La Loi des mâles (5 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: La Loi des mâles
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Le comte de Poitiers se sentait près
de toucher au but. Mais, s’il s’éloignait, toutes les difficultés
n’allaient-elles pas renaître, les haines personnelles se rallumer, l’emprise
de la noblesse romaine ou celle du roi de Naples supplanter celle de la France,
les divers partis recommencer à s’accuser mutuellement de trahison et
d’hérésie ? Et ne verrait-on pas, au bout de tant de dissensions, la
papauté repartir pour Rome ? « Ce que mon père voulait tellement
éviter se disait Philippe de Poitiers Son œuvre, déjà si fort gâtée par Louis
et par notre oncle Valois, va-t-elle être tout entière détruite ? »

Pendant quelques instants, le
cardinal Duèze eut l’impression que le jeune homme avait oublié sa présence. Et
soudain Poitiers lui demanda :

— Le parti gascon songe-t-il à
maintenir la candidature du cardinal de Pélagrue ? Et pensez-vous que vos
pieux collègues soient enfin disposés à siéger ? Assoyez-vous donc ici,
Monseigneur, et dites-moi bien votre sentiment. Où en sommes-nous ?

Le cardinal avait approché beaucoup
de souverains et d’hommes de gouvernement depuis un tiers de siècle qu’il
participait aux affaires des royaumes. Mais il n’en avait guère rencontré qui
montrassent pareille maîtrise d’eux-mêmes. Voilà un prince de vingt-cinq ans
auquel il venait d’annoncer que son frère était décédé, que le trône était
vacant, et dont l’esprit demeurait assez dispos pour se soucier des embrouilles
d’un conclave. Cela méritait considération.

Assis côte à côte, près d’une
fenêtre, sur un coffre recouvert de damas, les pieds du cardinal touchant à
peine le sol et la cheville maigre du comte de Poitiers battant lentement
l’air, les deux hommes eurent une longue conversation.

En réalité, selon l’exposé que fit
Duèze, on butait toujours, depuis deux ans qu’était mort Clément V, sur
les mêmes difficultés que Duèze naguère, dans un champ aux abords d’Avignon,
avait exposées à Bouville. Le parti des dix cardinaux gascons, qu’on appelait
aussi le parti français, restait le plus nombreux, mais il était insuffisant
pour constituer à lui seul la majorité requise des deux tiers du Sacré Collège,
soit seize voix. Les Gascons, se considérant dépositaires de la pensée du pape
défunt auquel ils devaient tous le cardinalat, tenaient fermement pour le siège
d’Avignon et se montraient remarquables d’unité contre les deux autres partis.
Mais entre eux, il y avait compétition sourde ; à côté des ambitions d’Arnaud
de Pélagrue grandissaient celles d’Arnaud de Fougères et d’Arnaud Nouvel.
Feignant de se soutenir, ils se tiraient sournoisement dans les jambes.

« La guerre des trois Arnaud
dit Duèze de sa voix chuchotante. Voyons maintenant le parti des
Italiens. »

Ceux-là n’étaient que huit, mais
divisés en trois factions. La gifle d’Anagni séparait à jamais le redoutable
cardinal Caëtani, neveu du pape Boniface VIII, des deux cardinaux Colonna.
Entre ces adversaires, les autres Italiens flottaient. Stefaneschi, par hostilité
à la politique de Philippe le Bel, tenait pour Caëtani, dont il était
d’ailleurs parent, Napoléon Orsini louvoyait. Les huit ne retrouvaient de
cohésion que sur un seul point : le retour de la papauté dans la Ville
éternelle. Mais là, leur détermination était farouche.

— Vous savez bien, Monseigneur,
poursuivit Duèze, qu’un moment on a risqué le schisme, et qu’on le risque
encore. Nos Italiens refusaient de se réunir en France, et ils faisaient
savoir, voici peu, que si l’on élisait un pape gascon ils ne le reconnaîtraient
pas et nommeraient le leur à Rome.

— Il n’y aura pas de schisme,
dit calmement le comte de Poitiers.

— Grâce à vous, Monseigneur,
grâce à vous, je me plais à le reconnaître, et je le dis partout. Allant de
ville en ville porter la bonne nouvelle, si vous n’avez pas encore trouvé le
pasteur, vous avez déjà rassemblé le troupeau.

— Coûteuses brebis,
Monseigneur ! Savez-vous que j’étais parti de Paris avec seize mille
livres, et qu’il m’a fallu l’autre semaine m’en faire envoyer autant ?
Jason auprès de moi était petit seigneur. J’aimerais bien que toutes ces
toisons d’or ne me fuient pas dans les doigts, dit le comte de Poitiers en
plissant légèrement les paupières.

Duèze, qui par voie détournée avait
fortement bénéficié de ces largesses, ne releva pas directement l’allusion,
mais répondit :

— Je crois que Napoléon Orsini
et Alberti de Prato, et peut-être même Guillaume de Longis, qui fût avant moi
chancelier du roi de Naples, se détacheraient assez aisément… Éviter le schisme
valait bien ce prix.

