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Authors: Dana Spiotta

Tags: #Literary, #General, #Fiction, #Political

Eat the Document (12 page)

BOOK: Eat the Document
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Dennis Wilson est un homme cher à mon cœur. La plupart des gens le considèrent toujours comme une blague tragique, un loser haut en couleur, un raté complet. Comment pourrais-je ne pas l’aimer ? Dennis était célèbre non seulement parce qu’il était le seul Beach Boys à avoir réellement fait du surf, mais aussi parce qu’il était tellement paumé les dix dernières années de sa courte vie qu’il s’est noyé dans moins de deux mètres d’eau après avoir plongé d’un bateau à Marina del Rey. Il était aussi le “beau gosse” du groupe. Et celui qui traînait avec Charles Manson histoire d’avoir drogue et cul à volonté. (Comme si être une rock star, riche et belle ne lui procurait pas déjà assez de drogue et de cul et qu’il avait besoin de se fournir chez Charles Manson ! Ou peut-être qu’il y avait quelque chose de particulièrement puissant dans la baise express, culte, et crado.) Mais ce que l’on sait moins à propos de Wilson, c’est qu’il a enregistré ces deux excellents (bien que mielleux) albums solos durant les années noires qui ont précédé sa noyade. Ma version piratée — un boîtier double avec un dépliant — contenait les deux. Le second est véritablement un disque “perdu”, presque achevé, mais jamais paru, et tout simplement magnifique. Seulement Wilson était bien trop déconnecté pour s’occuper de sa sortie. C’est vrai qu’il y a beaucoup de chansons au piano du genre plaintes larmoyantes, chantées d’une voix rouillée, à la tristesse presque gênante. Genre chant merdique franchement lugubre, ostensiblement empli d’apitoiement sur soi et d’émotion brute. Moi je trouvais cette musique très suggestive, l’expression accomplie d’un mec torturé, pas très fin, pas très doué, au bout du rouleau. Mais voilà, on peut dire ce qu’on veut sur l’habileté, la technique, la maîtrise, l’intelligence : ce truc est franchement émouvant. Pour moi en tout cas. Je ne sais pas pourquoi, mais, chaque fois que j’écoute cet album, je me mets à chialer, sérieux.

Enfin bref, Gage était assis sur mon lit à écouter ce joyau inestimable. Le son monté au maximum. Puis il s’est mis à lever les yeux au ciel, à esquisser un sourire et à rire un peu.

“C’est très gnangnan fleur bleue, non ?” gloussa-t-il avant d’émettre une sorte de gémissement. Passé quelques secondes, je me rendis compte qu’il essayait de parodier le chant de Dennis Wilson. Puis il s’interrompit.

“Pitoyable, vraiment, le mec bourré qui se lamente sur toutes ses souffrances, tous ses regrets clichés.”

D’un coup sec, je relevai le saphir, interrompant la chanson, et arrachai la pochette des mains de Gage.

“À table”, dis-je.

Nous nous dirigeâmes maladroitement vers l’espace salle à manger/coin télé/cuisine. Comme je l’ai dit, le train-train habituel n’était pas de mise. En l’honneur de Gage, la télé avait été éteinte. Et le couvert mis avec un peu plus d’apprêt que la normale. Ma mère avait même sorti un vin présenté dans une bouteille de soixante-quinze centilitres au lieu de la super bonbonne d’un litre et demi de gloire œnologique qu’elle se versait d’habitude. Elle remplit nos verres. Je pris alors conscience que Gage était un adulte à part entière, et guère plus jeune que ma mère, d’ailleurs. Pendant un millième de seconde, une pensée affreuse me traversa l’esprit : ils éprouvaient une attirance mutuelle et finiraient par se mettre ensemble ; mais j’écartai cette idée lorsque ma mère se mit en devoir de le passer à la question plutôt que de lui faire la conversation.

