle envisage encore des canaux pour amener l’eau de
pluie aux étables, aux champignonnières ainsi qu’aux laboratoires qui en auront
besoin pour laver les objets qu’ils utilisent.

Même si elle n’est pas encore pondeuse, étant la seule
femelle sexuée de Bel-o-kan, Princesse 103
e
est désignée non seulement
comme reine de leur ville renaissante mais aussi de toute la fédération des
fourmis rousses de la région, laquelle comprend soixante-quatre cités.

C’est la première fois qu’une ville se dote d’une princesse
incapable de pondre. Faute de renouvellement de la population, on fait appel à
un concept nouveau : la « ville ouverte ». Princesse 103
e
pense en effet qu’il serait intéressant d’autoriser d’autres espèces d’insectes
étrangers à s’installer ici afin qu’elles enrichissent la cité de leurs
cultures propres.

Mais il n’est pas aisé de se fondre dans un
melting-pot
.
Les différentes ethnies en viennent peu à peu à occuper des quartiers séparés.
Les noires s’installent au sud-est des étages les plus profonds, les jaunes à
l’ouest des étages médians, les moissonneuses aux étages supérieurs pour être
plus proches des récoltes, les tisserandes s’en vont au nord.

Partout dans la nouvelle capitale, on travaille aux
innovations techniques. À la manière fourmi, c’est-à-dire sans logique, en
testant tout et n’importe quoi selon ce qui vous passe par la tête et en
considérant ensuite le résultat. Les ingénieurs du feu construisent un grand
laboratoire au plus profond du sous-sol de la Cité. Là, ils font brûler tout ce
qui leur passe entre les pattes pour voir en quel matériau cela se transforme
et quel genre de fumée ça produit.

Pour parer aux risques d’incendie, on tapisse la pièce de
feuilles de lierre peu inflammables.

Les ingénieurs en mécanique aménagent une salle spacieuse où
ils entreprennent de tester des leviers sur des cailloux et jusqu’à des
combinaisons de plusieurs leviers liés par des fibres végétales.

Prince 24
e
et 7
e
se prononcent pour
des ateliers d’« art » aux étages moins quinze, moins seize et moins
dix-sept. On y pratique la peinture sur feuilles, la sculpture en excréments de
scarabées et, bien sûr, la scarification sur carapace.

Prince 24
e
compte bien prouver qu’en utilisant
les techniques doigtesques, on peut parfaitement obtenir des objets de style
typiquement myrmécéen. Il veut créer la « culture fourmi » et même,
plus précisément, la culture belokanienne. En effet, qu’il s’agisse de son
roman ou des peintures plutôt naïves de 7
e
, il n’existe encore rien
de semblable sur la Terre.

11
e
décide pour sa part d’inventer la musique
fourmi. Elle demande à plusieurs insectes de striduler afin de former un chœur
à plusieurs voix. Le résultat est peut-être une cacophonie mais ce n’en est pas
moins une musique typiquement fourmi. D’ailleurs, 11
e
ne désespère
pas d’harmoniser tous ces sons jusqu’à l’obtention de morceaux à plusieurs
niveaux de gammes.

15
e
crée des cuisines où elle goûte tous les
résidus brûlés du laboratoire du feu. Les feuilles ou les insectes calcinés qui
lui semblent avoir bon goût sont mis à droite, ceux qui ont mauvais goût à
gauche.

10
e
crée, elle, un centre d’étude sur les
comportements doigtesques à proximité des salles des ingénieurs.

Vraiment, la pratique de la technologie des Doigts leur
donne une avance dans le monde des insectes. C’est comme si elles venaient de
gagner mille ans en une journée. Une chose tracasse cependant 103
e
depuis qu’elles ne sont plus contraintes à la clandestinité, les déistes
s’affichent partout dans la Cité et font de plus en plus de zèle. Au soir du
premier jour, notamment, 23
e
et ses fidèles se rendent en pèlerinage
sur le site de la pancarte blanche et, là, se mettent à prier les dieux
supérieurs qui ont apposé ce monument sacré.

