Eat the Document (4 page)

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Authors: Dana Spiotta

Tags: #Literary, #General, #Fiction, #Political

BOOK: Eat the Document
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Nash ne fit rien. Les yeux rivés sur D., il se réprimandait lui-même : pourquoi vendre un magazine de skate à quinze dollars, d’abord ? Mis sous film, du coup impossible de le feuilleter avant de sortir ton fric. Pouvait-il exister un objet plus adapté ou plus indiqué pour le vol à l’étalage ? C’était bien là le problème de Nash, enfin un de ses problèmes. La fauche suscitait chez lui des sentiments ambivalents, et ce, le plus souvent, aux moments critiques.

Mais, pour autant, cela ne l’en irritait pas moins. Il regardait fixement le fameux sac à bandoulière, puis Davey D. qui continuait à errer dans le magasin. En fait, la colère montait en lui, peu à peu. Ce qui l’agaçait (probablement) c’était cette quasi-certitude que Davey D. faisait partie de ces gosses riches d’apparence loqueteuse. Ils avaient l’air pauvres, jouaient les pauvres, sentaient le pauvre ; mais quelque part, derrière ou loin devant eux, quelque part dans leur entourage, se cachait un paquet de fric monstrueux qui ne venait pas du travail. Le pognon du super grand-papa qui vivait dans le Connecticut ou à Rhode Island. Plus les cheveux sont mal coupés et l’hygiène douteuse, plus l’argent est de souche ancienne. Nash n’en était pas certain, cependant il pensait avoir acquis pour ce genre de chose un instinct affûté. Après avoir observé de près de nombreux gamins, on parvient à distinguer ceux qui ont un filet de ceux qui n’en ont pas.

Néanmoins, Nash ne fit rien pour empêcher ce vol-là, ni aucun autre. Or les larcins étaient devenus monnaie courante. La librairie
Prairie Fire Books
avait ouvert depuis dix-huit mois. Il espérait que petit à petit elle serait dirigée comme une coopérative, par et pour les gens des quartiers alentour, mais en attendant c’était Henry Quinn, son bienfaiteur, qui la finançait et qui laissait Nash la contrôler seul. Très vite, la jeunesse locale s’était mise à venir en masse à
Prairie Fire,
affluence qui, à bien des égards, dépassait les attentes des deux hommes. Bien sûr, l’entreprise ne faisait pas de bénéfices et n’en ferait jamais. Mais Nash nourrissait pour sa librairie l’humble ambition de ne pas perdre trop d’argent. Et s’il n’y avait pas eu tous ces vols, elle n’en aurait probablement pas perdu du tout, malgré les prix bas et les tables où on invitait les gens à lire avant ou au lieu d’acheter.

Davey D. s’approcha de la caisse. Il examina quelques prospectus sur le présentoir en face de lui : clubs, groupes musicaux, fanzines, rassemblements. Il portait un gros blouson de motard gris muni d’énormes poches aux coutures renforcées, sans compter qu’il y avait aussi sur son treillis de profondes poches fourre-tout fermées par des scratchs et des fermetures Éclair. L’équipement parfait pour le vol à la tire. Nash chercha le regard du garçon, qu’il alla jusqu’à saluer avec chaleur. Davey répondit “Hello” d’un ton sympathique, puis sortit calmement de la librairie. Nash repensa à l’ébauche de sa théorie : si ces gamins finissaient par considérer le magasin comme faisant partie intégrante de leur espace — ou pire, de leur
communauté,
comme ils disaient — ils ne s’adonneraient plus à la fauche. Mais c’était plus compliqué que ça.

