Après les images, les odeurs. Les exploratrices agitent
leurs antennes-radars olfactives à 8 000 vibrations-seconde pour
mieux humer les relents alentour. En faisant tournoyer leurs tiges frontales,
elles détectent les gibiers lointains et les prédateurs proches. Elles hument
les exhalaisons des arbres et de la terre. La terre a pour elles une senteur à
la fois très grave et très douce. Rien à voir avec son goût âcre et salé.
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, qui a les plus longues antennes, se dresse
sur ses quatre pattes postérieures pour, ainsi surélevée, mieux capter les
phéromones. Autour d’elle, ses compagnes scrutent de leurs antennes plus courtes
le formidable décor olfactif qui s’étend devant elles.
Les fourmis souhaiteraient emprunter le chemin le plus
rapide pour regagner Bel-o-kan, passer par les bosquets de campanules qui
embaument jusqu’ici et que survolent des nuées de papillons vulcains aux ailes
constellées d’yeux ébahis. Mais 16
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, spécialiste en cartographie
chimique, signale que ce coin est infesté d’araignées sauteuses et de serpents
à long nez. De plus, des hordes de fourmis cannibales migrantes sont en train
de traverser l’endroit et même si l’escouade tentait de passer en hauteur, par
les branchages, elle se ferait sans doute capturer par les fourmis
esclavagistes que les fourmis naines ont repoussées jusqu’au nord. 5
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estime que le meilleur chemin reste encore de descendre la falaise, sur la
droite.
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écoute attentivement ces
informations. Beaucoup d’événements politiques se sont produits depuis qu’elle
a quitté la fédération. Elle demande à quoi ressemble la nouvelle reine de
Bel-o-kan. 5
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répond qu’elle a un petit abdomen. Comme toutes les
souveraines de la cité, elle se fait appeler Belo-kiu-kiuni mais elle n’a pas
l’envergure des reines d’antan. Après les malheurs de l’an passé, la
fourmilière a manqué de sexués. Alors, pour assurer la survie de la reine
fécondée, il y a eu copulation sans envol dans une salle close.
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remarque que 5
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ne
semble pas accorder beaucoup d’estime à cette pondeuse mais, après tout, nulle
fourmi n’est obligée d’apprécier sa reine, fût-elle sa propre mère.
À l’aide de leurs coussinets plantaires adhésifs, les
soldates descendent la falaise presque à la verticale.
Le commissaire Maximilien Linart était un homme heureux. Il
avait une femme charmante nommée Scynthia et une adorable fille âgée de treize
ans, Marguerite. Il vivait dans une belle villa et jouissait de ces deux
éléments, symboles de prospérité, que sont un grand aquarium et une large et
haute cheminée. À quarante-quatre ans, il lui semblait avoir tout réussi. Bon
élève, bardé de diplômes, il était fier de sa carrière. Il avait résolu tant
d’affaires qu’on l’avait réclamé comme enseignant à l’école de police de
Fontainebleau. Ses supérieurs lui faisaient confiance et n’intervenaient pas
dans ses enquêtes. Depuis peu, il s’intéressait même à la politique. Il
appartenait au cercle des intimes du préfet, qui l’appréciait de surcroît comme
partenaire au tennis.
En rentrant chez lui, il lança son chapeau sur le perroquet
et ôta sa veste.
Dans le salon, sa fille était en train de regarder la
télévision. Ses nattes blondes ramenées en arrière, elle avançait
imperceptiblement son minois vers l’écran. Comme pour environ trois autres
milliards d’êtres humains en cette même seconde, une lumière bleue mouvante
s’inscrivait sur son visage entièrement tendu vers les images. Télécommande en
main, elle zappait en quête de l’introuvable émission idéale.
Chaîne 67. Documentaire. Les parades sexuelles
compliquées des chimpanzés bonobos du Zaïre ont retenu l’attention des
zoologues. Les mâles se battent entre eux en se servant de leur sexe en
érection comme d’une épée. Cependant, en dehors de ces parades, les bonobos ne
se querellent jamais. Mieux : il semblerait que cette espèce soit parvenue
à inventer la non-violence par le sexe.
Chaîne 46. Social. Les employés des services de
nettoyage de la voirie sont en grève. Les éboueurs ne reprendront le ramassage
des poubelles que lorsque leurs revendications seront satisfaites. Ils exigent
une revalorisation de leur salaire et de leur retraite.
Chaîne 45. Film érotique. « Oui. Ahahaaa, aah,
ooohaah, aah, oooh, oh, non ! oh, oui ! oui ! Continue,
continue… Ohahah… non, non, non, bon d’accord, si, oui. »
Chaîne 110. Informations. Dernière minute. Carnage dans
une école maternelle devant laquelle avait été garée une voiture piégée. Le
bilan est actuellement de dix-neuf tués et de sept blessés parmi les enfants,
de deux morts parmi le personnel enseignant. Des clous et des boulons avaient
été ajoutés aux explosifs afin de causer davantage de dégâts dans la cour de
récréation. L’attentat a été revendiqué dans un message adressé à la presse par
un groupe déclarant s’appeler « I.P. », « Islam
Planétaire ». Le texte précise qu’en tuant le plus grand nombre
d’infidèles, ses militants sont sûrs d’aller au paradis. Le ministre de
l’Intérieur demande à la population de garder son calme.