Impossible pour Gage de vraiment fournir de réponses, tout du moins des réponses normales. Cependant, il mangeait de bon cœur et parlait la bouche pleine, de sorte qu’à intervalles brefs et relativement réguliers de petits morceaux partiellement mâchés fusaient d’entre ses lèvres. Incroyable ! Ce n’était pas comme s’il disait quoi que ce soit de brillantissime ou d’une quelconque importance : nous aurions assurément tous pu attendre les trois secondes nécessaires pour qu’il avale sa nourriture et la fasse descendre à l’aide d’une grande lampée du vin à la robe dorée en provenance de la bouteille de soixante-quinze centilitres. Laquelle, soit dit en passant, fut séchée en un rien de temps.

Je n’aimais pas l’odeur de whisky-beurre de ce breuvage. Ni son éclat de jaune d’œuf cru, en revanche il me faisait un effet monstre.

“Pourquoi avez-vous quitté Los Angeles ? entendis-je ma mère demander tandis que nous entamions la bouteille numéro deux.

— Ma carrière de musicien n’a pas vraiment décollé.

— C’était votre gagne-pain ?”

Le vin me rendait plus généreux. Et, vous savez quoi, il me permettait de moins m’ennuyer. J’allais même jusqu’à écouter la conversation. Attentivement. Je la trouvais passionnante.

“J’ai donné quelques concerts, mais j’étais surtout barman et j’écrivais quelques critiques de rock, pour lesquelles j’étais rarement payé.

— J’aimerais bien en lire”, dis-je. Et, en plus, je le pensais vraiment.

“Vous aimez autant la musique que votre fils ?”

Gage finit son assiette et la repoussa au centre de la table. Après avoir posé sa question, il se mit à lorgner la nourriture que ma mère n’avait pas terminée. Il se serait bien resservi, mais au lieu de ça il remplit son verre vide, faisant un sort à la deuxième bouteille.

“Bien sûr que j’aime la musique. Enfin, j’aimais ça, beaucoup, même. Mais je n’en écoute plus trop à présent.”

Elle se leva pour débarrasser. Puis elle revint à la table avec une autre bouteille du même vin. Elle eut un léger sourire et retourna à la cuisine. On l’entendait laver la vaisselle. Gage ouvrit la bouteille.

“Alors, qu’est-ce qui est arrivé à ton père ? me demanda-t-il à voix basse.

— Mort”, répondis-je à voix haute. Il hocha la tête comme s’il s’attendait à cette histoire.

“Il y a huit ans, un soir, il rentrait à la maison en voiture. Pendant une tempête de neige — tu te rappelles l’année où on a eu cette tempête monstrueuse ? Les routes n’étaient pas dégagées, du coup les conditions étaient très mauvaises. Mon père est sorti de la route et s’est écrasé dans un champ. Il a alors vu des lumières, qu’il a prises pour celles d’une maison voisine, je suppose, mais elle se trouvait en fait de l’autre côté du champ. Il est arrivé presque à mi-chemin avant de s’évanouir dans la neige. Il est mort d’hypothermie.

— Sans déconner !

— Il était complètement bourré. Et c’était aussi un dealer. Moi, je suis censé ignorer tout ça, bien entendu. Je sais seulement qu’il était entrepreneur et qu’il est mort dans un accident de voiture.

— Non !

— Il a même fait de la taule pour avoir dealé. Mais comme je le disais, je ne sais rien de tout ça.

— En fait, je crois bien en avoir entendu parler.

— Évidemment. Une enquête des plus basiques m’a suffi à vérifier ce qui s’était passé.

— Ça a l’air de la rendre encore très triste.

— Jette donc un œil à l’article de journal sur l’affaire. Ça te prendra cinq minutes d’aller sur Lexis-Nexis. Mais je ne lui en parle jamais. Il est évident qu’elle ne veut pas en discuter, alors je n’ai même pas besoin de faire semblant de ne pas savoir. Ça ne vient jamais sur le tapis. Un jeu d’enfant. C’est dingue comme il est facile de vivre sans parler des Choses Importantes. Et surtout celles du passé.

— Il doit lui manquer, elle a l’air...

— Elle a toujours été comme ça.

