La Loi des mâles (3 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: La Loi des mâles
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« Je suis devenue une reine
blanche, comme ma grand-mère Marie de Hongrie, et je dois me modeler sur elle.
Mais ma grand-mère avait passé soixante ans et donné le jour à treize enfants…
Mon époux ne verra même pas le sien…»

— Madame, demanda Eudeline,
dois-je venir avec vous au Palais ? Nul ne m’a donné d’ordres…

Clémence regarda cette belle femme
blonde qui, oubliant toute jalousie, lui avait été de si grand secours durant
ces derniers mois et surtout pendant l’agonie de Louis. « Il a eu une
enfant d’elle, et cette enfant il l’a éloignée, il l’a enfermée au
cloître… » Elle se sentait comme héritière de toutes les fautes commises
par son époux avant qu’il la connût. Elle disposerait de toute sa vie pour payer
à Dieu, par les larmes, la prière et l’aumône, le lourd prix de l’âme de Louis.

— Non, murmura-t-elle, non,
Eudeline ; ne m’accompagne point. Il faut que quelqu’un qui l’ait aimé
demeure ici.

Et puis, écartant même Bouville,
elle alla se réfugier dans la seule pièce calme, la seule qu’on eût respectée,
la chambre où Louis était mort.

Il y faisait sombre derrière les
rideaux tirés. Clémence vint s’agenouiller auprès du lit, posa les lèvres sur
la couverture de brocart.

Soudain, elle entendit un grattement
d’ongle contre une étoffe. Elle ressentit une angoisse qui eût pu lui prouver
qu’elle avait encore envie de vivre. Elle demeura un moment immobile, retenant
son souffle. Derrière elle le grattement continuait. Prudemment, elle tourna la
tête. C’était le sénéchal de Joinville qui somnolait dans un siège à haut
dossier, en attendant le départ.

 

II
UN CARDINAL QUI NE CROYAIT PAS À L’ENFER

La nuit de juin commençait à pâlir,
déjà, du côté de l’est, une mince frange grise au pied du ciel annonçait
l’aurore qui allait bientôt se lever sur la cité de Lyon.

C’était l’heure où les charrois se
mettaient en marche dans les campagnes avoisinantes pour porter vers la ville
les légumes et les fruits, l’heure où les chouettes se taisaient et où les
passereaux ne chantaient pas encore. C’était aussi l’heure où, derrière les
étroites fenêtres d’un des appartements d’honneur de l’abbaye d’Ainay, le
cardinal Jacques Duèze songeait à la mort.

Le cardinal n’avait jamais eu grand
besoin de dormir, mais avec l’âge ce besoin ne cessait de s’amenuiser. Trois
heures de sommeil lui suffisaient amplement. Peu après minuit, il se levait et
s’installait devant son écritoire. Homme d’intelligence rapide et de savoir
prodigieux, rompu à toutes les disciplines de la pensée, il avait composé des
traités de théologie, de droit, de médecine et d’alchimie qui faisaient
autorité parmi les clercs et docteurs de son temps.

En cette époque où la grande
espérance du pauvre comme celle du prince était la fabrication de l’or, on se
référait beaucoup aux doctrines de Duèze sur les élixirs destinés à la
transmutation des métaux.

Ainsi pouvait-on lire dans son
ouvrage intitulé
L’Élixir des Philosophes
de telles définitions qui
donnaient à méditer :

« Les choses dont on peut faire
élixir sont trois : les sept métaux, les sept esprits, et les autres
choses. Les sept métaux sont soleil, lune, cuivre, étain, plomb, fer et
vif-argent, les sept esprits sont argent vif, soufre, sel ammoniac, orpiment,
tutie, magnésie, marcassite ; et les autres choses sont vif-argent, sang
d’homme, sang de cheveux et d’urine et l’urine est de l’homme,…».

Ou encore de simples recettes, comme
celle pour « épurger » l’urine d’enfant. « Prends-la et mets-la
en pot et la laisse reposer trois jours ou quatre, puis la coule légèrement,
laisse encore reposer tant que l’ordure soit au fond. Et la cuis bien et
l’écume tant qu’elle devienne de la tierce partie, puis la distille par feutre
et la garde en un pot bien étoupé, pour la corruption de l’air. »

À soixante-douze ans, le cardinal
découvrait encore des domaines profanes ou sacrés dans lesquels il ne s’était
pas exprimé, et il complétait son œuvre pendant que ses semblables dormaient.
Il usait à lui seul autant de cierges que toute une communauté de moines.

Au long de ses nuits, il travaillait
aussi à l’énorme correspondance qu’il entretenait avec nombre de prélats,
d’abbés, de juristes, de savants, de chanceliers et de princes souverains à
travers l’Europe. Son secrétaire et ses copistes trouvaient au matin leur
labeur préparé pour la journée entière.

