La Révolution des Fourmis (31 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: La Révolution des Fourmis
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Une telle connaissance
permet d’agir sur tous les types d’interlocuteurs en jouant sur les trois
registres linguistiques.

De là, on peut aller plus
loin en créant des points d’ancrage physiques. L’action consiste à appliquer un
point de pression sur une partie de son interlocuteur lorsqu’on veut le
stimuler au moment de lui transmettre un message important, tel que « je
compte sur toi pour mener à bien ce travail ». Si, à ce moment, on exerce
une pression sur son avant-bras, il sera stimulé à chaque nouvelle pression sur
ce même avant-bras. C’est là une forme de mémoire sensorielle.

Attention cependant à ne
pas la faire fonctionner à l’envers. Un psychothérapeute qui accueille son
patient en lui tapotant l’épaule tout en le plaignant : « Alors, mon
pauvre ami, cela ne va donc pas mieux », aura beau pratiquer la meilleure
thérapie du monde, son patient retrouvera instantanément toutes ses angoisses
si, au moment de le quitter, il réitère son geste.

 

Edmond Wells,

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.

 

74. DES PORCS ET DES PHILOSOPHES

 

Le chauffeur était un boute-en-train. Il devait s’ennuyer à
mourir tout seul dans son taxi car il parlait sans reprendre haleine à sa jeune
cliente. En cinq minutes, il lui narra sa vie qui, naturellement, était
particulièrement inintéressante.

Comme Julie demeurait coite, il proposa de lui raconter une
histoire drôle. « Ce sont trois fourmis qui se promènent à Paris sur les Champs-Élysées
et soudain, une Rolls Royce s’arrête avec, dedans, une cigale vêtue d’un
costume de fourrure et de paillettes. « Salut les copines », dit-elle
en baissant la vitre. Les fourmis considèrent avec étonnement la cigale qui
mange du caviar et boit du champagne. « Salut, répondent les fourmis. Tu
as l’air d’avoir bien réussi, dis donc !

— Ah ouais ! le show-biz, ça paie bien de nos
jours. Je suis une star. Vous voulez un peu de caviar ?

— Euh, non, merci », disent les fourmis. La cigale
remonte sa vitre et ordonne à son chauffeur de démarrer. La limousine partie,
les fourmis se dévisagent, atterrées, et l’une d’elles exprime ce que toutes
sont en train de penser : « Quel imbécile, ce Jean de La
Fontaine ! »

Le taxi rit tout seul. Julie esquissa une petite moue
d’encouragement et elle se dit que plus la crise spirituelle de la civilisation
approchait, plus les gens racontaient des blagues. Ça évitait de dialoguer
vraiment.

— Vous voulez que je vous en raconte une autre ?

Le conducteur continua à parler tout en empruntant de
prétendus raccourcis qu’il assurait être seul à connaître.

L’artère principale de Fontainebleau était bloquée par une
manifestation d’agriculteurs, lesquels réclamaient davantage de subventions,
moins de terres en jachère et l’arrêt des importations de viande étrangère.
« Sauvons l’agriculture française » et « Mort aux cochons
d’importation », proclamaient leurs pancartes.

Ils s’étaient emparés d’un camion transportant des porcs en
provenance de Hongrie et entreprenaient d’inonder de pétrole les cages des
animaux. Ils lancèrent des allumettes. Les hurlements des bêtes en train de
brûler vives s’élevèrent, horribles. Julie n’aurait jamais cru qu’un cochon
pouvait ainsi vociférer. Les cris étaient presque humains ! Et l’odeur de
chair grillée était épouvantable. À l’heure de l’agonie, les cochons semblaient
vouloir révéler leur parenté avec l’homme.

— Je vous en conjure, partons d’ici !

Les porcs hurlaient toujours et Julie se souvint qu’en cours
de biologie, le professeur avait dit que le seul animal propre à des greffes
d’organes sur des humains était le cochon. Soudain, la vision de mort de ces
cousins inconnus lui fut totalement insupportable. Les cochons la regardaient
avec des airs suppliants. Leur peau était rose. Leurs yeux étaient bleus. Julie
voulait s’éloigner de ce lieu de supplice, et vite.

Elle jeta un billet au chauffeur et quitta la voiture pour
s’enfuir à pied.

Tout essoufflée, elle parvint enfin au lycée et se dirigea
droit vers la salle de musique en espérant que personne ne la remarquerait.

— Julie ! Que faites-vous ici ce matin ?
Votre classe n’a pas cours.

Le philosophe aperçut un coin de chemise de nuit rose sous
le col de l’imperméable noir.

— Vous allez prendre froid.

Il lui proposa une boisson chaude à la cafétéria et, comme
les autres n’étaient pas encore arrivés, elle accepta.

— Vous êtes un type bien. Vous ne ressemblez pas à la
prof de maths. Elle, elle ne cherche qu’à me dévaloriser.