— Comme quoi ?

— Comme quand j’étais gosse, j’ai toujours eu l’impression qu’un jour, peut-être, elle irait chercher une bouteille de lait et ne reviendrait jamais. Qu’elle disparaîtrait pour toujours.”

Gage leva les yeux. Ma mère avait réapparu.

“C’était quoi la musique que vous écoutiez juste avant de manger ?

— T’en as pensé quoi ?” demandai-je.

Gage secoua la tête.

“J’ai trouvé ça sympa”, répondit-elle. Elle repoussa ses cheveux en arrière puis prépara sa petite pipe tout en poursuivant. “Cette voix m’a semblé très familière. C’était qui ?

— Dennis Wilson. Le batteur des Beach Boys.

— Franchement, Jason, Dennis Wilson, je connais, quand même. J’ai grandi à cette époque. C’est toi qui ne devrais pas savoir qui c’est”, répliqua-t-elle, à présent agacée.

Gage se mit à rire.

“Je ne m’étais pas rendu compte que tu étais branchée pop music.

— Et à quel point faut-il être branché pour connaître les Beach Boys ? On ne peut pas dire que ce groupe est resté dans l’ombre. Même Nancy Reagan les adorait ! Alors avec ça, le statut «culte», ils peuvent oublier.”

À ces mots, Gage explosa de rire. Je n’avais pas l’habitude que ma mère se montre à tel point sarcastique, mais, bon, je ne l’avais pas volé.

Je commençai calmement, patiemment.

“L’extrême popularité commerciale des Beach Boys est précisément l’une des raisons pour lesquelles ils sont cultes. De deux choses l’une : soit les figures-cultes sont des artistes aux œuvres véritablement inconnues qui méritent la reconnaissance (souvent accompagnées d’une musique assez conventionnelle, presque aussi pop que celle qu’on trouve dans les hit-parades, mais qui n’a simplement pas eu d’audience) soit ce sont des artistes standard célèbres qui ont mené une vie marginale secrète au cours de laquelle ils ont créé une œuvre expérimentale osée et provocatrice. Œuvre qui déconstruit très probablement leurs productions les plus commerciales. Voilà l’astuce, le paradoxe. Le truc subversif, voire courageux. Avec un prix à payer : il leur arrive de ruiner leur carrière, ou presque. En général, ce sont leur label et les grands médias qui les détruisent. Ce genre d’objet-culte est rarement conventionnel, toujours radical et ambitieux à mort, folies alimentées par la drogue, qui détruisent les artistes émotionnellement et physiquement. Mais, bon, je ne m’attends pas à ce que tu comprennes le jugement que je porte sur les Beach Boys.”

Ma mère hocha la tête en souriant. Elle sembla s’apprêter à parler, mais je n’avais pas fini.

“Dennis Wilson a écopé de la double peine : même s’il est connu pour être le seul beau gosse des Beach Boys, en tant que musicien, il reste dans l’ombre de ce groupe très célèbre...

— J’ai rencontré Dennis Wilson, une fois, murmura-t-elle.

—... ses enregistrements en solo sont donc véritablement cultes...”

Elle me souriait. Je m’interrompis un instant. Elle tirait délicatement sur sa pipe.

“Quoi ?

— J’ai dit que j’avais rencontré Dennis Wilson, une fois.

— Tu rigoles ! Quand ?

— Dans un bar à Venice Beach. En 1979, je crois. Ou peut-être 1980.”

OK. Un bar à Venice Beach. Est-ce que je lui demande ce qu’elle faisait dans un bar à Venice Beach ? C’est la période pré-moi, ma future mère, comment pourrais-je vraiment imaginer ça ? Pour moi elle n’a pas encore de forme, elle n’existe qu’en puissance dans mon esprit. Elle s’est donc mise à raconter cette fable sur une espèce de bar miteux dénommé le
Blue Cantina.

“C’était là que se retrouvaient les surfeurs. Et les motards. Et aussi les Hells Angels.”

