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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

La Révolution des Fourmis (12 page)

BOOK: La Révolution des Fourmis
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Le préfet demanda aux gens de s’approcher comme s’il allait
confier un secret.

— Vous n’allez pas le croire. Ce type-là, ce professeur
Edmond Wells, prétendait que les fourmis forment une puissance économique et
politique terrienne, à moindre échelle que la nôtre, mais considérable malgré
tout.

Le préfet ménageait ses effets. Comme si l’information était
en soi si énorme qu’il fallait un peu de temps pour la digérer.

— L’année dernière, un groupe de ces « fous de
fourmis », rallié à ce savant, a contacté le ministre de la Recherche et
même le président de la République pour leur demander de réaliser cette
ambassade fourmi auprès des hommes. Oh, attendez, le président nous a fait
parvenir une copie. Allez la chercher, Antoine.

Le secrétaire du préfet partit fouiller dans une mallette et
lui tendit une feuille.

— Écoutez ça, je vais vous la lire, proclama le préfet.

Il attendit le silence puis déclama :

 

« 
Nous vivons depuis cinq mille ans avec les mêmes
idées : la démocratie avait déjà été inventée par les Grecs de
l’Antiquité, nos mathématiques, nos philosophies, nos logiques datent toutes
d’au moins trois mille ans. Rien de neuf sous le soleil. Rien de neuf parce que
ce sont toujours les mêmes cerveaux humains qui tournent de la même manière. En
outre, ces cerveaux ne sont pas utilisés à plein rendement car ils sont bridés
par les gens de pouvoir qui, ayant peur de perdre leurs places, retiennent
l’émergence de nouveaux concepts ou de nouvelles idées. Voilà pourquoi il y a
toujours les mêmes conflits pour les mêmes causes. Voilà pourquoi il y a
toujours les mêmes incompréhensions entre les générations.

Les fourmis nous offrent une nouvelle manière de voir et
de réfléchir sur notre monde. Elles ont une agriculture, une technologie, des
choix sociaux bizarres susceptibles d’élargir nos propres horizons. Elles ont
trouvé des solutions originales à des problèmes que nous ne savons pas
résoudre. Par exemple, elles vivent dans des cités de plusieurs dizaines de
millions d’individus sans banlieues dangereuses, sans embouteillages et sans
problèmes de chômage. L’idée d’une ambassade fourmi est le moyen de créer un
pont officiel entre les deux civilisations terriennes les plus évoluées qui se
sont trop longtemps ignorées mutuellement.

Nous nous sommes assez longtemps méprisés. Nous nous
sommes assez longtemps combattus. Il est temps de coopérer, humains et fourmis,
d’égal à égal.
 »

 

Un silence suivit la fin de la phrase. Puis le préfet émit
un petit rire, qui peu à peu fut repris par les autres convives et amplifié.

Leurs gloussements ne cessèrent que lorsqu’on apporta le
plat de résistance, de l’estouffade d’agneau au beurre.

— Assurément, ce monsieur Edmond Wells était un peu
dérangé ! dit la femme de l’ambassadeur japonais.

— Un fou, oui !

Julie réclama la lettre. Elle voulait l’examiner. Elle la
médita longuement, comme si elle avait voulu l’apprendre par cœur.

Ses hôtes en étaient au dessert quand le préfet tira le
commissaire Maximilien Linart par la manche et le convia à discuter avec lui à
l’abri des oreilles indiscrètes. Là, il l’informa que ce n’était pas seulement
pour l’amitié entre les peuples que tous ces industriels japonais s’étaient
déplacés. Ils appartenaient à un gros groupe financier, lequel souhaitait
ériger un complexe hôtelier en pleine forêt de Fontainebleau. Situé à la fois
parmi des arbres centenaires et une nature encore sauvage, proche d’un château
historique, il attirerait, selon eux, les touristes du monde entier.

— Mais la forêt de Fontainebleau a été déclarée réserve
naturelle par arrêté préfectoral, s’étonna le commissaire.

Dupeyron haussa les épaules.

— Évidemment, nous ne sommes pas ici en Corse ou sur la
Côte d’Azur où les promoteurs immobiliers mettent le feu à la garrigue pour
pouvoir lotir des zones protégées. Mais nous devons tenir compte des enjeux
économiques.

Comme Maximilien Linart demeurait perplexe, il précisa, d’un
ton qu’il voulait persuasif.

— Vous n’êtes pas sans savoir que la région a un taux
de chômeurs assez important. Cela entraîne l’insécurité. Cela entraîne la crise.
Nos hôtels ferment les uns après les autres. Notre région se meurt. Si nous ne
réagissons pas rapidement, nos jeunes déserteront le pays et les impôts locaux
ne suffiront plus à subvenir aux besoins de nos écoles, de l’administration et
de la police.

Le commissaire Linart se demanda où Dupeyron voulait en
venir avec ce petit discours prononcé pour son seul bénéfice.