Chaîne 345. Divertissement. Émission « La Blague
du jour ». Et voici notre petite histoire drôle quotidienne que vous
pourrez raconter à votre tour pour amuser vos amis : C’est un scientifique
qui étudie le vol des mouches. Il coupe une patte et dit à la mouche « Envole-toi. »
Et il s’aperçoit que même sans cette patte la mouche vole toujours. Il coupe
deux pattes et dit : « Envole-toi. » Là encore, la mouche vole.
Il coupe une aile et il répète : « Envole-toi. » Il s’aperçoit
que la mouche ne vole plus. Alors, il inscrit dans son calepin :
« Lorsqu’on coupe une aile à une mouche, elle devient sourde. »
Marguerite nota mentalement l’histoire. Mais comme tout le
monde avait dû l’entendre au même moment, Marguerite savait déjà qu’elle ne
pourrait la placer nulle part.
Chaîne 201. Musique. Nouveau clip de la chanteuse
Alexandrine :
« …le monde est amour, amour toujours, amoooour, je
t’aime, tout n’est que… »
Chaîne 622. Jeu.
Marguerite s’avança et reposa sa télécommande. Elle aimait
bien ce jeu télévisé, « Piège à réflexion » où il fallait résoudre
une énigme de pure logique. Elle estimait qu’à la télévision, c’était sans
doute ce qui se faisait de plus décent. L’animateur salua la foule qui
l’ovationnait et s’effaça devant une femme plutôt ronde, assez âgée et engoncée
dans une robe de nylon à fleurs. Elle semblait perdue derrière d’épaisses
lunettes d’écaille.
L’animateur exhiba une denture d’un blanc éblouissant. Il
s’empara du micro.
— Eh bien, madame Ramirez, je vais vous énoncer notre
nouvelle énigme : en conservant toujours six allumettes, sauriez-vous
construire non plus quatre, ni six, mais HUIT triangles équilatéraux de taille
égale ?
— Il me semble que nous atteignons à chaque fois une
dimension supplémentaire, soupira Juliette Ramirez. D’abord, il a fallu
découvrir la troisième dimension, puis la fusion des complémentaires et à
présent…
— Le troisième pas, intervint l’animateur. Il vous faut
trouver le troisième pas. Mais nous vous faisons confiance, madame Ramirez.
Vous êtes la championne des championnes de « Piège à…
— … Réflexion », compléta l’assistance à
l’unisson.
Mme Ramirez réclama qu’on lui apporte les six allumettes en
question. On lui remit aussitôt six fins et très longs morceaux de bois ourlés
de rouge, afin que spectateurs et téléspectateurs ne perdent pas une miette de
ses manipulations comme cela aurait été le cas avec de simples allumettes
suédoises.
Elle réclama une phrase de secours. L’animateur décacheta
une enveloppe et lut :
— La première phrase qui va vous aider est :
« Il faut agrandir son champ de conscience. »
Le commissaire Maximilien Linart écoutait d’une oreille
quand son regard s’arrêta sur son aquarium. Des poissons morts flottaient,
ventre en l’air, à la surface.
Ses poissons, les nourrissait-il trop ? À moins qu’ils
ne soient décimés par des guerres intestines. Les forts exterminaient les
faibles. Les rapides exterminaient les lents. Dans le monde clos de la cage de
verre régnait un darwinisme particulier : seuls survivaient les plus
méchants et les plus agressifs.
Il profita de ce que sa main était déjà plongée dans l’eau
pour redresser, au fond de l’aquarium, le bateau de pirates en stuc et quelques
plantes marines en plastique. Après tout, peut-être les poissons tenaient-ils
pour vrai ce décor d’opérette.
Le policier remarqua que la pompe du filtre ne fonctionnait
plus. Il nettoya avec ses doigts les éponges gorgées d’excréments.
« Vingt-cinq guppys, qu’est-ce que ça produit comme déchets ! » Pendant
qu’il y était, il rajouta de l’eau du robinet.
Il distribua un peu de nourriture aux survivants, vérifia la
température du bac et salua sa population.
Dans l’aquarium, les poissons se moquaient tout à fait des
efforts de leur maître. Ils ne comprenaient pas pourquoi des doigts avaient
retiré les cadavres des guppys qu’ils avaient dûment placés à l’endroit précis
où ils fermenteraient le mieux jusqu’à ce que leurs chairs amollies soient plus
faciles à découper. Ils n’avaient même pas le droit de se manger mutuellement
leurs crottes puisqu’elles étaient aussitôt aspirées par la pompe. Les plus
intelligents parmi les occupants de l’aquarium réfléchissaient depuis longtemps
au sens de leur vie sans parvenir à comprendre pourquoi de la nourriture
apparaissait tous les jours par miracle à la surface des flots, ni pourquoi
cette nourriture était toujours inerte.
