La Loi des mâles (6 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: La Loi des mâles
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Depuis une heure, le consul Varay et
trois de ses collèges, venus pour exiger des explications au nom du
« syndical » de la ville, piétinaient dans l’antichambre du comte de
Poitiers.

Celui-ci siégeait à huis clos avec
les membres de son entourage et les grands officiers qui faisaient partie de sa
mission.

Enfin les tentures s’écartèrent et
le comte de Poitiers parut, suivi de ses conseillers. Tous avaient la mine
grave.

— Ah messire Varay, vous vous
trouvez bien, et vous tous, messires consuls, dit le comte de Poitiers. Nous
allons pouvoir vous remettre céans le message que nous nous apprêtions à vous
faire tenir. Messire Miles, veuillez lire.

Miles de Noyers, qui avait été
conseiller au Parlement et maréchal de l’ost sous Philippe le Bel, déploya un
parchemin et lut :

 

« À tous les baillis,
sénéchaux et conseils des bonnes villes. Nous vous faisons savoir la grande
déploration que nous avons de la mort de notre frère bien-aimé le roi notre
Sire Louis Dixième, que Dieu vient d’enlever à l’affection de ses sujets. Mais
la nature humaine est faite ainsi que nul ne peut dépasser le terme qui lui est
assigné. Aussi avons-nous décidé de sécher nos larmes, de prier avec vous le Christ
pour son âme, et de nous montrer empressé au gouvernement du royaume de France
et du royaume de Navarre afin que leurs droits ne dépérissent pas et que les
sujets de ces deux royaumes vivent heureux sous le bouclier de la justice et de
la paix.

Le régent des deux royaumes, par
la grâce de Dieu. »

 

PHILIPPE.

 

Le premier émoi passé, messire Varay
vint aussitôt baiser la main du comte de Poitiers, et les autres consuls
l’imitèrent sans hésitation.

Le roi était mort. La nouvelle en
soi était assez stupéfiante pour que nul ne songeât, au moins pour quelques
minutes, à se poser de questions. En l’absence d’un héritier majeur, il
semblait parfaitement normal que le plus âgé des frères du souverain assurât le
pouvoir. Les consuls ne doutèrent pas un instant que la décision n’eût été
prise à Paris par la Chambre des Pairs.

— Veuillez faire crier ce
message par la ville, ordonna Philippe de Poitiers, après quoi les portes
seront aussitôt ouvertes.

Puis il ajouta.

— Messire Varay, vous êtes
puissant au négoce des draps, je vous saurais gré de me fournir de vingt
manteaux noirs, à déposer dans mon antichambre, pour en couvrir les gens qui
viendront me présenter leur douloir.

Et il congédia les consuls.

Les deux premiers actes de sa prise
de pouvoir se trouvaient accomplis. Il s’était fait proclamer régent par son
entourage, qui devenait du même coup son Conseil de gouvernement. Il allait
être reconnu par la ville de Lyon où il résidait. Il avait hâte maintenant
d’étendre cette reconnaissance à l’ensemble du royaume et de placer Paris
devant un état de fait. Le succès résidait dans la vitesse.

Déjà les copistes reproduisaient à
multiples exemplaires la proclamation, et les chevaucheurs sellaient leurs
chevaux pour aller la répandre dans toutes les provinces.

Aussitôt les portes de Lyon
rouvertes, ces chevaucheurs s’élancèrent, se croisant avec trois courriers
retenus depuis le matin en deçà de la Saône. L’un des courriers acheminait une
lettre du comte de Valois, par laquelle ce dernier se posait en régent désigné
et demandait à Philippe une ratification de bonne forme afin que la désignation
devînt effective. « Je suis assuré que vous voudrez aider à ma tâche, pour
le bien du royaume, et me donnerez au plus tôt votre agrément, en bon et
bien-aimé neveu comme vous l’êtes ».

Le second message venait du duc de
Bourgogne, qui réclamait aussi la régence au nom de sa nièce, la petite Jeanne
de Navarre.

Enfin le comte d’Évreux avertissait
Philippe de Poitiers que les pairs n’avaient pas été réunis selon les us et
coutumes et que la hâte de Charles de Valois à se saisir du gouvernement ne
s’appuyait sur aucun texte ni aucune assemblée régulière.

Le comte de Poitiers, au reçu de ces
nouvelles, se remit à siéger avec son entourage. Dans ce Conseil ne figuraient
pratiquement que des hommes hostiles à la politique suivie depuis dix-huit mois
par le Hutin et le comte de Valois. Philippe de Poitiers, connaissant leur
mérite et leurs capacités, avait choisi de se les adjoindre dans les difficiles
négociations qu’il devait mener avec l’Église. Tel était le connétable, Gaucher
de Châtillon, qui ne pardonnait pas la ridicule campagne de l’ost boueux qu’il
avait dû conduire en Flandre l’été précédent. Tel était Miles de Noyers, proche
parent de Gaucher. Tel encore Raoul de Presles, légiste de Philippe le Bel, que
Valois avait fait arrêter en même temps qu’Enguerrand de Marigny et qui devait
sa libération et son retour en grâce au comte de Poitiers.