— Qu’attendez-vous donc de moi ?

Le préfet lui tendit du gâteau aux framboises.

— Où en êtes-vous dans l’enquête sur le décès du
directeur du service juridique des Eaux et Forêts, Gaston Pinson ?

— C’est une affaire étrange. J’ai réclamé une autopsie
au service médico-légal, répondit le policier en acceptant le dessert.

— J’ai lu dans votre rapport préliminaire que le corps
a été retrouvé à proximité d’une pyramide de béton d’une hauteur d’environ
trois mètres, passée inaperçue jusqu’ici parce que camouflée par de grands
arbres.

— C’est bien cela. Et alors ?

— Alors ! Il existe donc déjà des gens qui ne
tiennent aucun compte de cette interdiction de construire au milieu d’une
réserve naturelle protégée. Ils ont bâti en toute quiétude, sans que nul ne
s’en émeuve, ce qui constitue à coup sûr un précédent intéressant en ce qui
concerne nos amis investisseurs japonais. Qu’avez-vous appris sur cette pyramide ?

— Pas grand-chose, sinon qu’elle ne figure pas au
cadastre.

— Il faut absolument en savoir davantage, insista le
préfet. Rien ne vous empêche d’enquêter à la fois sur le décès de Pinson et sur
l’érection de cette mystérieuse pyramide. Je suis certain que les deux
événements sont liés.

Le ton était péremptoire. Leur conversation fut interrompue
par un administré qui voulait obtenir l’aide du préfet pour une place dans une
crèche.

Après le dessert les gens se remirent à danser.

Il était tard. La mère de Julie consentit à s’en aller.
Comme elle s’éloignait avec sa fille, le commissaire Linart se proposa pour les
raccompagner.

Un valet leur remit leurs manteaux. Linart lui glissa une
pièce. Ils étaient sur le perron, attendant qu’un voiturier amène la berline du
commissaire, quand Dupeyron lui glissa à l’oreille :

— Elle m’intéresse vraiment beaucoup cette pyramide
mystérieuse. Vous m’avez compris ?

 

28. LEÇON DE MATHÉMATIQUES

 

— Oui, madame.

— Alors, si vous avez compris, répétez donc la
question.

— Comment faire quatre triangles équilatéraux de taille
égale avec six allumettes.

— Bien. Approchez de l’estrade pour nous fournir la
réponse.

Julie se leva de son pupitre et marcha jusqu’au tableau
noir. Elle n’avait pas la moindre idée de la réponse qu’exigeait la prof de
maths. La dame la dominait de tout son haut.

Julie lança alentour un regard éperdu. La classe la
lorgnait, goguenarde. Tous les autres élèves connaissaient sans aucun doute
cette solution qui lui échappait.

Elle regarda l’ensemble de la classe, espérant que quelqu’un
viendrait à son secours.

Les visages oscillaient entre l’indifférence amusée, la
pitié et le soulagement de n’être pas à sa place.

Au premier rang, trônaient les fils à papa, impeccables et
studieux. Derrière, il y avait ceux qui les enviaient et s’apprêtaient déjà à
leur obéir. Venaient ensuite les moyens et les « peut mieux faire »,
les besogneux qui se donnaient beaucoup de mal pour peu de résultats. Tout au
fond enfin, les marginaux avaient pris leurs aises près du radiateur.

Il y avait là les « Sept Nains », du nom du groupe
de rock qu’ils avaient formé. Ces élèves-là se mêlaient peu au reste de la
classe.

— Alors, cette réponse ? réclama le professeur.

L’un des Sept Nains lui adressa des signes. Il joignait et
rejoignait ses doigts, comme pour composer une forme dont elle ne distinguait
pas la signification.

— Voyons, mademoiselle Pinson, je comprends que vous
soyez affectée par la mort de votre père mais cela ne change rien aux lois
mathématiques qui régissent le monde. Je répète : six allumettes forment
quatre triangles équilatéraux de taille égale à condition… qu’on les dispose
comment ? Tâchez de penser autrement. Ouvrez votre imagination. Six
allumettes, quatre triangles, à condition de les disposer en…

Julie plissait ses yeux gris clair. Quelle était cette forme
là-bas ? À présent, le garçon articulait soigneusement quelque chose,
détachant bien les syllabes. Elle s’efforça de lire sur ses lèvres. Pi… ro… ni…
de…

— Pironide, dit-elle.

Toute la classe éclata de rire. Son allié afficha un air
désespéré.

— On vous a mal soufflé, annonça le professeur. Pas
« pironide ». Py-ra-mi-de. Cette forme représente la troisième
dimension, elle signifie la conquête du relief. Elle rappelle qu’il est
possible d’ouvrir le monde afin de passer d’une surface plane à un volume.
N’est-ce pas… David ?

En deux enjambées, elle était déjà au fond de la classe,
près du susnommé.

— David, apprenez que dans la vie on peut tricher, à
condition de ne pas se faire prendre. J’ai bien vu vos manigances. Regagnez
votre place, mademoiselle.