Poitiers pensa « Il a utilisé
l’argent que nous lui avons donné pour se faire trois voix chez les Italiens
C’est habile. »

Quant à Caëtani, bien qu’il
continuât de jouer l’irréductible, sa position n’était plus aussi forte depuis
que s’étaient découvertes ses pratiques de sorcellerie et sa tentative
d’envoûter le roi de France et le comte de Poitiers lui-même. L’ancien templier
Evrard, un demi-fou dont Caëtani s’était servi pour ses œuvres démoniaques,
avait un peu trop parlé avant d’aller se livrer aux gens du roi.

— Je tiens cette affaire en
réserve, dit le comte de Poitiers. Le parfum du bûcher pourrait, le moment
venu, donner un peu de souplesse à Monseigneur Caëtani.

À la pensée de voir griller un autre
cardinal, un très léger, très furtif sourire passa sur les lèvres étroites du
vieux prélat.

— Par malchance, reprit
Poitiers, cet Evrard s’est pendu dans la prison où je l’avais fait jeter, avant
qu’on le questionnât vraiment.

— Pendu ? Vous me
surprenez, Monseigneur. Des gens à moi, et qui le connaissent bien, m’ont
affirmé l’avoir rencontré, voici moins de deux semaines, rôdant à nouveau
autour de Valence. Il faudrait qu’il eût ressuscité…

— Ou bien qu’on eût accroché
quelqu’un d’autre aux barreaux de sa geôle.

— Le Temple est encore
puissant, dit le cardinal.

— Hélas ! fit le comte de
Poitiers qui nota mentalement d’envoyer un de ses officiers enquêter du côté de
Valence.

— Il semble, enchaîna Duèze,
que Francesco Caëtani se soit tout à fait détourné des affaires de Dieu pour ne
plus s’occuper que de celles de Satan. Ne serait-ce pas lui qui, ayant manqué
son envoûte, aurait fait atteindre le roi votre frère par le poison ?

Le comte de Poitiers écarta les
mains, d’un geste d’ignorance.

— Chaque fois qu’un roi meurt,
on affirme qu’il a été enherbé, répondit-il. On l’a dit de mon aïeul Louis
Huitième ; on l’a dit même de mon père, que Dieu garde… Mon frère Louis
était d’assez pauvre santé. Mais enfin la chose vaut qu’on y pense.

— Reste enfin, reprit Duèze, le
troisième parti, qu’on nomme provençal, à cause du plus remuant d’entre nous,
le cardinal de Mandagout…

Ce dernier parti comptait six
cardinaux, d’origine diverse ; des prélats méridionaux, comme les deux
Bérenger Frédol, y voisinaient avec les Normands, et avec un Quercynois qui
n’était autre que Duèze lui-même.

L’or distribué par Philippe de
Poitiers les avait rendus assez réceptifs aux arguments de la politique
française.

— Nous sommes les plus petits,
nous sommes les plus faibles, dit Duèze, mais nous sommes l’appoint
indispensable à toute majorité. Et puisque Gascons et Italiens se refusent
mutuellement un pape qui pourrait venir de leurs rangs, alors Monseigneur…

— Alors, il faudra prendre un
pape chez vous ; n’est-ce pas votre sentiment ?

— Je le crois, je le crois
fermement. Je l’avais dit dès la mort de Clément. On ne m’a pas écouté ;
on a cru sans doute que je prêchais pour moi, car mon nom en effet avait été
prononcé, sans que je le veuille. Mais la cour de France ne m’a jamais fait
grande confiance.

— C’est que, Monseigneur, vous
étiez un peu trop ouvertement soutenu par la cour de Naples.

— Et si je n’avais été soutenu
par personne, Monseigneur, qui donc eût pris garde à moi ? Je n’ai d’autre
ambition, croyez-le, que de voir un peu d’ordre remis dans les affaires de la
chrétienté, qui sont bien mauvaises ; la tâche sera pesante pour le
prochain successeur de saint Pierre.

Le comte de Poitiers joignit ses
longues mains devant son visage et réfléchit quelques secondes.

— Pensez-vous, Monseigneur,
demanda-t-il, que les Italiens, contre la satisfaction de n’avoir pas un pape
gascon, accepteraient que le Saint-Siège restât en Avignon, et que les Gascons,
pour la certitude d’Avignon, pourraient renoncer à leur candidat et se rallier
à votre tiers parti ?

Ce qui signifiait en clair :
« Si vous, Monseigneur Duèze, étiez élu avec mon appui, vous engagez-vous
formellement à conserver la résidence actuelle de la papauté ? »

Duèze comprit parfaitement.

— Ce serait, Monseigneur,
répondit-il, la solution de sagesse.

— Je retiens votre précieux
avis, dit Philippe de Poitiers en se levant pour mettre fin à l’audience.

