La Loi des mâles (8 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: La Loi des mâles
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— Je ne vois point, dit Caëtani
battant aussitôt en retraite, je ne vois point ce que la sorcellerie vient
faire en ceci, puisque c’est du pape que nous devons nous occuper.

— Eh ! Monseigneur, nous
nous entendons bien ; veuillez donc renvoyer les gens qui vous sont
inutiles, car il ne saurait y avoir assez de vivres pour en nourrir autant.

Les cardinaux comprirent que toute
résistance serait vaine et que cette cuirasse, qui leur transmettait d’une voix
tranchante les ordres du comte de Poitiers, ne fléchirait pas. Déjà, derrière
Jean de Forez, les hommes d’armes commençaient à entrer un par un, pique en
main, et à se déployer dans le fond de l’église.

— Nous jouerons de ruse si nous
ne pouvons jouer de force, dit à mi-voix Caëtani aux Italiens. Feignons de nous
soumettre, puisque pour l’heure nous ne pouvons rien d’autre.

Chacun choisit dans sa suite ses
trois meilleurs serviteurs, ceux qu’il pensait les plus fidèles, ou les plus
habiles, ou les plus aptes à lui apporter service de corps dans les difficiles
conditions matérielles où tous allaient se trouver. Caëtani garda auprès de lui
le clerc Andrieu, le frère Bost et le prêtre Pierre, c’est-à-dire les hommes
qui avaient trempé dans l’envoûtement de Louis X ; il préférait les
voir enfermés avec lui que risquant de parler pour argent ou sous la torture.
Les Colonna retinrent à leurs côtés quatre damoiseaux qui avaient des poings
d’assommeurs de bœufs.

Porte-torches, porte-traînes, clercs
et chanoines qui n’étaient pas désignés sortaient, un par un, devant la haie
des hommes d’armes. Leurs maîtres, au passage, leur soufflaient des recommandations :

— Faites avertir mon frère
l’évêque… Écrivez en mon nom à mon cousin… Partez sur-le-champ pour Rome…

Au moment où Guccio Baglioni se
disposait à prendre la file des sortants, Jacques Duèze étendit sa maigre main
hors du confessionnal où il gisait effondré, et saisit le jeune Italien par la
cotte, en murmurant :

— Restez, petit, restez auprès
de moi. Je suis sûr que vous me serez secourable.

Duèze savait que les puissances
d’argent ne sont, en aucune circonstance, négligeables, et il pensait avoir
intérêt à conserver auprès de lui un représentant des banques lombardes.

Une heure plus tard, il ne demeurait
dans l’église des Jacobins que quatre-vingt-seize hommes, destinés à y rester
aussi longtemps que vingt-quatre d’entre eux ne se seraient mis d’accord pour
en choisir un seul. Les gens d’armes, avant de se retirer, jetèrent des
brassées de paille pour former la couche, à même la pierre, des plus hauts
prélats de ce monde, et ils apportèrent quelques bassins ainsi que de grandes
jarres pleines d’eau. Puis les maçons, sous l’œil du comte de Forez, achevèrent
de murer la dernière issue, ne laissant d’autre ouverture qu’une petite baie
carrée, une lucarne suffisante pour le passage des plats, insuffisante pour le
passage d’un homme. Tout autour de l’église les soldats avaient repris leur
faction, disposés de trois toises en trois toises, sur deux rangs, un rang
adossé au mur et regardant vers la ville, un rang tourné vers l’église et
regardant les vitraux.

Vers midi, le comte de Poitiers se
mit en route pour Paris. Il emmenait dans sa suite le dauphin de Viennois et le
petit dauphiniet, lequel vivrait désormais à la cour de France afin de s’y
familiariser avec sa fiancée de cinq ans.

À cette heure-là, les cardinaux
reçurent leur premier repas ; comme c’était jour maigre, ils n’eurent pas
de viande.

 

VI
DE NEAUPHLE À SAINT-MARCEL

Un matin du début de juillet, bien
avant l’aube, Jean de Cressay entra dans la chambre de sa sœur. Le jeune homme
tenait une chandelle qui fumait, il s’était lavé la barbe et portait sa
meilleure cotte de cheval.

— Lève-toi, Marie, dit-il. Tu
pars ce matin. Pierre et moi, nous allons te conduire.

La jeune fille se dressa sur son
lit.

— Partir… Comment cela ?
C’est ce matin que je dois partir ?

L’esprit embrumé de sommeil, elle
regardait son frère, de ses grands yeux bleu sombre, fixement, sans comprendre.
Machinalement, elle ramena par-dessus son épaule ses longs cheveux épais et
soyeux ou passaient des reflets dorés.

Jean de Cressay contemplait sans
plaisir la beauté de sa sœur, comme si cette beauté eût été l’image même du
péché.

— Fais un paquet de tes hardes,
car tu ne reviendras pas ici de sitôt.