Elle inscrivit sur le tableau : le temps.

— Aujourd’hui, nous avons étudié la troisième
dimension. Le relief. Demain, le cours portera sur la quatrième : le
temps. La notion de temps a également sa place en mathématiques. Où, quand,
comment ce qui a lieu dans le passé produit son effet dans le futur. Je
pourrais ainsi vous poser demain la question : « Pourquoi Julie Pinson
a-t-elle pris un zéro, dans quelles circonstances et quand en obtiendra-t-elle
un nouveau ? »

Quelques rires moqueurs et courtisans fusèrent des premiers
rangs. Julie se dressa.

— Asseyez-vous, Julie. Je ne vous ai pas demandé de
vous lever.

— Non, je tiens à rester debout. J’ai quelque chose à
vous dire.

— Au sujet du zéro ? ironisa le professeur. Il est
trop tard. Votre zéro est déjà inscrit sur votre carnet de notes.

Julie braquait ses yeux de métal gris sur le professeur de
mathématiques.

— Vous avez dit qu’il importait de penser autrement,
mais vous, vous pensez constamment de la même façon.

— Je vous prierais de demeurer correcte, mademoiselle
Pinson.

— Je suis correcte. Mais vous enseignez une matière qui
ne correspond à rien de pratique dans la vie. Vous cherchez simplement à briser
nos esprits pour les rendre dociles. Si l’on s’enfonce dans le crâne vos
histoires de cercles et de triangles, ensuite, on est prêt à admettre n’importe
quoi.

— Vous cherchez un deuxième zéro, mademoiselle
Pinson ?

Julie haussa les épaules, prit son sac, marcha jusqu’à la
porte qu’elle claqua dans l’étonnement général.

 

29. ENCYCLOPÉDIE

 

DEUIL DU BÉBÉ
 : À l’âge de huit mois, le bébé connaît une
angoisse particulière que les pédiatres nomment « le deuil du bébé ».
Chaque fois que sa mère s’en va, il croit qu’elle ne reviendra plus jamais.
Cette crainte suscite parfois des crises de larmes et les symptômes de
l’angoisse. Même si sa mère revient, il s’angoissera à nouveau lorsqu’elle
repartira. C’est à cet âge que le bébé comprend qu’il y a des choses dans ce
monde qui se passent et qu’il ne domine pas. Le « deuil du bébé » s’explique
par la prise de conscience de son autonomie par rapport au monde. Drame :
« je » est différent de tout ce qui l’entoure. Le bébé et sa maman ne
sont pas irrémédiablement liés, donc on peut se retrouver seul, on peut être en
contact avec « des étrangers qui ne sont pas maman » (est considéré
comme étranger tout ce qui n’est pas maman et, à la rigueur, papa).

Il faudra attendre que le
bébé atteigne l’âge de dix-huit mois pour qu’il accepte la disparition
momentanée de sa mère.

La plupart des autres angoisses
que l’être humain connaîtra plus tard, jusqu’à sa vieillesse : peur de la
solitude, peur de la perte d’un être cher, peur des étrangers, etc.,
découleront de cette première détresse.

Edmond Wells,

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.

 

30. PANORAMIQUE

 

Il fait froid, mais la peur de l’inconnu leur donne de la
force. Au matin, les douze exploratrices et la vieille fourmi marchent. Il faut
se hâter par les pistes et les sentes afin de mettre en garde leur cité natale
contre la menace de la « pancarte blanche ».

Elles parviennent à une falaise qui surplombe une vallée.
Elles stoppent pour contempler le paysage et chercher le meilleur passage pour
descendre.

Les fourmis disposent d’une perception visuelle différente
de celle des mammifères. Chacun de leur globe oculaire est composé d’un
amoncellement de tubes, eux-mêmes formés de plusieurs lentilles optiques. Au
lieu d’apercevoir une image fixe et nette, elles en reçoivent une multitude de
floues qui, par leur nombre, aboutissent enfin à une perception nette. Ainsi
elles perçoivent moins bien les détails mais détectent beaucoup mieux le
moindre mouvement.

De gauche à droite, les exploratrices voient les sombres
tourbières des pays du Sud que survolent des mouches mordorées et des taons
taquins, puis les grands rochers vert émeraude de la montagne aux fleurs, la
prairie jaune des terres du Nord, la forêt noire peuplée de fougères aigles et
de pinsons fougueux.

L’air chaud fait remonter des moustiques que prennent
aussitôt en chasse des fauvettes aux reflets cyan.

En matière de spectre des couleurs aussi, la sensibilité des
fourmis est particulière. Elles distinguent parfaitement les ultraviolets et
moins bien les rouges. Les informations ultraviolettes font ressortir fleurs et
insectes parmi la verdure. Les myrmécéennes voient même sur les fleurs des
lignes qui sont autant de pistes d’atterrissage pour les abeilles butineuses.

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