 

150. ENCYCLOPÉDIE

 

UTOPIE D’HIPPODAMOS
 : En 494 avant J.-C., l’armée de
Darius, roi des Perses, détruit et rase la ville de Milet, située entre
Halicarnasse et Éphèse. Les anciens habitants demandent alors à l’architecte
Hippodamos de reconstruire d’un coup une cité tout entière. Il s’agit d’une
occasion unique dans l’histoire de l’époque. Jusque là, les villes n’étaient
que des bourgades qui s’étaient progressivement élargies dans la plus grande
confusion. Athènes, par exemple, était composée d’un enchevêtrement de rues,
véritable labyrinthe qui avait vu le jour sans que nul ne tienne compte d’un
plan d’ensemble. Être chargé d’ériger, dans sa totalité, une ville de taille
moyenne, c’était se voir offrir une page blanche où inventer LA ville idéale.

Hippodamos saisit
l’aubaine. Il dessine la première ville pensée géométriquement.

Hippodamos ne veut pas
seulement tracer des rues et bâtir des maisons, il est convaincu qu’en
repensant la forme de la ville, on peut aussi en repenser la vie sociale.

Il imagine une cité de dix
mille habitants, répartis en trois classes artisans, agriculteurs, soldats.

Hippodamos souhaite une
ville artificielle, sans plus aucune référence avec la nature avec, au centre,
une acropole d’où partent douze rayons la découpant, tel un gâteau, en douze
portions. Les rues de la nouvelle Milet sont droites, les places rondes et
toutes les maisons sont strictement identiques pour qu’il n’y ait pas de
jalousie entre voisins. Tous les habitants sont d’ailleurs des citoyens à part
égale. Ici il n’y a pas d’esclaves.

Hippodamos ne veut pas non
plus d’artistes. Les artistes sont selon lui des gens imprévisibles, générateurs
de désordre. Poètes, acteurs et musiciens sont bannis de Milet, et la ville est
également interdite aux pauvres, aux célibataires et aux oisifs.

Le projet d’Hippodamos
consiste à faire de Milet une cité au système mécanique parfait qui jamais ne
tombera en panne. Pour éviter toute nuisance, pas d’innovation, pas
d’originalité, aucun caprice humain. Hippodamos a inventé la notion de
« bien rangé ». Un citoyen bien rangé dans l’ordre de la cité, une
cité bien rangée dans l’ordre de l’État, lui-même ne pouvant être que bien
rangé dans l’ordre du cosmos.

 

Edmond Wells,

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.

 

151. UNE ÎLE AU MILIEU DE L’OCÉAN

 

En ce sixième jour d’occupation du lycée de Fontainebleau,
Maximilien décida de suivre les conseils de Mac Yavel : il coupa
l’électricité et l’eau aux lycéens. Pour résoudre le problème de l’eau, Léopold
fit construire des citernes pour recueillir la pluie. Il apprit aux occupants à
se laver avec du sable ainsi qu’à sucer des grains de sel pour fixer l’eau dans
leur corps et amoindrir leurs besoins.

Restait le problème de l’électricité, le plus ardu. Toutes
leurs activités étaient fondées sur le réseau informatique mondial. Des
bricoleurs allèrent fouiner dans l’atelier d’électronique, si riche en matériel
de toutes sortes et qui s’était déjà avéré une mine. Ils découvrirent des
plaques solaires photosensibles. Elles apportèrent un premier flux électrique
qu’ils complétèrent avec des éoliennes fabriquées à la hâte de planches
arrachées aux bureaux.

Chaque tipi vit fleurir son éolienne au-dessus de sa pointe,
telle une marguerite.

Comme ce n’était pas suffisant, David brancha quelques vélos
du club de randonnées sur des dynamos ; ainsi, quand ni soleil ni vent
n’étaient de la partie, on cherchait quelques sportifs pour pédaler et fournir
de l’énergie.