Aucun d’eux ne considérait d’un bon
œil les ambitions de Valois ni ne souhaitait non plus que le duc de Bourgogne
se mêlât des affaires de la couronne. Ils admiraient la rapidité avec laquelle
le jeune prince avait agi et ils plaçaient en lui leurs espoirs.

Poitiers écrivit à Eudes de
Bourgogne et à Charles de Valois, sans mentionner leurs lettres et comme s’il
ne les avait pas reçues, afin de les informer qu’il se considérait régent par
droit naturel et qu’il réunirait l’assemblée des pairs, afin de sanctionner
cette situation, aussitôt qu’il lui serait possible.

En même temps, il désignait des commissaires
pour aller dans les principaux centres du royaume prendre possession du
commandement en son nom. Ainsi partirent, dans la journée, plusieurs de ses
chevaliers, comme Regnault de Lor, Thomas de Marfontaine et Guillaume
Courteheuse. Il garda auprès de lui Anseau de Joinville, le fils du vieux
sénéchal, et Henry de Sully.

Tandis que le glas sonnait à tous
les clochers, Philippe de Poitiers conféra seul à seul avec Gaucher de
Châtillon. Par droit, le connétable de France siégeait à toutes les assemblées
du gouvernement, Chambre des Pairs, Grand Conseil, Conseil étroit. Philippe
demanda donc à Gaucher de se rendre à Paris pour le représenter et s’opposer
jusqu’à sa propre arrivée aux entreprises de Charles de Valois, le connétable
d’autre part, s’assurerait d’avoir bien en main les troupes à solde de la
capitale, et particulièrement le corps des arbalétriers.

Car le nouveau régent, à la surprise
d’abord, puis à l’approbation de ses conseillers, avait résolu de demeurer
provisoirement à Lyon.

— Nous ne devons pas nous
détourner des tâches en cours, déclara-t-il. Le plus important pour le royaume
est d’avoir un pape, et nous serons d’autant plus forts quand nous l’aurons
fait.

Et il pressa la signature du contrat
de fiançailles entre sa fille et le dauphiniet. L’affaire, à première vue,
n’avait aucun rapport avec l’élection pontificale. Mais pour Philippe
l’alliance avec le dauphin de Viennois qui régnait sur tous les territoires au
sud de Lyon, était une pièce de son jeu. Les cardinaux, s’il leur prenait désir
de lui échapper, ne pourraient pas se réfugier de ce côté-là, il leur coupait
la route d’Italie. En outre, ces fiançailles consolidaient sa position de
régent, le dauphin se rangeait dans son camp.

Le contrat, en raison du deuil, fut
signé sans fêtes, dans les jours qui suivirent.

Parallèlement, Philippe de Poitiers
s’aboucha avec le plus puissant baron de la région, le comte de Forez,
beau-frère d’ailleurs du dauphin, et qui, par ses possessions, commandait la
rive droite du Rhône.

Jean de Forez avait fait les
campagnes de Flandre, représenté plusieurs fois Philippe le Bel à la cour
papale, et très utilement travaillé pour le rattachement de Lyon à la France.
Le comte de Poitiers, du moment qu’il reprenait la politique paternelle, savait
pouvoir compter sur lui.

Le 16 juin, le comte de Forez
accomplit un geste hautement spectaculaire. Il prêta hommage solennel à
Philippe, comme au seigneur de tous les seigneurs de France, le reconnaissant
ainsi détenteur de l’autorité royale.

Le lendemain, le comte Bermond de la
Voulte, dont le fief de Pierregourde se trouvait dans la sénéchaussée de Lyon,
plaça ses mains dans les mains du comte de Poitiers et lui fit serment dans les
mêmes conditions.

Au comte de Forez, Poitiers demanda
de tenir prêts, discrètement, sept cents hommes d’armes. Les cardinaux,
désormais, ne bougeraient plus de la ville.

Mais de là à obtenir une élection,
il y avait encore loin. Les tractations piétinaient. Les Italiens, sentant que
le régent était pressé de regagner Paris, raidissaient leurs positions.
« Il se lassera le premier », disaient-ils. Peu leur importait l’état
d’anarchie tragique où sombraient les affaires de l’Église.

Philippe de Poitiers eut plusieurs
entrevues avec le cardinal Duèze qui lui semblait l’esprit le plus vif du
conclave, le plus imaginatif, et, décidément, le plus souhaitable
administrateur de la chrétienté dans le difficile moment où l’on se trouvait.

