La Révolution des Fourmis (69 page)

Read La Révolution des Fourmis Online

Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: La Révolution des Fourmis
8.46Mb size Format: txt, pdf, ePub

De même chez les humains,
on aime à se désigner des rois pour prendre ensuite encore plus de plaisir à
les réduire en pièces. Méfiez-vous alors si on vous offre un trône, c’est
peut-être celui du roi des rats.

 

Edmond Wells,

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.

 

171. LA TRAQUE

 

Détruire
.

Les soldates laïques chargent les religieuses. La
prophétesse 23
e
comprend trop tard ce qui se passe. Des phéromones
d’alerte volent en tous sens et, en quelques secondes, c’est la pagaille.

Partout, des déistes s’effondrent, tendent leurs pattes pour
former une croix à six branches et lâchent, agonisantes, leurs effluves
mystiques :

Les Doigts sont nos dieux
.

Tant bien que mal, l’assemblée s’organise pour résister à
l’effet de surprise. Les jets d’acide fusent. Des chitines fondent. Des jets
perdus font s’effondrer des pans entiers de plafond.

23
e
interpelle quelques compagnes :

Il faut me sauver
.

La religion n’a pas fait qu’engendrer le culte des morts,
elle a aussi créé la primauté des prêtres. Des soldates déistes s’empressent de
se regrouper autour de 23
e
pour former un barrage avec leurs corps
tandis que trois grosses ouvrières creusent à toute allure une issue pour lui
permettre de fuir.

Les Doigts sont nos dieux
.

Un tapis d’étoiles tétanisées commence à recouvrir le sol
et, pour éviter qu’on ne voue un culte aux martyres, les laïques leur tranchent
la tête.

Ces décapitations ralentissent l’offensive. La prophétesse 23
e
saisit sa chance et, avec quelques conjurées rescapées du massacre, fuit par
l’excavation.

La petite troupe galope dans les couloirs, des soldates
laïques sont sur leurs talons. Dans cette course-poursuite, des déistes se
laissent mourir pour protéger leur prophétesse. C’est la première fois dans
l’histoire myrmécéenne qu’autant de fourmis se font tuer pour préserver une
seule des leurs, précieuse entre toutes. Même les reines n’ont jamais suscité
autant de ferveur.

Les Doigts sont nos dieux
.

Chaque cadavre se fige en une croix et pousse ce cri de
mort. Les dépouilles obstruent parfois complètement le passage, contraignant
les poursuivantes à couper leurs pattes une à une pour le dégager.

Les déistes ne sont plus qu’une dizaine mais elles
connaissent mieux les lieux que leurs assaillantes et savent exactement où
tourner pour les semer. Soudain, elles sont coincées : un lombric leur barre
la route. 23
e
encourage ses compagnes, épuisées et blessées :

Suivez-moi
.

La prophétesse se rue sur le ver et, à la plus grande
stupéfaction de ses fidèles, d’un coup de mandibules, elle creuse un sillon
dans son flanc et désigne cette plaie comme s’il s’agissait de l’écoutille d’un
vaisseau. C’est là son idée : se servir de cet annélide comme d’un engin
subterrestre. Par chance, le ver est bien gras. Tout le groupe parvient à
s’introduire dans son corps sans le tuer.

L’animal se cabre, évidemment, lorsqu’il sent tant de
présences étrangères s’engouffrer dans son corps mais, comme il n’est doté que
d’un système nerveux restreint, il poursuit sa route avec ses nouveaux
parasites.

L’énorme tube gluant rampe déjà sur les murs et les parois
quand 13
e
et ses soldates arrivent sur les lieux. Les laïques n’ont
aucun moyen de savoir dans quelle direction il va. Grimpe-t-il ?
Descend-il ?

L’odeur de l’annélide n’est pas assez nette pour qu’on
puisse bien la détecter dans le dédale des couloirs de la métropole myrmécéenne.
L’être gluant glisse donc tranquillement, emportant les déistes fuyardes.

 

172. CHEZ LE PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE

 

Le professeur de philosophie ne fut pas surpris de les voir
sonner à sa porte. De lui-même, il leur offrit de les héberger.

Julie se précipita sous la douche et s’émerveilla de se
sentir propre, enfin purifiée de toutes les immondices des égouts et de leurs
effroyables odeurs. Elle jeta ses vêtements de reine souillés dans un
sac-poubelle et enfila l’un des survêtements de l’enseignant. Heureusement que
les tenues de sport sont unisexes.

Agréablement propre et nette, elle s’affala sur le canapé du
salon.

— Merci, monsieur. Vous nous avez sauvés, dit David qui
avait lui aussi enfilé un survêtement.

L’enseignant leur servit un verre, accompagné de cacahuètes,
et alla leur préparer de quoi dîner.

Ils dévorèrent des petits sandwiches au saumon et d’autres
aux œufs et aux câpres.

