La Révolution des Fourmis (14 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: La Révolution des Fourmis
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Les treize fourmis dévalent ce mur de grès en s’y
cramponnant au moyen des coussinets adhésifs de leurs pattes.

Au détour d’une grosse pierre, l’escouade myrmécéenne tombe
soudain sur un troupeau de psoques. Ces petits insectes, sorte de poux des
roches, possèdent des yeux composés très saillants, une bouche broyeuse et des
antennes si fines qu’on les en croit à première vue dépourvus.

Les psoques, affairés à lécher les algues jaunes qui
poussent sur la roche, n’ont pas perçu l’approche des fourmis. Il est quand
même rare de rencontrer des fourmis alpinistes dans le coin. Les psoques ont
toujours cru jusqu’ici que leur monde vertical leur assurait une certaine
tranquillité ; si les fourmis se mettent à gravir et dévaler les falaises,
on ne s’en sortira plus !

Sans demander leur reste, ils s’enfuient.

En dépit de son âge avancé, 103 683
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réussit
quelques beaux tirs d’acide formique qui atteignent à chaque fois les psoques
en pleine course. Ses compagnes l’en félicitent. Elle a l’anus encore très
précis pour son âge.

L’escouade mange les psoques et constate avec grande
surprise qu’ils ont un peu la même saveur que les moustiques mâles. Pour être
plus exact, leur goût se situe entre le moustique mâle et la libellule verte,
mais sans les arômes mentholés typiques de cette dernière.

Les treize fourmis rousses contournent de nouvelles
fleurs : des casse-pierres blancs, des coronilles panachées et des
saxifrages perpétuelles aux minuscules pétales immaculés.

Plus loin, elles mettent à sac un attroupement de thrips. 103 683
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ne les avait même pas reconnus. À force de vivre parmi les Doigts, elle a
oublié nombre d’espèces. Il faut avouer qu’il y en a tellement. Les thrips,
petits herbivores aux ailes frangées, claquent sèchement sous les labiales. Ils
sont certes croustillants mais laissent, une fois avalés, un arrière-goût
citronné qui ne ravit pas les papilles des Belokaniennes.

Les exploratrices tuent encore des hespéries sautillantes,
des pyrales purpurines qui sont des papillons pas très jolis mais bien épais,
des cercopes sanguinolentes, des odonates paresseux et des lestes aux
mouvements gracieux : toutes espèces paisibles et sans autre intérêt que
d’être comestibles pour les fourmis rousses.

Elles tuent des méloïdes, insectes dodus dont le sang et les
organes génitaux contiennent de la cantharidine, substance excitatrice, même
pour des fourmis.

Sur la paroi, le vent leur rabat les antennes telles des
mèches rebelles. 14
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tire sur un bébé coccinelle orange à deux
points noirs. L’animal pleure un sang jaune puant par toutes les articulations
de ses pattes.

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se baisse pour mieux l’examiner. Il
s’agit d’un leurre. Le bébé coccinelle fait semblant d’être mort mais le tir
d’acide a ricoché sur sa carapace hémisphérique sans le blesser. La vieille
fourmi solitaire connaît ce stratagème. Certains insectes sécrètent un liquide,
de préférence nauséabond, dès qu’ils se sentent en danger, afin d’éloigner
leurs prédateurs. Tantôt ce liquide gicle par tous les pores, tantôt des
vésicules gonflent puis crèvent au niveau des articulations. Dans tous les cas,
ce phénomène ôte tout appétit aux prédateurs affamés.

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s’approche de l’animal suintant.
Elle sait que ces hémorragies volontaires cesseront d’elles-mêmes mais,
pourtant, cela l’impressionne. Elle signale aux douze jeunes fourmis que cet
insecte n’est pas mangeable et le bébé coccinelle reprend sa route.

Mais les Belokaniennes ne font pas que descendre, tuer et
manger. Elles sont aussi à l’affût du meilleur chemin. Elles évoluent entre
corniches et parois lisses. Parfois, elles sont obligées de se suspendre, de se
retenir par les pattes et les mandibules pour franchir des passes
vertigineuses. De leurs corps, elles forment des échelles ou des ponts. La
confiance est de rigueur ; qu’une seule des treize fourmis n’assure pas
suffisamment sa prise et c’est tout leur pont vivant qui s’effondrerait.

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a perdu l’habitude d’accomplir
autant d’efforts. Là-bas, au-delà du bord du monde, dans l’univers artificiel des
Doigts, tout était à portée de mandibules.

Si elle ne s’était pas évadée de leur monde, elle serait
amorphe et fainéante comme un Doigt. Car, elle l’a vu à la télévision, les
Doigts sont toujours partisans du moindre effort. Ils ne savent même pas fabriquer
leur propre nid. Ils ne savent plus chasser pour se nourrir. Ils ne savent plus
courir pour fuir leurs prédateurs. D’ailleurs, ils n’en ont plus.