Deux mains fraîches se posèrent sur les yeux de Maximilien.
— Joyeux anniversaire papa !
— J’avais complètement oublié que c’était aujourd’hui,
fit-il en embrassant femme et fille.
— Nous pas ! Nous t’avons préparé quelque chose
qui te plaira, annonça Marguerite.
Elle brandit un gâteau au chocolat et aux cerneaux de noix
sur lequel était plantée une forêt de bougies en feu.
— On a fouillé dans tous les tiroirs mais on n’en a
trouvé que quarante-deux, fit-elle remarquer.
D’un souffle, il éteignit toutes les bougies puis se servit
une part de gâteau.
— Et nous t’avons aussi acheté un cadeau !
Sa femme lui tendit une boîte. Il avala une dernière bouchée
au chocolat, découpa le carton qui révéla un ordinateur portable de la dernière
génération.
— Quelle excellente idée ! s’émerveilla-t-il.
— J’ai choisi un modèle léger, rapide et doté d’une
très grande capacité de mémoire, souligna sa femme. Je pense que tu t’amuseras
bien avec.
— Sûrement. Merci, mes amours.
Jusqu’ici, il s’était contenté du volumineux ordinateur de
son bureau qu’il utilisait comme machine à traitement de textes et instrument
comptable. Avec ce petit portable à la maison, il allait enfin pouvoir explorer
toutes les possibilités de l’informatique. Sa femme avait le chic pour dénicher
le cadeau idéal.
Sa fille prétendait avoir, elle aussi, un cadeau. Elle avait
adjoint à l’ordinateur un logiciel de jeu qui s’intitulait
Évolution
.
« Recréez artificiellement une civilisation et comprenez votre monde comme
si vous en étiez le dieu », annonçait la publicité.
— Tu passes tellement de temps à t’occuper de ton
aquarium à guppys, déclara Marguerite, que j’ai pensé que cela t’amuserait
d’avoir tout un monde virtuel à ta disposition, avec des gens, des villes, des
guerres, tout ça, quoi !
— Oh, moi, les jeux…, dit-il en embrassant quand même
la donatrice pour ne pas la décevoir.
Marguerite introduisit le disque C.D.-Rom et se donna
beaucoup de mal pour lui expliquer les règles de ce dernier-né, et très à la
mode, produit de l’informatique. Il s’ouvrait sur une vaste plaine où, en 5 000 av.
J.-C., le joueur avait mission d’installer sa tribu. Ensuite, à lui de créer un
village, de le protéger par une palissade puis d’agrandir son territoire de
chasse, construire d’autres villages, maîtriser les guerres avec les tribus
avoisinantes, développer les recherches scientifiques et artistiques,
construire des routes, dessiner des champs, mettre en route une agriculture,
transformer les villages en villes pour que la tribu forme une nation, survive
et évolue le plus rapidement possible.
— Au lieu de t’amuser avec vingt-cinq poissons, tu
disposeras de centaines de milliers d’hommes virtuels. Ça te plaît ?
— Bien sûr, dit le policier, pas encore convaincu mais
soucieux de ne pas désappointer sa fille.
COMMUNICATION DES BÉBÉS
: Au treizième siècle, le roi Frédéric II
voulut faire une expérience pour savoir quelle était la langue « naturelle »
de l’être humain. Il installa six bébés dans une pouponnière et ordonna à leurs
nourrices de les alimenter, les endormir, les baigner, mais surtout… sans
jamais leur parler. Frédéric II espérait ainsi découvrir quelle serait la
langue que ces bébés « sans influence extérieure » choisiraient
naturellement. Il pensait que ce serait le grec ou le latin, seules langues
originelles pures à ses yeux. Cependant, l’expérience ne donna pas le résultat
escompté. Non seulement aucun bébé ne se mit à parler un quelconque langage
mais tous les six dépérirent et finirent par mourir.
Les bébés ont besoin de
communication pour survivre. Le lait et le sommeil ne suffisent pas. La
communication est aussi un élément indispensable à la vie.
Edmond Wells,
Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.
Le monde de la falaise a sa végétation et sa faune
spécifiques. En descendant le long de la roche verticale, les douze jeunes
exploratrices et la vieille guerrière découvrent un décor inconnu. Les fleurs
accrochées à la paroi sont des œillets roses aux calices cylindriques
rougeâtres, des orpins brûlants aux feuilles charnues et à l’odeur poivrée, des
gentianes aux longs pétales bleus, des trique-madame dont les feuilles rondes
et lisses taquinent les petites fleurs blanches, des artichauts de muraille aux
pétales pointus et aux feuilles serrées.