La Révolution des Fourmis (30 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: La Révolution des Fourmis
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Il lui faut maintenant réfléchir aux trois grandes
spécificités doigtesques : l’humour, l’amour, l’art. 10
e
, qui
entend ses pensées, s’approche et lui propose de produire une phéromone-mémoire
zoologique, dans laquelle elle rassemblera tout ce que Princesse 103
e
lui confiera maintenant que sa mémoire et ses capacités d’analyse sont
surdéveloppées. Elle ramasse une coquille d’œuf d’insecte et compte y stocker
le liquide odorant.

103
e
approuve.

Jadis, elle aussi avait pensé composer un tel objet, mais
prise dans le tumulte de ses aventures, elle avait égaré l’œuf rempli
d’informations. Elle est contente que 10
e
prenne le relais.

Les treize fourmis prennent le chemin du sud-ouest,
direction la civilisation, direction la cité natale : Bel-o-kan.

 

71. DU PASSÉ FAISONS TABLE RASE

 

C’était la veille du grand soir. Tôt le matin, Julie rêvait
encore. Elle était devant le micro et aucun son ne sortait de sa gorge. Même le
micro se moquait d’elle. Elle s’approchait d’un miroir et s’apercevait qu’elle
n’avait plus du tout de bouche. À la place, il n’y avait qu’un grand menton
lisse. Elle ne pouvait plus ni parler, ni crier, ni chanter. Elle pouvait juste
hausser les sourcils ou écarquiller les yeux pour se faire comprendre. Le micro
riait et riait. Elle pleurait sur sa bouche perdue. Sur la table de maquillage,
il y avait un rasoir et elle eut envie de se tailler une nouvelle bouche. Mais
la mutilation lui faisait peur. Alors, pour faciliter l’opération, elle
entreprit de dessiner avec du rouge à lèvres la forme d’une bouche. Elle avança
la lame au milieu du dessin…

La mère de Julie ouvrit bruyamment la porte de la chambre.

— Il est neuf heures, Julie. Je sais que tu ne dors
plus. Lève-toi, il faut que nous parlions.

Julie se redressa sur ses coudes et se frotta les yeux.
Puis, instinctivement, elle se frotta la bouche. Elle sentit les deux
bourrelets humides. Ouf ! Elle tâta avec sa main pour vérifier si elle
avait bien une langue et des dents.

Sa mère s’immobilisa sur le seuil, la fixant avec l’air de
se demander si, cette fois, ce n’était pas un psychiatre qu’il fallait
contacter.

— Allons, lève-toi.

— Oh non ! maman ! Pas maintenant, pas si
tôt !

— J’ai deux mots à te dire. Depuis la mort de ton père,
tu vis comme si rien ne s’était passé. Es-tu sans cœur ? C’était ton père,
tout de même.

Julie enfonça sa tête sous l’oreiller pour ne plus
l’entendre.

— Tu t’amuses, tu traînes avec une bande de lycéens
comme si de rien n’était. La nuit dernière, tu es allée jusqu’à découcher.
Alors, Julie, nous devons discuter toutes les deux.

Elle souleva un coin d’oreiller, contempla sa mère. La
douairière avait encore maigri.

La mort de Gaston semblait avoir apporté un regain de forces
à sa veuve. Il faut dire qu’en plus d’un nouveau régime la mère avait entamé
une psychanalyse. Cela ne lui suffisait pas de faire rajeunir son corps, elle
voulait de surcroît régresser en esprit.

Julie savait que, se conformant à la grande mode, sa mère
consultait un psychanalyste
rebirth
. Non seulement ces praticiens
remontaient à l’enfance afin d’y déceler et d’y dénouer les traumatismes
oubliés mais ils faisaient revenir leurs patients au lointain stade fœtal.
Julie se demanda si sa mère, qui veillait toujours à assortir son âge spirituel
à son âge vestimentaire, ne finirait pas par se vêtir d’une grenouillère garnie
d’une couche-culotte ou même par se lover dans un cordon ombilical en
plastique.

Encore heureux que sa mère n’ait pas opté pour un
psychanalyste « réincarnation ». Ceux-là poursuivaient la marche
arrière plus loin que le fœtus, plus loin que l’ovule, jusqu’à la vie
précédente. Julie aurait alors vu sa mère revêtir la défroque de la personne
qu’elle était avant sa renaissance.

— Julie, allons, ne fais pas l’enfant !
Lève-toi !

Julie ne fut plus qu’une petite boule pelotonnée au fond de
son lit et s’enfonça les doigts dans les oreilles. Ne plus voir, ne plus
entendre, ne plus sentir.

Mais la main de la réalité vint soulever les draps et le
visage maternel lui apparut au fond de son terrier.

— Julie, je suis sérieuse. Il faut que nous parlions
franchement, face à face.

— Laisse-moi dormir, maman.