— Mais où me
conduisez-vous ? demanda Marie.

— Tu le verras.

— Mais hier ? Pourquoi ne
m’en avoir rien dit hier ?

— Pour te donner le temps de
nous jouer encore un tour de ta façon ? Allons, hâte-toi, je veux être en
chemin avant que nos serfs nous voient. Tu nous as couverts d’assez de honte,
point n’est besoin qu’ils jasent davantage.

Marie ne répondit pas. Depuis un
mois, sa famille ne la traitait pas d’autre manière, ni ne s’adressait à elle
sur un autre ton. Elle se leva, un peu alourdie par sa grossesse dont le poids,
si modéré qu’il fût encore, la surprenait toujours au saut du lit. À la lueur
de la chandelle laissée par Jean, elle se prépara, se passa de l’eau sur le
visage et la poitrine, noua rapidement ses cheveux, elle s’aperçut que ses
mains tremblaient. Où l’emmenait-on ? Dans quel couvent ? Elle mit à
son cou le reliquaire d’or que Guccio lui avait donné et qui venait, lui
avait-il dit, de la reine Clémence. « Jusqu’à ce jour, ces reliques m’ont
bien peu protégée, pensa-t-elle. Les ai-je mal priées ? » Elle plia
ensemble une robe de dessus, quelques robes de dessous, un surcot et des toiles
pour se laver.

— Tu te couvriras de ta cape à
grand chaperon, lui lança Jean qui rentra un instant dans la chambre.

— Mais je vais périr de
chaleur ! dit Marie. C’est une vêture d’hiver.

— Notre mère veut que tu
chemines le visage caché. Obéis et hâte-toi.

Dans la cour, le second frère,
Pierre, sellait lui-même les deux chevaux.

Marie savait bien que ce jour devait
arriver ; dans un sens, quelque angoisse qu’elle eût au cœur, elle ne
souffrait pas tellement, elle en était presque à souhaiter ce départ. La
tristesse d’un couvent lui paraissait chose plus supportable que les griefs et
les reproches journellement ressassés. Au moins y serait-elle seule avec son
malheur. Elle n’aurait plus à subir les fureurs de sa mère, alitée depuis que
le drame avait éclaté, et qui maudissait sa fille chaque fois que celle-ci lui
portait une tisane. La grosse châtelaine était alors prise d’étouffements, et
l’on devait appeler d’urgence le barbier de Neauphle pour qu’il lui tirât une
pinte de sang noir. Cela faisait six fois en moins de deux semaines que l’on
saignait dame Eliabel, et il ne paraissait pas que ce traitement accélérât son
retour à la santé.

Marie était traitée par ses deux
frères, par Jean surtout, comme une criminelle. Ah ! certes ! plutôt
le cloître, mille fois. Mais au fond d’une clôture pourrait-elle jamais avoir
des nouvelles de Guccio ? C’était là son obsession, sa véritable crainte
du sort qui l’attendait. Ses méchants frères lui affirmaient que Guccio avait
fui à l’étranger.

« Ils ne veulent point me
l’avouer, se disait-elle, mais ils l’ont fait mettre en cachot. Il n’est pas
possible qu’il m’ait abandonnée ! Ou bien alors, il est revenu dans le
pays, pour me sauver, et c’est pourquoi mes frères mettent tant de hâte à
m’emmener, et après cela, ils vont le tuer. Ah ! que ne me suis-je pas
sauvée avec lui ! »

Son imagination lui représentait
toutes les formes possibles de catastrophes. Elle en venait par instants à
souhaiter que Guccio se fût réellement enfui, la laissant à son mauvais sort.
Privée d’aucun conseil et même d’aucune compassion, elle n’avait d’autre
compagnie que celle de son enfant à naître, or cette existence-là ne lui était
que de petit secours, sinon pour le courage qu’elle lui inspirait.

À l’instant de partir, Marie de
Cressay demanda si elle pouvait dire adieu à sa mère. Pierre entra dans la
chambre de dame Eliabel. Aux cris poussés par la veuve, à qui les saignées
n’avaient pas encore ôté toute la voix, Marie comprit l’inutile de sa démarche.

— Elle m’a répondu qu’elle
n’avait plus de fille, dit Pierre de Cressay en revenant.

Et Marie pensa une fois de plus.
« J’aurais mieux fait de m’enfuir avec Guccio. Tout cela est ma faute, je
devais le suivre. »

Les deux frères enfourchèrent leurs
montures et Jean de Cressay prit sa sœur en croupe, parce que son cheval était
le meilleur, ou plutôt le moins mauvais des deux. Pierre chevauchait le bidet
cornard sur lequel, le mois précédent, les deux frères avaient fait une si
belle entrée dans la capitale.