— Vous savez, les professeurs sont des gens comme les
autres. Il y en a des bien et des moins bien, des intelligents et des moins
intelligents, des gentils et des moins gentils. Le problème, c’est que les
enseignants, eux, ont l’occasion d’influencer quotidiennement au moins trente
êtres jeunes et donc malléables. Énorme responsabilité. Nous sommes les
jardiniers de la société de demain, comprends-tu ?

D’un coup, il était passé au tutoiement.

— Moi, ça me ferait peur d’être prof, déclara Julie. En
plus, quand je vois comme la prof d’allemand se fait chahuter, ça me donne des
frissons dans le dos.

— Tu as raison. Pour enseigner, il faut non seulement
bien connaître sa matière mais, en plus, être un brin psychologue. Entre nous
d’ailleurs, je pense que tous les professeurs sont inquiets à l’idée
d’affronter une classe. Alors, certains revêtent le masque de l’autorité,
d’autres jouent les savants ou, comme moi, les copains.

Il repoussa son siège de plastique et lui tendit un
trousseau de clés.

— J’ai un cours maintenant mais si tu veux te reposer
ou te restaurer un peu, j’habite l’immeuble là, au coin de la place. Troisième
étage à gauche. Tu peux y aller, si tu veux. Après une fugue on a besoin d’un
petit havre de paix.

Elle remercia tout en déclinant l’offre. Ses copains du
groupe de rock devaient bientôt arriver et ils l’hébergeraient sans problème.

Le professeur la considérait avec un regard franc et
cordial. Elle se sentit obligée de lui donner quelque chose en retour. Une
information. Ce fut plus sa bouche qui parla que sa cervelle.

— C’est moi qui ai mis le feu dans le coin des
poubelles.

L’aveu ne parut pas particulièrement surprendre le
professeur de philosophie.

— Mmm… Tu te trompes d’adversaire. Tu agis à courte
vue. Le lycée n’est pas une fin mais un moyen. Sers-t’en au lieu de le subir.
Ce système scolaire, il a quand même été conçu pour vous aider. L’éducation
rend les êtres plus forts, plus conscients, plus solides. Tu as de la chance de
fréquenter ce lycée. Même si tu t’y sens mal, il t’enrichit. Quelle erreur que
de vouloir détruire ce que tu ne sais pas utiliser !

 

75. DIRECTION LE FLEUVE D’ARGENT

 

Les treize fourmis utilisent une branchette pour franchir un
ravin vertigineux. Elles sillonnent une jungle de pissenlits. Elles dévalent
une pente abrupte de fougères.

En bas, elles aperçoivent une figue qui a éclaté après avoir
chuté de son arbre. Ce volcan de sucre en éruption richement coloré de violet,
de vert, de rose et de blanc attire déjà des moucherons hystériques. Les
fourmis s’autorisent un arrêt-buffet. Que c’est bon, les fruits !

Il y a des questions que les Doigts ne se posent plus. Par
exemple pourquoi les fruits ont bon goût ? Pourquoi les fleurs sont
belles ?

Nous, les fourmis, savons
.

Princesse 103
e
se dit qu’il faudrait qu’il y ait,
comme 10
e
, un Doigt qui prenne la peine un jour de faire une
phéromone zoologique sur le savoir myrmécéen. Elle pourrait ainsi leur
apprendre pourquoi les fruits ont bon goût et pourquoi les fleurs sont belles.

Si elle rencontrait ce Doigt, elle lui dirait que les fleurs
sont belles et odorantes pour attirer les insectes. Car ce sont les insectes
qui répandent leur pollen et permettent leur reproduction.

Les fruits sont délicieux, dans l’espoir d’être mangés par
des animaux qui vont les digérer et recracher leur noyau ou leurs pépins durs
plus loin parmi leurs excréments. Subtile stratégie végétale : non
seulement la semence de l’arbre fruitier se répand mais, de plus, elle est
aussitôt approvisionnée en compost pour la fertiliser.

Tous les fruits sont en concurrence pour se faire manger et
donc se répandre dans le monde. Pour eux, évoluer, c’est améliorer encore leur
saveur, leur aspect et leur parfum, les moins tentants étant condamnés à
disparaître.

À la télévision cependant, 103
e
avait vu que les
Doigts parvenaient à produire des fruits sans graines : melon, pastèque ou
raisin sans pépins. Simplement par paresse à recracher ou à digérer les
graines, les Doigts étaient en train de rendre stériles des espèces entières.
Elle se dit que la prochaine fois qu’elle aurait l’occasion de parler avec des
Doigts, elle leur conseillerait de laisser leurs pépins aux fruits, et tant pis
si cela les obligeait à les recracher.