La mère hésitait quand son regard fut attiré par un livre
ouvert, sur la table de chevet.

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
par le Pr
Edmond Wells. Tome III.

L’ouvrage avait été mis en cause par le psychothérapeute. Sa
fille étant toujours sous les draps, sans un bruit, elle s’en saisit.

— D’accord, tu peux dormir encore une heure mais,
ensuite, on parle.

La mère ramena le livre dans la cuisine et le feuilleta. Il
y était question de révolution, de fourmis, de remise en question de la
société, de stratégies de combat, de techniques de manipulation des foules. Il
y avait même des recettes permettant de confectionner des cocktails Molotov.

Le psychothérapeute avait raison. Il avait bien fait de lui
téléphoner pour la mettre en garde contre cette prétendue encyclopédie qui
pervertissait sa fille. Ce livre était un manuel subversif, elle en était sûre.

Elle le dissimula au fond du placard, sur l’étagère la plus
haute.

— Où est mon livre ?

La mère de Julie se félicita. Elle avait découvert la clé du
problème.

Supprimez la drogue et l’intoxiqué entre en manque. Sa fille
était toujours en quête d’un maître, ou d’un père. Il y avait eu d’abord ce
professeur de chant, maintenant cette mystérieuse encyclopédie. Elle se promit
de détruire un par un ces tigres de papier jusqu’à ce que sa fille reconnaisse
qu’elle n’avait qu’un seul recours : sa mère.

— Je l’ai caché et c’est pour ton bien. Un jour, tu
m’en remercieras.

— Rends-moi mon livre, gronda Julie.

— Inutile d’insister.

Julie avança vers le placard ; sa mère y rangeait
toujours tout. Elle répéta, détachant soigneusement les mots.

— Rends-le-moi, immédiatement.

— Les livres peuvent être dangereux, plaida la mère.
Avec le
Capital
, on a eu soixante-dix ans de communisme.

— Oui, et à cause du Nouveau Testament, on a eu cinq
cents ans d’Inquisition. Dont tu es issue.

Julie découvrit l’
Encyclopédie
et la tira du placard
où elle était prisonnière. Ce livre avait tout autant besoin d’elle qu’elle
avait besoin de lui.

Sa mère resta les bras ballants à la regarder le serrer
contre elle. Julie tourna les talons. À une patère, dans le couloir, elle
décrocha le long imperméable noir qui lui tombait aux chevilles, en recouvrit
sa chemise de nuit, prit son petit sac à dos, fourra le livre dedans et sortit
en courant.

Achille la suivit, assez satisfait qu’on ait enfin compris
qu’il préférait faire sa promenade le matin et au pas de course.

— Waf, waf, waf ! émit le chien, galopant de bonne
humeur.

— Julie, reviens tout de suite ! cria la mère,
depuis le seuil de la maison.

La jeune fille héla un taxi en maraude.

— Et où va-t-on, ma petite dame ?

Elle lui donna l’adresse du lycée ; elle devait
rejoindre au plus vite l’un des Sept Nains.

 

72. EN CHEMIN

 

ARGENT :

L’argent est un concept abstrait unique inventé par les
Doigts.

Les Doigts ont trouvé ce mécanisme astucieux pour ne pas
avoir à échanger des objets encombrants.

Plutôt que de transporter un grand volume d’aliments, ils
transportent des morceaux de papier peints et ces morceaux ont la même valeur
que les aliments.

Vu que tout le monde est d’accord, cet argent peut être
échangé contre de la nourriture.

Quand on parle d’argent avec les Doigts, tous vous disent
qu’ils n’aiment pas l’argent et qu’ils regrettent que leur société ne soit
construite que sur l’importance de l’argent.

Pourtant, leurs documentaires historiques le
montrent ; avant l’argent, le seul moyen de faire circuler les richesses
était… le pillage.

C’est-à-dire que les Doigts les plus violents arrivaient
dans un endroit, tuaient les mâles, violaient les femelles et volaient tous
leurs biens
.

 

10
e
profite d’un instant de repos dû à un excès
de fraîcheur pour interroger 103
e
. À l’abri d’une caverne, elle
prend sous la dictée les précieuses informations sur la vie et les mœurs
doigtesques pour en remplir sa phéromone-mémoire zoologique. Princesse 103
e
ne se fait pas prier.

Les autres fourmis s’approchent pour bénéficier elles aussi
du récit. 103
e
parle ensuite de la reproduction des Doigts.

Quand elle regardait leur télévision, 103
e
aimait
tout particulièrement voir ce qu’ils nommaient des « films pornographiques ».

Les douze se rapprochent encore pour mieux humer ce nouveau
trait des mœurs doigtesques.

C’est quoi des « films pornographiques »
 ?
demande 16
e
.

103
e
explique que les Doigts accordent beaucoup
d’importance à leur copulation. Ils filment les meilleurs copulateurs pour les
donner en exemple aux mauvais copulateurs.