La majorité des textes dans les rayonnages de
Prairie Fire
étaient à la marge. On vendait là des livres qui prônaient le renversement de l’ordre établi, l’abolition des biens et de la propriété, la résistance à l’hégémonie américaine, le choix de la rébellion et le refus de tout conformisme. Des ouvrages de ce genre semblaient supplier d’être volés, et beaucoup l’étaient. Ce phénomène, Nash le savait, avait quelque chose de l’invasion de cafards : chaque insecte que l’on discerne en dissimule douze autres. Toutefois, il refusait de planquer certains titres derrière le comptoir, pratique courante dans certaines librairies. Henry lui conseillait de le faire au moins avec ceux qui étaient le plus souvent dérobés. Mais, pour Nash, cela créait une trop grande mystique de l’objet volé. Après, les autres livres paraissaient miteux. Ou alors cacher derrière le comptoir les livres habituellement volés décourageait les gosses de les acheter parce qu’il leur fallait les demander. Impossible alors de se taire, de tergiverser, ou d’avoir des regrets ; il fallait se présenter, être sûr de soi.

Nash se mit tout de même à écrire des affichettes et à les coller sur tous les rayons et les étagères. Surtout dans les endroits qu’il ne pouvait pas bien voir.

Nous ne sommes pas une chaîne commerciale


s’il vous plaît, ne nous volez pas !
 

ou

Si vous nous volez, nous cesserons d’exister.
 

ou même aussi nul que

Prairie Fire
n’est pas la “société”,
alors pourquoi vous nous volez ?
 

et

Les petits larcins ne sont pas subversifs,
ils sont juste petits.
 

Henry — après tout, c’était lui le propriétaire, l’homme qui avait mis le blé dans le pré, et ça, Nash le respectait — voyait là un problème de maintien de l’ordre. Si Nash acceptait de choper ne fût-ce qu’un de ces gosses, ils s’arrêteraient. Nash voulait bien reconnaître que Henry avait raison sur ce point. La rumeur courait qu’à
Prairie Fire
on ne chopait jamais personne.

“Tes pancartes leur rappellent seulement que le vol est une option. Hé, je devrais l’acheter, ça ! Et après ils voient cette affiche qui leur demande d’arrêter de voler et ils se disent : Ah ouais, c’est vrai, y a de la fauche. J’avais oublié, tiens, pas bête comme idée.

Punk City,
répliqua Nash. Tu as remarqué qu’ils emploient tous de nouveau ce mot,
punk.
Et
punk rock.
Mais, apparemment, en général, ça veut plutôt dire rebelle que lié à l’année 1977. Genre : «T’as bloqué la circulation sur l’autoroute I-5 en pleine heure de pointe ?
Punk rock.»
Enfin, ils ont quand même tendance à le prononcer sur un ton méprisant, du coup c’est peut-être un peu ironique. Ou les deux, tout est à la fois très sérieux et ironique avec eux. Alors c’est soit un refus de l’engagement, soit l’amorce d’une nouvelle façon d’être.

— Tes affiches, elles servent à rien.

— Par contre, jamais ils n’emploieront le mot
city
comme un suffixe intensif. Enfin, pas encore. Mais ça finira par revenir, sous une forme mutilée, recyclée. Tu peux en être sûr.

— Enfin, je te laisse seul juge.”

Ils prenaient leur bière du soir après la fermeture du magasin. Ou plus précisément, leurs bières, puisque Henry en éclusait cinq quand Nash en buvait une. Henry, une bouteille à la main, parcourait la librairie en rigolant des affiches de Nash.

“Mais je suis toujours persuadé que petit à petit, en leur faisant comprendre que c’est leur espace et en les employant ici, ils respecteront ce lieu.

— Ou alors tu pourrais simplement en choper un, répliqua Henry.

— Et on s’arrête où ? Combien d’énergie va-t-on dépenser ? Après on finit par tout mettre sous clef. Alarmes et caméras, miroirs et flics. Saisies et fouilles.

— Là, tu exagères.

— Accusations. Poursuites.

— OK, fais comme tu veux. L’intérêt de...

— Déclarations sous serment. Avocats.

—... cet endroit n’est pas...

— De consacrer encore une autre partie de nos vies à la sur-réglementation et à une surveillance permanente.”