En tout cas, cette figue fraîche qu’elles dévorent n’aurait
pas de difficulté à se faire manger et digérer. Les treize se baignent dans son
jus sucré. Elles se fourrent la tête dans sa chair molle, elles se crachent au
visage les graines, elles nagent dans la gelée de sa pulpe.

Leurs jabots stomacal et social remplis à ras bord de
fructose, les fourmis reprennent la route. Elles passent par des sentiers
cernés de chicorées et d’églantiers. 16
e
éternue. Elle est
allergique au pollen d’églantier.

Bientôt, elles aperçoivent au loin un trait d’argent :
le fleuve. Princesse 103
e
lève les antennes et se repère très bien.
Elles sont au nord-est de Bel-o-kan.

Par chance, le fleuve coule du nord au sud.

Elles gagnent une plage de sable noir. Des troupeaux de
coccinelles détalent à leur approche, abandonnant des cadavres de pucerons à
moitié déchiquetés.

103
e
n’a jamais compris pourquoi les Doigts
trouvaient les coccinelles « sympathiques ». Ce sont des fauves qui
dévorent le bétail puceron. Autre étrangeté doigtesque : ils accordent des
vertus positives aux trèfles alors que n’importe quelle fourmi sait bien que le
trèfle est une plante dont la sève est toxique.

Les exploratrices avancent sur la grève.

Alentour, les roseaux sveltes dissimulent des crapauds dont
les coassements sinistres remuent l’air.

Princesse 103
e
suggère de descendre le fleuve en
bateau. Les douze exploratrices ne savent pas du tout ce qu’est un
« bateau » et pensent qu’il s’agit encore d’une invention doigtesque.

Princesse 103
e
leur montre qu’on peut utiliser
une feuille comme support pour avancer sur l’eau. Jadis, elle a traversé le
fleuve sur des feuilles de myosotis, mais là où elles se trouvent, il n’y a pas
de myosotis. Des yeux et des antennes elles fouillent les environs en quête
d’une feuille insubmersible. Et puis surgit l’évidence : les nénuphars.
Ils flottent sur l’eau depuis la nuit des temps, peut-on rêver meilleur
insubmersible ?

Avec un nénuphar, nous allons traverser sans nous noyer
.

L’escouade grimpe sur un petit nénuphar blanc et rose mollement
accoudé à la berge. Ses feuilles longuement pétiolées sont de forme ovale. La
surface supérieure forme comme une plate-forme verte et ronde, lisse et comme
vernissée, ce qui facilite l’écoulement de l’eau. Sous la feuille principale,
de jeunes feuilles encore immergées sont enroulées en cornet. Les pétioles sont
souples et nantis d’une quantité de conduits pleins d’air qui assurent encore
une meilleure flottaison.

Les fourmis montent sur la plante mais celle-ci ne bouge
pas. Une inspection révèle une ancre qui l’immobilise. Le nénuphar se prolonge
d’un long rhizome qui plonge sous l’eau telle une corde. Cet appendice est très
solide, il a plus de cinq centimètres d’épaisseur et s’enfonce à près d’un
mètre de profondeur pour fixer la plante à la terre. Princesse 103
e
se penche sous l’eau pour le cisailler, interrompant de temps en temps son
travail pour reprendre un peu d’air.

Les autres l’aident mais, avant de donner le dernier coup
libérateur, Princesse 103
e
leur indique qu’il leur faut capturer des
dytiques. Ces coléoptères aquatiques serviront de propulseurs. Les fourmis les
appâtent avec quelques gibiers morts capturés à la surface du fleuve. Quand les
dytiques s’en approchent, 103
e
suscite un contact antennaire et
trouve des phéromones pour les convaincre de les assister dans leur croisière
fluviale.

Princesse 103
e
constate, avec sa nouvelle vue de
sexuée, que la berge d’en face est très éloignée et que, de surcroît, les
feuilles mortes qui flottent sur l’eau tournoient très vite, signe de remous.
Aucune embarcation ne pourrait traverser là. Il vaut mieux descendre plus bas
en guettant un endroit où le fleuve se rétrécit.

Les Belokaniennes entreprennent d’aménager leur navire et le
remplissent de victuailles qui les aideront à supporter les vicissitudes de
leur croisière. Pour l’essentiel, ces réserves sont constituées de coccinelles
qui n’ont pas déguerpi assez vite et de dytiques qui ont refusé de coopérer.

Princesse 103
e
affirme que cela ne sert à rien de
partir maintenant, elles ne pourront pas naviguer de nuit. Elle conseille
d’embarquer plutôt demain matin. La vie étant une succession de jours et de
nuits, on n’est plus à un cycle près.

Elles se réfugient donc sous un rocher et mangent les
coccinelles pour reprendre des forces. Un grand voyage se prépare.

 

76. ENCYCLOPÉDIE

 

VOYAGE VERS LA LUNE
 : Il est des moments où les rêves les plus fous
semblent réalisables à condition d’oser les tenter.

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