Marie jeta un dernier regard au
petit manoir dont les toits, sous la demi-lueur d’une aube encore mal assurée,
s’estompaient comme dans la grisaille, déjà, du souvenir. Tous les instants de
sa vie, depuis qu’elle avait ouvert les yeux, étaient inscrits entre ces murs
et dans ce paysage : ses jeux de petite fille, la surprenante découverte
de soi-même et du monde que chaque être fait à son tour, journée après journée…
l’infinie diversité des herbes dans un champ, l’étrange forme des fleurs et la
poudre merveilleuse qu’elles portent dans leur cœur, la douceur du duvet au
ventre des petits canards, les jeux du soleil sur l’aile des libellules. Elle
laissait là toutes les heures passées à se regarder grandir, à s’écouter rêver,
toutes les époques de son visage qu’elle avait si souvent miré dans l’eau
transparente de la Mauldre, et ce grand éblouissement de vivre qu’elle
ressentait parfois, couchée à plat dos au milieu de la prairie, en cherchant
des présages dans la forme des nuages et en imaginant Dieu présent dans le fond
du ciel.

— Abaisse ton chaperon, lui
ordonna son frère Jean.

Dès la rivière franchie, il fit
prendre à son cheval une allure rapide, et celui de Pierre, aussitôt, se mit à
corner.

— Jean, n’allons-nous pas un
peu vite ? dit Pierre en désignant Marie d’un mouvement de tête.

— Bah ! La mauvaise graine
est toujours solidement plantée, répondit l’aîné comme s’il souhaitait
méchamment un accident.

Mais ses espoirs furent déçus. Marie
était une fille robuste et faite pour la maternité. Elle parcourut les dix
lieues de Neauphle à Paris sans donner signe de malaise. Simplement, elle avait
les reins moulus, elle étouffait de chaleur, mais elle ne se plaignait pas. De
Paris elle ne vit, par-dessous son capuchon, que le sol des rues et le bas des
maisons. Que de jambes ! Que de souliers ! Ce qui la surprenait,
c’était le bruit, l’immense bourdonnement de la ville, les voix des crieurs,
des vendeurs de toutes denrées, les bruits des métiers. En certains endroits,
la foule était si dense que les montures avaient peine à se frayer passage. Des
passants heurtaient du coude ou de l’épaule les pieds de Marie. Enfin, les
chevaux s’arrêtèrent. On fit descendre la jeune fille qui se sentait lasse et
poussiéreuse. Seulement alors, elle fut autorisée à relever sa chape.

— Où sommes-nous ?
demanda-t-elle en contemplant avec surprise la cour d’une belle demeure.

— Chez l’oncle de ton Lombard,
répondit Jean de Cressay.

Quelques instants plus tard, un œil
fermé, l’autre ouvert, messer Tolomei regardait les trois enfants du feu sire
de Cressay assis en rang devant lui, Jean le barbu, Pierre le glabre, et leur
sœur à côté, un peu en retrait, tête baissée.

— Comprenez, messer Tolomei,
disait Jean, que vous nous avez fait une promesse.

— Certes, certes, répondait
Tolomei, et je vais la tenir, mes amis, n’en doutez pas.

— Mais comprenez qu’il faut la
tenir vite. Comprenez qu’après le bruit fait autour de cette honte, notre sœur
ne peut davantage demeurer avec nous. Comprenez que nous n’osons plus paraître
dans les maisons d’alentour, que nos serfs eux-mêmes se moquent de nous, et que
ce sera bien pire encore quand le péché de notre sœur va s’arrondir.

Tolomei avait une réponse sur le
bout des lèvres « Mais, mes garçons, c’est vous qui avez causé tout ce
bruit ! Nul ne vous obligeait de vous lancer comme des furieux contre
Guccio, en ameutant tout le bourg de Neauphle mieux que par crieur
public. »

— Et puis notre mère ne se
remet point de ce malheur, elle a maudit sa fille, et de la voir auprès d’elle
lui fait recroître la colère au point que nous craignons qu’elle n’en crève.
Comprenez.

« C’est la manie des sots que
de vous sommer de comprendre. Bah ! Quand il aura la langue sèche, il
s’arrêtera ! Mais ce que je comprends fort bien, moi, se disait le
banquier, c’est que mon Guccio se soit mis folie en tête pour cette belle
fille. Je lui donnais tort jusque-là, mais depuis qu’elle est entrée j’ai
changé d’avis, et si mon âge permettait que pareille chose m’arrivât encore, je
me serais sans doute conduit plus follement que lui. Les beaux yeux, les beaux
cheveux, la belle peau un vrai fruit de printemps ! Et comme elle semble
supporter son malheur avec courage ! Car après tout, les deux autres
crient tempêtent, font les importants, mais c’est bien pour elle, la pauvre
enfant, que la peine est la plus grande ! Elle a sûrement une bonne âme.
Quelle pitié pour elle d’être née sous le toit de ces deux niais, et comme
j’aurais aimé que Guccio pût l’épouser au grand jour, qu’elle vécût ici, et que
ma vieillesse se réjouît à la contempler. »

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