À table, le professeur alluma la télévision. À la toute fin
des actualités régionales, on parlait d’eux. Julie monta le son. Marcel
Vaugirard interviewait un membre des forces de l’ordre qui expliquait que cette
soi-disant « Révolution des fourmis » était en fait l’œuvre d’un
groupe d’anarchistes, responsables entre autres des blessures qui avaient
plongé dans le coma un jeune lycéen.

Et l’on fit passer à l’écran la photo de Narcisse.

— Narcisse est dans le coma ! s’exclama David.

Julie avait certes vu le styliste des insectes se faire
tabasser par les Rats noirs puis une ambulance l’emporter mais de là à
l’imaginer dans le coma !

— Il faut qu’on aille lui rendre visite à l’hôpital,
dit Julie.

— Pas question, rétorqua David. On se ferait prendre
aussitôt.

La télévision présentait en effet une affiche avec les huit
portraits agrandis des musiciens du groupe « Les Fourmis ». Ils
furent satisfaits d’apprendre que, comme eux, les cinq autres avaient pu
s’échapper. Ainsi qu’Élisabeth.

— Eh bien, dites-donc, quelle histoire, les
enfants ! Vous feriez mieux de rester bien tranquillement ici en attendant
que ça se tasse.

Le professeur de philosophie leur proposa pour dessert un
yaourt et se leva pour préparer le café.

Julie enrageait tandis que, sur l’écran, on montrait les
ravages provoqués par cette « Révolution des fourmis » dans le lycée
de Fontainebleau salles de classe saccagées, draps déchirés, meubles jetés au
feu.

— Nous avons réussi à montrer qu’il était possible de
faire une révolution sans violence. Ils veulent nous enlever même ça !

— Bien sûr, intervint le professeur de philosophie.
Votre copain Narcisse me semble bien mal en point.

— Mais ce sont les Rats noirs, qui l’ont amoché. Ce ne
sont que des provocateurs ! s’écria Julie.

— Notre révolution est quand même parvenue à tenir six
jours sans violence, renchérit David.

L’enseignant fit la moue, comme si leur plaidoyer ne le
satisfaisait pas vraiment. Lui, si peu rigoriste dans ses notations, semblait
soudain déçu par leurs copies.

— Il y a quelque chose qui vous échappe complètement.
Sans violence, rien n’est spectaculaire, donc médiatiquement intéressant. Votre
révolution est passée à côté de la plaque précisément parce qu’elle se voulait
sans violence. De nos jours, pour toucher les foules, il faut absolument passer
aux actualités de vingt heures et, pour passer aux actualités de vingt heures,
il faut des morts, des accidentés de la route, des victimes d’avalanche,
qu’importe, pourvu qu’il y ait du sang. On ne s’intéresse qu’à ce qui ne va pas
et qui fait peur. Vous auriez dû tuer ne serait-ce qu’un seul flic. En voulant
à tout prix prôner la non-violence, vous vous êtes condamnés à n’être qu’une
petite fête scolaire, une kermesse de lycée, c’est tout.

— Vous plaisantez ! s’offusqua Julie.

— Non, je suis réaliste. Heureusement que ces petits
fachos sont venus vous attaquer, sinon votre révolution aurait fini par sombrer
dans le ridicule. Des gosses de bonne famille qui occupent un lycée histoire de
fabriquer des vêtements en forme de papillon, ça incite plus au rire qu’à
l’admiration. Vous devriez les remercier d’avoir expédié votre copain dans le
coma. S’il meurt, vous aurez au moins un martyr !

Était-il sérieux ? Julie s’interrogeait. Elle savait
pertinemment qu’en optant pour la non-violence, sa révolution perdrait certes
beaucoup de sa virulence mais c’est ainsi qu’elle avait choisi de jouer le jeu,
conformément aux préceptes de l’
Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
.
Gandhi avait réussi une révolution non-violente. Cela pouvait exister.

— Vous avez échoué.

— Nous avons quand même monté des affaires commerciales
solides. Au plan économique, notre révolution a été une réussite, rappela
David.

— Et alors ? Les gens s’en moquent bien. S’il n’y
a pas de caméras de télévision pour témoigner d’un événement, c’est comme s’il
n’avait pas existé.

— Mais…, reprit le garçon. Nous avons pris notre destin
en main, nous avons créé une société sans dieux ni maîtres, exactement comme
vous nous l’aviez conseillé.

Le professeur de philosophie haussa les épaules.

— C’est bien là où le bât blesse. Vous avez essayé et
vous avez échoué. Vous avez tourné ce projet en farce.

— Elle ne vous plaît donc pas, notre révolution ?
interrogea Julie, étonnée du ton de l’enseignant.

— Non ; pas du tout. En matière de révolution,
comme en toutes choses, il y a des règles à respecter. Si je devais vous noter,
c’est à peine si je vous mettrais 4 sur 20. Vous n’êtes que des
révolutionnaires de pacotille ! Aux Rats noirs, en revanche, j’accorderais
un beau 18 sur 20.

— Je ne vous comprends pas, murmura Julie, abasourdie.