Comme le dit bien un adage myrmécéen :
La fonction
fait l’organe, mais l’absence de fonction défait l’organe
.

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se souvient de sa vie là-bas,
au-delà du monde normal.

Que faisait-elle de ses journées ?

Elle mangeait la nourriture morte qui lui tombait du ciel,
elle regardait la mini-télévision et elle discutait au téléphone (celui de la
machine à traduire ses phéromones en mots auditifs) des Doigts. « Manger,
téléphoner, regarder la télévision » : les trois principales
occupations des Doigts.

Elle n’avait pas tout confié à ses douze cadettes. Elle ne
leur avait pas dit que ces Doigts communicants étaient peut-être très causants
sans être pour autant efficaces. Ils n’étaient même pas parvenus à convaincre
d’autres Doigts de l’intérêt de prendre en considération la civilisation des
fourmis et de dialoguer avec elles d’égal à égal.

C’était parce qu’ils avaient échoué que 103 683
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tentait à présent de réussir le projet en sens inverse : convaincre les
fourmis de faire alliance avec les Doigts. De toute façon, elle était
convaincue que c’était l’intérêt des deux plus grandes civilisations
terriennes. Fonctionner en additionnant leurs talents et non en les opposant.

Elle se souvient de son évasion. Cela n’avait pas été
facile. Les Doigts ne voulaient pas la laisser partir. Elle avait attendu qu’on
annonce une météo clémente à la mini-télévision et avait profité d’un
interstice de la grille supérieure pour fuir, tôt le matin.

Maintenant, le plus dur reste à faire. Convaincre les
siennes. Que les douze jeunes exploratrices n’aient pas d’emblée rejeté son
projet lui semble cependant de bon augure.

La vieille fourmi rousse et ses comparses ont terminé leur
mouvement pendulaire pour rejoindre l’autre bord de la crevasse. 103 683
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signale aux autres que, par commodité, elles peuvent l’appeler comme les
soldates de la croisade par un diminutif odorant plus court.

Mon nom est 103 683
e
. Mais vous pouvez
m’appelez 103
e
.

14
e
signale que ce n’est pas le nom fourmi le
plus long qu’elles aient connu. Avant, dans leur groupe, il y avait une toute
jeune fourmi portant le nom de 3 642 451
e
. On perdait un
temps fou à l’appeler. Heureusement, elle avait été mangée par une plante
carnivore durant une chasse.

Elles continuent leur descente.

Les fourmis font une halte dans une caverne rocheuse et
s’échangent des trophallaxies aux psoques et aux méloïdes triturés. La vieille
a un frisson de dégoût. Décidément, ce n’est pas bon, le méloïde. Trop amer.
Même trituré.

 

34. ENCYCLOPÉDIE

 

COMMENT S’INTÉGRER
 : Il faut imaginer que notre conscient est la
partie émergée de notre pensée. Nous avons 10 % de conscient émergé et
90 % d’inconscient immergé.

Quand nous prenons la
parole, il faut que les 10 % de notre conscient s’adressent aux 90 %
de l’inconscient de nos interlocuteurs.

Pour y parvenir, il faut
passer la barrière des filtres de méfiance qui empêchent les informations de
descendre jusqu’à l’inconscient.

L’un des moyens d’y
réussir consiste à mimer les tics d’autrui. Ils apparaissent nettement au
moment des repas. Profitez donc de cet instant crucial pour scruter votre
vis-à-vis. S’il parle en mettant une main devant sa bouche, imitez-le. S’il
mange ses frites avec les doigts, faites de même, et s’il s’essuie souvent la
bouche avec sa serviette, suivez-le encore.

Posez-vous des questions
aussi simples que : « Est-ce qu’il me regarde quand il
parle ? », « Est-ce qu’il parle quand il mange ? » En
reproduisant les tics qu’il manifeste en son moment le plus intime, la prise de
nourriture, vous transmettrez automatiquement le message inconscient :
« Je suis de la même tribu que vous, nous avons les mêmes manières et donc
sans doute une même éducation et les mêmes préoccupations. »

 

Edmond Wells,

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.

 

35. LEÇON DE BIOLOGIE

 

Après les mathématiques, la biologie. Julie gagna
directement le département des « sciences exactes », avec ses
paillasses de faïence blanche, ses bocaux renfermant des fœtus animaux baignant
dans du formol, ses éprouvettes sales, ses becs Bunsen noircis et ses
microscopes encombrants.