D’une grande lampée, Henry termina une nouvelle bière. Puis il jeta la bouteille dans la poubelle de recyclage, où elle cliqueta contre les autres. Une grimace horizontale, douloureuse à regarder, et que Nash interprétait comme un sourire, étira le visage de Henry. Ce dernier avait toujours les joues recouvertes d’une barbe de deux jours, et des cercles noirs sous les yeux. Il fumait à la chaîne des Camel sans filtre, ce qui aggravait une vilaine maladie semblable à de l’asthme. Nash regardait son compagnon descendre bière sur bière : il n’hésitait qu’au moment de prendre la dernière du pack de six, qu’il lui offrait invariablement et que Nash refusait poliment. Henry haussait alors les épaules et s’emparait de la bouteille.

Ni Nash ni aucun de ses proches n’aurait décrit sa vie comme dorée, pas au sens large en tout cas, mais, dans les menus détails, il reconnaissait bien volontiers qu’il avait de la chance. Vraiment. De la chance avec les gens, ses amis — la chance de connaître des types comme Henry. Ils s’étaient rencontrés pour la première fois alors que Nash travaillait comme barman pour payer ses factures. Auparavant, il avait bossé par-ci par-là dans le bâtiment, mais, la quarantaine bien tassée, il ne pouvait plus supporter ce boulot. Tout du moins, son corps ne le pouvait plus.

Nash faisait un barman minable. Il connaissait très peu de recettes de cocktails, travaillait lentement, et offrait plein de coups à boire (un verre sur deux, le lot de consolation pour ceux qui avaient l’air d’en avoir besoin). Toutefois, servir dans ce bar-là nécessitait surtout la capacité de rester stoïque et sobre tout en ayant affaire douze heures d’affilée à des individus bourrés. La clientèle se composait de caricatures de vieux ouvriers solitaires de plus en plus portés sur la bouteille en guise de trouble fonctionnel chronique. Et, à l’occasion, de gens du coin plus jeunes, débauchés, qui aimaient s’encanailler dans des bars mal famés. Ils commandaient leurs verres puis souriaient et murmuraient entre eux avec force gestes. Ils s’évertuaient à montrer qu’ils étaient là seulement pour rigoler un coup, comme si vieillir eût été contagieux. Nash supportait tout ça, et l’oreille aux aguets, une éponge et un chiffon dans chaque main, il passait le temps, tenait la barre.

Henry faisait partie des habitués. Un de ces types minces et vigoureux qui pouvait boire en continu sans jamais hésiter quand venait le moment de se lever, sans jamais paraître surpris par la soudaine dureté du sol sous ses pieds. Cependant, il avait aussi ses mauvais jours, les jours où il regardait sans cesse nerveusement par-dessus son épaule. Mais Nash l’avait tout de suite apprécié. Ils étaient à peu près du même âge, ce qui, bizarrement, semblait important. À la fin de la soirée, ou plutôt vers la fin de la soirée, Nash se versait une bière ou un verre d’alcool puis allait de l’autre côté du bar pour s’asseoir sur un tabouret, et Henry lui parlait de ce que c’était d’avoir grandi dans ce quartier, de ce qui avait changé ou pas. Ce qu’il disait était intéressant et il ne se répétait jamais, deux choses rares chez les gens alcoolisés. Il transpirait parfois beaucoup, c’est vrai, mais jamais, au grand jamais, il ne bafouillait. Nash entendait les rumeurs qui circulaient parmi les autres habitués, selon lesquelles Henry avait combattu parmi les rangers de l’armée américaine. À moins que ce ne fût dans la marine, ou l’armée de l’air. D’autres disaient qu’il avait fait de la prison. De toute évidence, Henry avait subi
quelque chose,
mais il n’en avait jamais parlé à Nash. En tout cas, il était devenu sourd d’une oreille. Quand la radio ou la télé étaient allumées, agacé, il s’exclamait souvent : “Quoi ?” Depuis, chaque fois que Henry entrait, Nash réglait au plus bas le volume du bruit de fond, ou éteignait carrément. Il faisait ça sans chichi, Henry ne le lui avait assurément jamais demandé, mais c’est ainsi que leur amitié avait commencé.