Chaque problème les obligeait à faire fonctionner leur
imagination et soudait davantage les occupants du lycée.

Constatant que, grâce à leurs lignes téléphoniques, leur
réseau informatique fonctionnait toujours, Maximilien décida de les en priver
aussi. À époque moderne, technique de siège moderne.

Et riposte, tout aussi moderne. David ne fut pas longtemps
inquiet pour son « Centre des questions » car une occupante avait
apporté dans son sac un téléphone cellulaire spécial, extrêmement puissant et
suffisamment net pour recréer un contact hertzien en se branchant directement
sur les satellites de télécommunications.

Ils étaient cependant obligés de vivre en totale autarcie. À
l’intérieur, on s’organisa, s’éclairant de lampions et de bougies pour
économiser l’énergie vitale au réseau informatique. Le soir, la cour baignait
dans l’ambiance romantique générée par les petites lueurs vacillant sous les
courants d’air.

Julie, les Sept Nains et les amazones couraient, sollicitant
chacun, transportant des matériaux, discutant des aménagements. Le lycée se
transformait en véritable camp retranché.

Les groupes d’amazones devenaient de plus en plus compacts,
de plus en plus rapides et, pour tout dire, de plus en plus militaires. Comme
si naturellement elles assumaient cette fonction vacante.

Julie convoqua ses amis dans le local de répétition. Elle
paraissait fort préoccupée.

— J’ai une question à vous poser, annonça d’emblée la
jeune fille en allumant quelques bougies qu’elle déposa en hauteur dans les
anfractuosités du mur.

— Vas-y, l’encouragea Francine, affalée sur un
monticule de couvertures.

Julie fixa tour à tour les Sept Nains : David,
Francine, Zoé, Léopold, Paul, Narcisse, Ji-woong… Elle hésita, baissa les yeux,
puis articula :

— Est-ce que vous m’aimez ?

Il y eut un long silence que Zoé fut la première à rompre,
d’une voix enrouée :

— Bien sûr, tu es notre Blanche-Neige à nous, notre
« reine des fourmis ».

— Alors dans ce cas, dit Julie très sérieusement, si je
deviens trop « reine », si je commence à me prendre trop au sérieux,
n’hésitez pas, faites comme pour jules César, assassinez-moi.

À peine avait-elle fini que Francine plongea sur elle. Ce
fut le signal. Tous l’attrapèrent par les bras, par les chevilles. Ils
roulèrent dans les couvertures. Zoé mima le geste de prendre un couteau et de
le lui planter dans le cœur. Aussitôt tous lui firent des chatouilles.

Elle n’eut que le temps de gémir.

— Non, pas les chatouilles !

Elle riait et avait envie que ça s’arrête.

Après tout, elle ne supportait pas qu’on la touche.

Elle se débattait mais les mains amies surgies d’entre les
couvertures prolongeaient son supplice. Elle n’avait jamais autant ri de sa
vie.

Elle n’avait plus d’air. Elle commençait à se sentir partir.
C’était étrange. Le rire devenait presque douloureux. À peine une chatouille
était finie qu’une autre reprenait. Son corps lui envoyait des signaux
contradictoires.

Soudain, elle comprit pourquoi elle ne supportait pas qu’on
la touche. Le psychothérapeute avait raison, c’était pour une raison qui
remontait à sa plus tendre enfance.

Elle se revit bébé. Durant les dîners de famille, alors
qu’elle n’avait que seize mois, on la passait de main en main, comme un objet,
profitant de son incapacité à se défendre. On la couvrait de baisers, de
chatouilles, on la forçait à dire bonjour, on lui caressait les joues, la tête.
Elle se souvint des grand-mères aux haleines lourdes et aux lèvres trop
maquillées. Ces bouches s’approchaient d’elle et les parents complices riaient
tout autour.

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