Et qu’est-ce qu’on voit dans les films pornographiques
 ?

103
e
n’a pas tout compris, mais, en général, il y
a une femelle doigte qui arrive et qui mange le sexe du mâle. Puis ils
s’emboîtent parfois à plusieurs comme les punaises des lits.

Ils ne copulent pas en planant, ailes déployées
 ?
demande 9
e
.

Non, 103
e
affirme que les Doigts copulent au sol,
en se roulant comme des limaces. D’ailleurs, le plus souvent ils bavent comme
des limaces.

Les fourmis sont très intéressées par cette forme de
sexualité primitive. Toutes savent que les ancêtres des fourmis il y a plus de
120 millions d’années avaient une sexualité de ce type. Juste se traîner
au sol et se frotter en s’emboîtant. Les fourmis se disent que, dans ce
domaine-là, les Doigts sont bien en retard. L’amour en vol, en planant dans les
trois dimensions, est bien plus exaltant que l’amour en deux dimensions, collés
au sol.

Dehors le temps se réchauffe.

Les fourmis et leur princesse n’ont plus de temps à perdre
en bavardages. Il faut faire vite si elles veulent sauver la Cité de la
terrible menace de la pancarte blanche.

À l’avant, Princesse 103
e
n’en finit pas de
s’enivrer du bonheur d’avoir un sexe. Même son organe de Johnston, sensible aux
champs magnétiques terrestres, fonctionne mieux.

C’est beau la vie. C’est beau le monde.

Grâce à cet organe particulier, la fourmi perçoit avec une
étonnante acuité les ondes telluriques.

La Terre est, à sa surface, traversée d’ondes vibratoires.
L’écorce terrestre est parcourue de veines d’énergie magnétique que 103
e
percevait à peine lorsqu’elle était asexuée mais qu’elle est maintenant presque
à même de visualiser comme de longues racines.

Elle conseille aux douze de continuer à marcher sans plus
quitter un de ces canaux vibratoires.

En suivant les veines invisibles de la Terre, on la
respecte et, en échange, elle nous protège
.

Elle pense aux Doigts qui, eux, ne savent pas discerner les
champs magnétiques. Ils construisent leurs autoroutes n’importe où, ils coupent
de murs les pistes ancestrales des migrations animales. Ils bâtissent leurs
nids dans des zones magnétiquement néfastes et s’étonnent après d’avoir des
migraines.

Pourtant, certains Doigts, paraît-il, connaissaient jadis le
secret des veines magnétiques de la Terre. Elle en avait entendu parler à la
télévision. Jusqu’au Moyen Âge, la plupart des peuples attendaient que leurs
prêtres aient détecté un nœud magnétique positif avant d’ériger un temple. Tout
comme les fourmis, qui, elles aussi, avant d’installer leur cité recherchent un
« nœud magnétique ». Et puis, à la Renaissance, les Doigts se sont
mis à croire qu’avec leur seule raison, ils pouvaient tout comprendre et
n’avaient donc plus besoin d’interroger la nature avant d’entreprendre quoi que
ce soit.

Les Doigts ne cherchent plus à s’adapter à la Terre, ils
veulent que la Terre s’adapte à eux
, se dit la princesse.

 

73. ENCYCLOPÉDIE

 

STRATÉGIE DE
MANIPULATION DES AUTRES
 :
La population se divise en trois groupes. Il y a ceux qui parlent avec pour
référence le langage visuel, ceux qui parlent avec pour référence le langage
auditif, ceux qui parlent avec pour référence le langage corporel.

Les visuels disent tout
naturellement : « Tu vois », car ils ne parlent que par images.
Ils montrent, observent, décrivent par couleurs, précisent « c’est clair,
c’est flou, c’est transparent ». Ils utilisent des expressions comme
« la vie en rose », « c’est tout vu », « une peur
bleue ».

Les auditifs disent tout
naturellement : « Tu entends ». Ils parlent avec des mots
sonores évoquant la musique et le bruit : « sourde oreille »,
« son de cloche » et leurs adjectifs sont :
« mélodieux », « discordant », « audible »,
« retentissant ».

Les sensitifs corporels
disent tout naturellement : « Tu sens ». Ils parlent par
sensations : « tu saisis », « tu éprouves », « tu
craques ». Leurs expressions : « En avoir plein le dos »,
« à croquer ». Leurs adjectifs : « froid »,
« chaleureux », « excité/ calme ».

L’appartenance à un groupe
se reconnaît à la façon dont un interlocuteur bouge les yeux.

Si, lorsqu’on lui demande
de rechercher un souvenir, il commence par lever les yeux vers le haut, c’est
un visuel. S’il dirige son regard vers le côté, c’est un auditif. S’il baisse
les yeux comme pour mieux rechercher les sensations en lui, c’est un sensitif.

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