Pour finir, Henry avait invité Nash à se défoncer avec lui. C’était l’heure de la fermeture, et une fois posés les verrous ils avaient marché jusqu’à l’appartement de Nash, au coin de la rue.

Il habitait le dernier étage d’une petite maison. La propriétaire des lieux, une vieille femme, vivait au rez-de-chaussée, et, en huit ans, elle n’avait jamais augmenté le loyer d’un centime. Pour Nash, c’était cela être chanceux dans les menus détails. Henry avait monté à sa suite l’escalier derrière la maison, qui menait à la porte d’entrée de la véranda du premier étage. Essoufflé par l’effort, il avait fait signe à Nash de ne pas l’attendre tandis qu’il reprenait haleine. Depuis la porte et les fenêtres côté cour, au loin, le centre-ville chatoyait, scintillait. La journée, Nash voyait parfaitement Puget Sound, le liras de mer, et distinguait même, au-delà, les indentations de la pittoresque chaîne des Cascades Range, telle une toile de fond en deux dimensions, paysage si charmant que Nash le trouvait artificiel et pas charmant du tout. Il n’y croyait pas vraiment. Les jours de beau temps, il apercevait le bras de mer et les montagnes, puis secouait la tête en marmonnant : “Ouais, bien sûr. Pff !”

“Il est à toi cet appart ?” avait demandé Henry quand il avait eu repris son souffle après la montée d’escalier. “Ces problèmes de respiration me tombent dessus sans crier gare. La faute à l’anxiété plus qu’à mes poumons.” Inspiration. “Je crois.

— Non. Je suis seulement locataire.”

Nash avait allumé la lumière. Il n’avait pas souvent d’invités, c’est donc seulement à cet instant qu’il s’était aperçu que son appartement rappelait celui d’un étudiant, chose étrange pour un homme de son âge : le canapé d’occasion recouvert d’une couverture en guise de housse, la bobine de fil métallique industrielle recyclée qui, tournée sur le côté, servait de table basse, une stéréo (véritable tourne-disque de collection) à côté de laquelle s’empilaient des 33 tours. Des livres un peu partout. Posés sur des étagères faites avec des cagettes ou par un charpentier, sur deux rangées. Ou glissés à plat sur les autres. La pièce n’avait pas de décoration, hormis un gigantesque tapis de style persan. Et, contre un mur, alignée sur plusieurs étagères intégrées, trônait une collection de choses cassées : une série d’objets en plastique d’époque, pas tant une assiette ou une radio qu’un bout de quelque chose, une courbe, une poignée, un coin. De vieux trucs qui imitaient l’ivoire, avec de fausses imperfections décolorées et préfabriquées : ces reliques étaient plus belles vieillies et décolorées, même fêlées. Nash savait tout sur elles : faites à base de résine d’urée, d’acrylique, ou encore de masses de moulage phénolique. Co- ou homopolymères. On leur inventait des noms aux étymologies futuristes, hybrides, exotiques : mélamine, Bakélite, celluloïd. C’étaient des objets en résine dans les tons jaunes, parcourus de filets de couleur plus sombre pour évoquer la tortue, ou bien des objets moulés par soufflage, déformés, dans des tons rouges et verts qui n’évoquaient rien de naturel. Leurs courbes n’aboutissaient nulle part ; Nash les dénichait chez des brocanteurs ou dans des décharges, dans des poubelles ou des cartons bradés lors de vide-greniers. Il n’était pas collectionneur, mais il se sentait attiré par ces restes de plastique. Il aimait les regarder, les toucher, les sentir. (Tous diffusaient des relents de toxines bizarres dont on pouvait encore détecter la présence si l’on inspirait en mettant la pièce tout contre une narine. Pour Nash, cette odeur évoquait leur lente évaporation dans l’air, la manière dont ils disparaîtraient après un millénaire de lente émission de vapeur, ainsi que leur véritable plasticité, instable, variable.) Mais bien sûr, aux yeux de l’invité de passage, ces reliques industrielles — ces trésors détritiques — avaient de fortes chances de passer pour, comment dire... des ordures.

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