Également, il se penchait souvent
sur les cartes astrologiques de ses rivaux à la tiare, les comparait à son ciel
personnel, et interrogeait les planètes afin de savoir qui deviendrait pape.
D’après ses calculs, ses plus fortes chances personnelles se plaçaient entre le
début d’août et le début de septembre de l’année présente. Or, on était déjà le
10 juin, et rien ne semblait se dessiner.

Puis venait le moment pénible
d’avant l’aube. Comme habité du pressentiment que ce serait à cette heure-là
qu’il lui faudrait un jour quitter le monde, le cardinal éprouvait alors une
angoisse diffuse, un vague malaise tant du corps que de l’esprit. La fatigue
aidant, il s’interrogeait sur ses actes accomplis. Ses souvenirs lui
présentaient le développement d’une extraordinaire destinée… Issu d’une famille
bourgeoise de Cahors, et ayant embrassé l’état ecclésiastique, il semblait à
quarante-quatre ans, devenu archiprêtre, au sommet de la carrière à laquelle il
pouvait raisonnablement prétendre. Or sa fortune n’avait pas encore débuté.
L’occasion s’étant offerte de partir pour Naples, en compagnie d’un de ses
oncles qui allait y faire commerce, le voyage, le dépaysement, la découverte de
l’Italie, avaient agi sur lui d’étrange sorte. Quelques jours après avoir
débarqué, il entrait en relation avec le précepteur des enfants royaux, se
faisait son disciple, et se lançait dans les études abstraites avec une
passion, une agilité de compréhension, une souplesse de mémoire qu’eussent pu
lui envier les adolescents les mieux doués. Il ignorait la faim, tout comme il
ignorait la nécessité du sommeil. Bientôt docteur en droit canon, puis en droit
civil, son nom avait commencé de se répandre. La cour de Naples recherchait les
avis du clerc de Cahors.

Après l’appétit de savoir lui était
venu l’appétit de puissance. Conseiller du roi Charles II le
Boiteux – grand-père de la reine Clémence – puis secrétaire des
conseils secrets et pourvu de nombreux bénéfices ecclésiastiques, dix ans après
son arrivée il se trouvait nommé évêque de Fréjus, et un peu plus tard accédait
à la fonction de chancelier du royaume de Naples, c’est-à-dire de premier
ministre d’un État qui comprenait à la fois l’Italie méridionale et tout le
comté de Provence.

Une si fabuleuse ascension, parmi
les intrigues des cours, n’avait pu s’accomplir grâce seulement à des talents
de juriste et de théologien. Un trait, connu d’assez peu de gens, car il
relevait du secret à la fois d’Église et d’État, montrait bien l’astuce et
l’aplomb dont Duèze était capable.

Quelques mois après la mort de
Charles II, il avait été envoyé en mission à la cour papale, dans un
moment où l’évêché d’Avignon, le plus important alors de toute la chrétienté
puisque résidence du Saint-Siège, était vacant. Toujours chancelier, et donc détenteur
des sceaux, il rédigea tranquillement une lettre par laquelle le nouveau roi de
Naples, Robert, demandait pour lui, Jacques Duèze, le siège épiscopal
d’Avignon. Ceci se passait en 1310. Clément V, soucieux de se ménager
l’appui de Naples en une période où il rencontrait beaucoup de difficultés du
côté de la France, accéda aussitôt à la requête. La supercherie se découvrit un
peu plus tard, lorsque Clément, recevant la visite de Robert, pape et roi se
témoignèrent leur mutuelle surprise, le premier de n’avoir pas reçu de plus
chauds remerciements pour une si grande faveur accordée, le second de n’avoir
pas été consulté sur une nomination qui le privait de son chancelier. Plutôt
que de faire éclater un inutile scandale, ils choisirent d’accepter la chose de
bonne grâce. Chacun s’en trouva bien. Maintenant Duèze était cardinal de curie,
et l’on étudiait ses ouvrages dans toutes les universités.

Mais, si étonnante que soit une
destinée, elle n’apparaît telle qu’à ceux qui la regardent de l’extérieur. Les
jours vécus, qu’ils aient été emplis ou vides, agités ou tranquilles, sont tous
également des jours enfuis, et la cendre du passé a le même poids dans toutes
les mains.

Tant d’ardeur, d’ambition, d’énergie
dépensées avaient-elles un sens lorsque tout devait, inéluctablement, basculer
dans cet Au-delà dont les plus hautes intelligences et les plus difficiles
sciences humaines n’arrivaient à saisir que d’indéchiffrables lambeaux ?
Pourquoi vouloir devenir pape ? N’eût-il pas été plus sage de s’enfermer
au fond d’un cloître, dans le détachement de tout ? Se dépouiller et de
l’orgueil de la connaissance et de la vanité de dominer, acquérir l’humilité de
la foi la plus simple… se préparer à disparaître… Or même cette sorte de
méditation prenait, chez le cardinal Duèze, le tour d’une spéculation
abstraite, et son anxiété de mourir se transformait bientôt en débat
théologique.