À la sonnerie, élèves et professeurs pénétrèrent dans la
salle de biologie. Chacun savait que, pour ce cours, il convenait de se
déguiser en s’habillant d’une blouse blanche. Accomplir ce geste suffisait à
donner l’impression de revêtir l’uniforme de « ceux qui savent ».

Pour la première partie, dite théorique, le professeur avait
choisi pour thème « le monde des insectes ». Julie sortit son cahier,
déterminée à tout noter soigneusement pour vérifier si ses propos
correspondraient aux passages afférents de l’
Encyclopédie
.

Le professeur commença :

— Les insectes constituent 80 % du règne animal.
Les plus anciens, les blattes, sont apparus il y a au moins trois cents
millions d’années. Sont arrivés ensuite les termites, il y a deux cents
millions d’années, puis les fourmis, il y a cent millions d’années. Pour mieux
vous rendre compte de l’antériorité de la présence des insectes sur notre
planète, il suffit de vous rappeler que notre plus lointain arrière-grand-père
connu est daté tout au plus de trois millions d’années.

Le professeur de biologie souligna que les insectes
n’étaient pas seulement les plus anciens habitants de la Terre mais aussi les
plus nombreux.

— Les entomologistes ont décrit environ cinq millions
d’espèces différentes et, chaque jour, on en découvre une centaine d’inconnues.
À titre de comparaison, sachez que, par jour également, seule une espèce
inconnue de mammifère est détectée.

Au tableau noir, il inscrivit, très gros, « 80 %
du règne animal ».

Donc, les insectes sont, de tous les animaux de la planète,
les plus anciens, les plus nombreux et, j’ajouterai, les moins connus.

Il s’interrompit et un
bzzz
envahit la pièce. D’un
geste précis, le professeur attrapa l’insecte qui troublait son cours et exhiba
son corps écrasé en une sorte de sculpture tordue d’où émergeaient encore deux
ailes et une tête munie d’une unique antenne.

— C’était une fourmi volante, expliqua l’homme. Sans
doute une reine. Chez les fourmis, seuls les sexuées possèdent des ailes. Les
mâles meurent au moment de la copulation en vol. Les reines continuent sans eux
à voler à la recherche d’un lieu où pondre. Comme vous pouvez le constater
vous-mêmes, avec l’augmentation générale des températures, la présence des
insectes se fait davantage sentir.

Il regarda le corps écrabouillé de la reine fourmi.

— Les sexuées s’envolent généralement juste avant qu’un
orage n’éclate. La présence de cette reine parmi nous indique qu’il risque de
pleuvoir demain.

Le professeur de biologie jeta la reine écrasée agonisante
en pâture à un troupeau de grenouilles qui vivaient dans un aquarium d’à peu
près un mètre de long sur cinquante centimètres de hauteur. Les batraciens se
bousculèrent pour déguster la proie.

— De manière générale, reprit-il, on assiste à une
multiplication exponentielle des insectes, et d’insectes de plus en plus
résistants aux insecticides. Dans l’avenir, nous risquons d’avoir davantage
encore de cafards dans nos placards, de fourmis dans notre sucre, de termites
dans les boiseries, de moustiques et de princesses fourmis dans les airs.
Nantissez-vous de produits insecticides pour vous en débarrasser.

Les élèves prirent des notes. Le professeur annonça qu’il
était temps maintenant de passer à la partie « travaux pratiques » de
son cours.

— Nous allons nous intéresser aujourd’hui au système
nerveux et tout particulièrement aux nerfs périphériques.

Il demanda à ceux du premier rang de venir prendre sur la
paillasse des bocaux contenant chacun une grenouille et de les distribuer à
leurs condisciples. S’emparant lui-même d’un bocal, il précisa la suite de la
manœuvre. Pour endormir leur grenouille, tous devaient d’abord jeter dans le flacon
un coton imbibé d’éther, sortir ensuite la bête, la crucifier avec des
aiguilles dans un bac, sur une plaque de caoutchouc, puis la laver au robinet
afin de ne pas être gêné par les filets de sang.

Ils devaient ensuite enlever la peau à l’aide de pinces et
d’un scalpel, dégager les muscles puis, avec une pile électrique et deux
électrodes, chercher le nerf commandant la contraction de la patte droite.

Tous ceux qui parviendraient à provoquer des mouvements
saccadés de la patte droite de la grenouille obtiendraient automatiquement un
vingt sur vingt.

Le professeur contrôla à tour de rôle où en étaient ses
élèves dans leurs travaux. Certains ne parvenaient pas à endormir leur bête.
Ils avaient beau multiplier les cotons d’éther dans le bocal, elle continuait à
se débattre. D’autres croyaient être parvenus à anesthésier la leur mais
lorsqu’ils tentaient de la crucifier avec des aiguilles sur le support de
caoutchouc, la grenouille brassait désespérément l’air de sa patte encore
libre.

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