J’avais du mal à imaginer ma mère au milieu de Hells Angels avinés. Mais je restais coi. À cet instant, le public doit se faire oublier, au moins jusqu’à ce qu’il obtienne plus d’informations.

“À cette époque, vivre dans le Sud de la Californie était franchement déprimant. Rien n’était jamais satisfaisant, tu vois. Des accidents partout, la drogue et les maladies vénériennes. Tout était dissolu, misérable — c’est l’impression que ça donnait en 1980. Bref, j’étais toute seule quand j’ai remarqué un type très bronzé à la trentaine bien tassée. Malgré ses cheveux en bataille, sa barbe de deux jours et ses yeux bouffis, il était encore séduisant. Je me souviens qu’il portait une chemise blanche en lin déboutonnée, entièrement ouverte. Et un pantalon de travail de la même couleur. Il était encore musclé, les abdos encore fermes. Si on n’y regardait pas de trop près, il semblait très bien.”

Elle posa sa pipe pour prendre son verre de vin.

“Il n’arrêtait pas de me regarder et j’ai alors remarqué qu’il n’avait pas de chaussures. Il avait de grands pieds crasseux, tout abîmés, et je me rappelle m’être demandé : Pourquoi l’ont-ils laissé entrer sans chaussures et pour ainsi dire sans chemise ? Il s’est dirigé vers moi. Je savais que cela arriverait, car nos regards s’étaient croisés, ce qui, dans un bar de ce genre, équivalait à une véritable invitation.”

Franchement, je me serais bien passé de savoir que ma mère connaissait la lingua franca des bars minables de motards.

“Il m’a dit «salut». Je l’ai regardé de près, il m’a paru très familier. Quelque chose sous la barbe et les cheveux hirsutes. Il avait le cou un peu court, mais était assez fascinant. Et si familier. «Je m’appelle Dennis», m’a-t-il dit.

— J’y crois pas, fis-je à Gage.

— J’ai compris qu’il s’agissait de Dennis Wilson, le mignon batteur-surfeur des Beach Boys. Il s’est assis en face de moi sur la banquette puis a posé sa main sur la table entre nous. Je n’arrivais pas à cacher à quel point j’étais excitée et impressionnée de parler à Dennis Wilson, tout pieds nus et ébouriffé qu’il soit. Et ivre, ce que je compris également. D’ailleurs, il lorgnait plus ou moins mon verre.

«Vous en voulez un autre ? m’a-t-il demandé.

— D’accord, ai-je répondu en vidant mon verre. Une vodka pamplemousse avec du sel sur le rebord.

— Ça vous dérangerait de payer ? J’ai pas un rond, là.»

J’ai haussé les épaules et j’ai payé les consommations. Après être allé les chercher au bar, cette fois-là il s’est assis près de moi, de mon côté de la banquette.

— J’y crois pas”, répétai-je dans un murmure.

Je fantasmais un instant à l’idée qu’elle s’apprêtait à me révéler que, en fait, j’étais le fils illégitime de Dennis Wilson (un parmi tant d’autres, sans aucun doute) ce qui eût expliqué non seulement l’aura mystérieuse que dégageait ma mère, mais aussi ma fascination pour tout ce qui se rapportait aux frères Wilson : Brian, Cari et Dennis. Mais, bien sûr, je ne suis né qu’en 1983, ce qui signifie que j’ai été conçu en 1982. Or, quelque part, voyez-vous, le récit que nous entendions là ne semblait pas annoncer le début d’une histoire d’amour de trois ans. Non, je sentais qu’il s’agissait d’autre chose. Elle tira une nouvelle bouffée de sa pipe. Gage l’imita.

“Bref, j’avais un peu de peine pour lui. J’avais entendu comment Dennis et Brian Wilson enchaînaient les beuveries plusieurs jours de suite. Dans les bars, ils disaient aux gens : «Hey ! Je suis un Beach Boy, paie-moi donc un coup.» Parfois, ils jouaient même du piano en échange de consommations gratuites. Mais il ne m’a pas parlé du groupe.

BOOK: Eat the Document
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