Le professeur de philosophie tira un cigare de son coffret,
l’alluma soigneusement et se mit à le fumer, lâchant chaque bouffée avec
volupté. Ce ne fut que lorsque la jeune fille remarqua qu’il consultait
régulièrement la pendule du salon qu’elle comprit. Tous ces discours provocants
n’avaient pour but que de détourner leur attention et de les retenir là.

Elle bondit sur ses pieds, mais il était trop tard. Elle
entendait les sirènes de cars de police.

— Vous nous avez dénoncés !

— C’était nécessaire, énonça le professeur de
philosophie, fuyant leurs regards accusateurs et tirant négligemment sur son
cigare.

— Nous avions confiance en vous et vous nous avez
dénoncés !

— Je ne fais que vous aider à passer à l’étape
suivante. C’est indispensable, vous dis-je. Je parfais votre éducation de
révolutionnaires. Prochaine étape : la prison. Tous les révolutionnaires
ont vécu ça. Vous serez sûrement meilleurs en martyrs qu’en utopistes
non-violents. Et avec un peu de chance, cette fois, vous aurez les
journalistes.

Julie était écœurée.

— Vous disiez que quiconque n’est pas anarchiste à
vingt ans est stupide !

— Oui, mais j’ai aussi ajouté que, passé trente ans,
quiconque demeurait anarchiste était encore plus stupide.

— Vous disiez avoir vingt-neuf ans, signala David.

— Désolé, hier, justement, c’était… mon anniversaire.

David attrapa la jeune fille par le bras.

— Tu ne vois pas qu’il cherche à te faire perdre du
temps ? Occupons-nous seulement de nous tirer d’ici. On a encore une
chance d’y arriver. Merci pour les sandwiches et au revoir monsieur.

David dut la pousser dans l’escalier. Éviter le portail, en
bas, où la police les attendait peut-être déjà. Il entraîna la jeune fille
jusqu’au dernier étage. Trouver un vasistas. Monter sur un toit, puis un autre
et un autre encore. Julie avait retrouvé ses réflexes quand il l’engagea à
redescendre le long d’une gouttière. Pour ne pas être gêné il tenait sa canne
dans la bouche.

Ils couraient. David tirait un peu la patte mais sa canne
l’aidait à se mouvoir assez vite.

La soirée était belle et il y avait du monde dans les rues
de Fontainebleau. Julie craignit un instant que quelqu’un ne la reconnaisse
puis souhaita au contraire qu’un admirateur se manifeste et vienne à leur
secours. Mais personne ne la reconnut. La révolution était morte, et Julie
n’était plus reine.

La police était sur leurs traces et Julie en avait assez.
Elle était lasse ; ses nouvelles graisses fessière et ventrale ne
suffisaient pas à fournir l’énergie indispensable pour lui permettre de courir
vite.

Les lumières d’un supermarché clignotèrent tout près d’eux
et Julie se souvint que l’
Encyclopédie
recommandait de se tenir attentif
à tous les signes. « Vous trouverez ici tout ce dont vous avez
besoin », indiquait l’enseigne.

— Entrons, dit-elle.

Les policiers étaient derrière eux mais, à l’intérieur, la
foule les engloutit.

David et Julie se faufilèrent entre les travées, se
dissimulèrent derrière des rangées d’aspirateurs et de machines à laver et
parvinrent au rayon d’habillement pour les jeunes où ils se figèrent parmi des
mannequins de cire. Le mimétisme, première défense passive des insectes…

Ils virent des policiers donner des consignes aux agents de
sécurité du magasin puis passer près d’eux sans les remarquer avant de
disparaître de leur champ de vision.

Et maintenant où aller ?

Dans le coin des jouets, un tipi de nylon rose fluo les attendait.
Julie et David s’y calfeutrèrent, se recouvrirent de jouets et attendirent que
le silence se fasse autour d’eux pour s’endormir, pelotonnés et craintifs comme
deux renardeaux.

 

173. INTÉRIEUR NUIT

 

Les fourmis déistes voyagent dans le noir puant et visqueux
des entrailles du lombric. Elles sont cernées de viscères palpitants dont
l’odeur les écœure mais elles savent que, dehors, c’est la mort assurée.

De l’intérieur, elles comprennent comment l’annélide se
propulse. Par sa bouche, il avale de la terre, lui fait traverser son corps
avec son système digestif, puis la rejette presque instantanément par son anus.
Le ver est comme un réacteur qui aspire et éjecte du sable.

Les fourmis s’écartent pour laisser passer les boulettes de
boue. Dehors, le lombric gonfle sa tête puis en repousse l’enflure jusqu’à sa
queue, ce qui accroît sa vitesse. Et ainsi farci de religieuses, il traverse la
Nouvelle-Bel-o-kan.

Other books

Idol of Blood by Jane Kindred
Annie's Promise by Margaret Graham
The Love Game by Emma Hart
Her Name Is Rose by Christine Breen
Sometimes By Moonlight by Heather Davis
A Hopeful Heart by Kim Vogel Sawyer
Daisy (Suitors of Seattle) by Osbourne, Kirsten
109 East Palace by Jennet Conant
Dream Team by Jack McCallum