— L’hérésie refleurit un peu
partout, disait le cardinal de sa voix fêlée. Et comment en serait-il
autrement, avec l’exemple que nous donnons ? Le démon profite de nos
discordes pour semer son ivraie. Mais c’est dans le diocèse de Toulouse surtout
qu’elle pousse dru. Vieille terre de rébellion et de mauvais rêves. Il
conviendrait que le prochain pape cassât ce trop gros diocèse, malaisé à
gouverner, en cinq évêchés, chacun remis en main ferme.

— Ceci, répondait le comte de
Poitiers, amènerait à créer nombre de bénéfices dont notre Trésor aurait à
percevoir les annates.

— Mais bien sûr, Monseigneur.

Les
annates
étaient une taxe
royale portant sur les bénéfices ecclésiastiques nouveaux et qui consistait en
la perception des revenus de la première année. Or l’absence de pape empêchait
de procéder à ces créations de bénéfices. Et le Trésor s’en ressentait d’autant
plus durement que le clergé en général, profitant de ce qu’il n’avait pas de
chef, inventait toutes sortes de prétextes à ne pas acquitter les arrérages
d’impôts.

En fait, lorsque Philippe de
Poitiers et Jacques Duèze envisageaient l’avenir, l’un comme régent, l’autre comme
éventuel pontife, leurs premiers soucis concernaient les finances.

À la mort de Philippe le Bel, la
trésorerie française était gênée, mais non obérée ; en dix-huit mois, par
l’expédition de Flandre, la sédition d’Artois, les privilèges consentis aux ligues
baronniales, Louis X et Valois avaient réussi à endetter le royaume pour
plusieurs années.

Le trésor pontifical, après deux ans
de conclave errant, ne montrait pas un meilleur état, et si les cardinaux se
vendaient si cher aux princes de ce monde, c’est qu’ils n’avaient plus, pour
nombre d’entre eux, d’autres moyens de subsistance que le négoce de leur voix.

— Les amendes, Monseigneur, les
amendes, conseilla Duèze au jeune régent. Frappez d’amendes ceux qui auront
méfait, et plus ils seront riches, plus fortement vous les frappez. Si celui
qui manque à la loi possède vingt livres, exigez qu’il en verse une. Mais s’il
en possède mille, prenez-lui-en cinq cents, et s’il est riche de cent mille,
ôtez-lui tout. Vous y trouverez trois avantages : d’abord le rapport sera
plus gros, ensuite le malfaiteur, privé de sa puissance, n’en pourra plus faire
abus, enfin les pauvres, qui sont le grand nombre, seront de votre côté et
auront confiance en votre justice.

Philippe de Poitiers sourit.

— Ce que vous préconisez là
fort sagement, Monseigneur, peut convenir à la justice royale qui agit par bras
temporel, répondit-il. Mais pour restaurer les finances de l’Église, je ne vois
guère…

— Les amendes, les amendes,
répéta Duèze. Mettons impôt sur les péchés, ce sera source intarissable.
L’homme est pécheur par nature, mais plus disposé à faire pénitence de cœur
qu’à faire pénitence de bourse. Il éprouvera plus vivement le regret de ses
fautes et hésitera davantage à retomber dans ses errements si une taxe
accompagne nos absolutions. Qui tient à s’amender doit acquitter amende.

« Est-ce
plaisanterie ? » pensa Poitiers qui n’était pas complètement
accoutumé à l’inventive syllogistique du cardinal.

— Et quels péchés voudriez-vous
taxer, Monseigneur ? demanda-t-il.

— D’abord ceux qui se
commettent dans le cierge. Commençons par nous réformer nous-mêmes avant
d’entreprendre de réformer autrui. Notre sainte Mère est trop tolérante aux
manquements et abus. Ainsi l’on sait que clergie ou prêtrise ne peuvent être
conférées à des hommes estropiés ou difformes. Or, je voyais l’autre jour un
certain prêtre Pierre, qui est auprès du cardinal Caëtani, et qui a deux pouces
à la main gauche.

« Petite perfidie envers notre
vieil ennemi », se dit Poitiers.

— En vérité, poursuivit Duèze,
les boiteux, manchots, eunuques qui cachent leur disgrâce sous un froc et
touchent bénéfices d’Église, sont légion. Allons-nous les chasser de notre
sein, ce qui, sans effacer leur faute, n’aurait pour résultat que de les
réduire à misère et désespoir, et sans doute les pousserait à rejoindre les
hérétiques de Toulouse ou autres confréries de spirituels ?
Permettons-leur plutôt de se racheter ; or, qui dit rachat dit paiement.

Le vieux prélat était parfaitement
sérieux. Son imagination, au cours de ses dernières nuits de veille, avait
échafaudé tout un système fort précis, sur lequel il préparait un mémoire et
qu’il soumettrait, disait-il modestement, au prochain pape.

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