Il raccompagna le cardinal.

L’instant où deux hommes que tout en
apparence sépare, l’âge, l’aspect, l’expérience, les fonctions, se
reconnaissent de trempe égale et devinent qu’il peut naître entre eux une
collaboration et une amitié, cet instant-là dépend plus des conjonctions
mystérieuses du destin que des paroles échangées.

Au moment où Philippe s’inclinait
pour baiser l’anneau du cardinal, celui-ci murmura :

— Vous feriez, Monseigneur, un
parfait régent.

Philippe se releva. « Savait-il
donc que, pendant tout ce temps, je ne songeais qu’à cela ? »
pensa-t-il. Et il répondit :

— Ne feriez-vous pas vous-même,
Monseigneur, un pape excellent ?

Et ils ne purent s’empêcher de
sourire discrètement, le vieillard avec une sorte d’affection paternelle, le
jeune homme avec une amicale déférence.

— Je vous saurais gré, ajouta
Philippe, de conserver secrète la grave nouvelle que vous m’avez apportée,
jusqu’à ce qu’elle ait été publiquement confirmée.

— Ainsi agirai-je, Monseigneur,
pour vous servir.

Resté seul, le comte de Poitiers ne
prit que quelques secondes de réflexion. Il appela son chambellan.

— Adam Héron, aucun chevaucheur
n’est arrivé de Paris ? demanda-t-il.

— Non, Monseigneur.

— Alors, faites clore toutes
les portes de Lyon.

 

IV
« SÉCHONS NOS LARMES »

Ce matin-là, la population lyonnaise
fut privée de légumes. Les charrois des maraîchers avaient été retenus hors des
murs, et les ménagères clabaudaient devant les marchés vides. Le pont qui franchissait
la Saône était barré par la troupe. Si l’on ne pouvait pas entrer dans Lyon, on
ne pouvait non plus en sortir. Marchands italiens, voyageurs, moines ambulants,
renforcés par les badauds et les désœuvrés, s’aggloméraient autour des portes
et réclamaient des explications. La garde, invariablement, répondait à toute
demande « Ordre du comte de Poitiers ! » avec cet air distant,
important, que prennent les agents de l’autorité lorsqu’ils ont à appliquer une
mesure dont ils ignorent eux-mêmes la raison.

— Mais j’ai ma fille malade à
Fourvière…

— Ma grange de Saint-Just a
brûlé hier à la vesprée…

— Le bailli de Villefranche va
me faire saisir si je ne lui porte point mes tailles ce jourd’hui !
criaient les gens.

— Ordre du comte de
Poitiers !

Et quand la presse devenait un peu
forte, les sergents royaux commençaient à lever leurs masses. En ville
circulaient d’étranges rumeurs. Les uns assuraient qu’il allait y avoir la
guerre. Mais avec qui ? Nul ne pouvait le dire. D’autres affirmaient
qu’une émeute sanglante s’était produite pendant la nuit, près du couvent des
Augustins, entre les hommes du roi et les gens des cardinaux italiens. On avait
entendu passer des chevaux. On citait même le nombre des morts. Mais du côté
des Augustins, tout était calme.

L’archevêque, Pierre de Savoie,
était très inquiet, se demandant quel coup de foudre s’apprêtait, pour le
contraindre probablement d’abandonner, au profit de l’archevêque de Sens, le
primatiat des Gaules, seule prérogative qu’il ait pu conserver lors du rattachement
de Lyon à la couronne en 1312
[5]
.
Il avait envoyé l’un de ses chanoines aux nouvelles, mais le chanoine s’était
heurté, chez le comte de Poitiers, à un écuyer très courtois et muet. Et
l’archevêque s’attendait à recevoir un ultimatum. Chez les cardinaux, logés
dans les divers établissements religieux, l’angoisse n’était pas moindre et
tournait même à l’affolement. Ils gardaient en mémoire l’affaire de Carpentras.
Mais, cette fois, comment fuir ? Des émissaires couraient des Augustins
aux Cordeliers et des Jacobins aux Chartreux. Le cardinal Caëtani avait dépêché
son homme à tout faire, l’abbé Pierre, chez Napoléon Orsini, chez Alberti de
Prato, chez Flisco, le seul Espagnol, afin de dire à ces prélats :

— Voyez ! Vous vous êtes
laissé séduire par le comte de Poitiers. Il nous avait juré de ne point nous
molester, et que nous n’aurions même pas à entrer en clôture pour voter, que
nous serions tout à fait libres. Et maintenait il nous enferme dans Lyon.

Duèze lui-même reçut la visite de
deux de ses collègues provençaux, le cardinal de Mandagout et Bérenger Frédol
l’aîné. Mais Duèze feignit de sortir de ses travaux savants et de n’être au
courant de rien. Pendant ce temps, dans une cellule proche de son appartement,
Guccio Baglioni dormait comme une pierre, hors d’état de songer seulement qu’il
pouvait être à l’origine d’une pareille panique.

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