« Les docteurs nous assurent,
pensait-il ce matin-là, que les âmes des justes après la mort jouissent
immédiatement de la vision béatifique de Dieu, qui est leur récompense. Soit,
soit… Mais les Écritures nous disent aussi qu’à la fin du monde, quand les
corps ressuscités auront rejoint leurs âmes, nous serons tous jugés en dernier
Jugement. Il y a là une grande contradiction. Comment Dieu, totalement
souverain, omniscient et parfait, aurait-il à évoquer deux fois le même cas
devant son propre tribunal, et comment pourrait-il juger en appel de ses
propres sentences ? Dieu n’est point susceptible d’erreur ; et
imaginer un double arrêt de sa part, ce qui suppose révision, donc erreur, est
une impiété et même une hérésie… Du reste, ne convient-il pas que l’âme n’entre
en possession de la joie de son Seigneur qu’au moment où, réunie à son corps,
elle sera elle-même parfaite en sa nature ? Donc… donc les docteurs se
trompent. Donc il ne saurait y avoir ni béatitude proprement dite ni vision
béatifique avant la fin des temps, et Dieu ne se laissera contempler qu’après
le Jugement dernier. Mais jusque-là, où se trouvent alors les âmes des
morts ? Est-ce que nous n’irions pas attendre
sub altare dei
, sous
cet autel de Dieu dont parle saint Jean dans son Apocalypse ?…»

Les pas d’un cheval, bruit
inaccoutumé à pareille heure, retentirent le long des murs de l’abbaye, sur les
petits galets ronds qui pavaient les meilleures rues de Lyon. Le cardinal prêta
l’oreille un instant, puis revint à son argumentation, qui procédait tout droit
de sa formation juridique et dont les conséquences allaient le surprendre
lui-même.

«… Car si le paradis est vide, cela
modifie singulièrement la situation de ceux que nous décrétons saints ou
bienheureux… Mais ce qui est vrai pour les âmes des justes l’est forcément
aussi pour l’âme des injustes. Dieu ne saurait punir les méchants avant d’avoir
récompensé les bons. C’est à la fin du jour que l’ouvrier reçoit son
salaire ; c’est à la fin du monde que le bon grain et l’ivraie seront
définitivement séparés. Nulle âme n’habite actuellement en enfer, puisque
aucune condamnation n’est encore prononcée. Autant dire que l’enfer présentement
n’existe pas…»

Cette conclusion était plutôt
rassurante pour quiconque songeait au trépas ; elle repoussait l’échéance
du procès suprême sans fermer la perspective de la vie éternelle, et
s’accordait assez bien avec le sentiment, commun à la plupart des hommes, que
la mort est une chute dans un grand silence obscur, une inconscience indéfinie…
une attente
sub altare dei

Certes, pareille doctrine, si elle
venait à être professée, n’irait pas sans éveiller de violentes réactions,
aussi bien parmi les docteurs de l’Église que dans la croyance populaire ;
et le moment était mal choisi, pour un candidat au Saint-Siège, d’aller prêcher
la vacuité du paradis et l’inexistence de l’enfer
[2]
.

« Attendons la fin du
conclave », se disait le cardinal.

Il fut interrompu par un frère
tourier qui frappa à sa porte et lui annonça l’arrivée d’un chevaucheur de
Paris.

— De qui vient-il ?
demanda le cardinal.

Duèze avait une voix étouffée,
feutrée, totalement dépourvue de timbre bien que fort distincte.

— Du comte de Bouville, répondit
le tourier. Il a dû marcher vite, car il a l’air bien las ; le temps que
j’aille lui ouvrir, je l’ai trouvé à demi endormi, le front contre le vantail.

— Menez-le-moi céans.

Et le cardinal qui, quelques minutes
auparavant, méditait sur la vanité des ambitions de ce monde, pensa
aussitôt : « Est-ce au sujet de l’élection ? La cour de France
se rallierait-elle ouvertement à mon nom ? Va-t-on me proposer un
marché ?…»

Il se sentait tout agité, plein de
curiosité et d’espérance, et arpentait la chambre à pas courts et rapides.
Duèze avait la taille d’un enfant de quinze ans, un museau de souris sous de
forts sourcils blancs, une ossature fragile.

Derrière les vitres le ciel
commençait à rosir ; on ne pouvait pas encore souffler les cierges, mais
déjà le petit jour, dehors, dissolvait les ombres. La mauvaise heure était
passée…

Le messager entra ; le
cardinal, du premier coup d’œil, sut qu’il n’avait pas affaire à un chevaucheur
de métier. D’abord un vrai chevaucheur eût aussitôt mis un genou en terre, et
tendu la boîte contenant les plis, au lieu de rester debout en inclinant la
tête et en disant : « Monseigneur… » Et puis la cour de France,
pour acheminer son courrier, utilisait de forts cavaliers à carrure solide,
bien aguerris, comme le grand Robin-Qui-Se-Maria, spécialement affecté au
trajet entre Paris et Avignon, et non un tel jouvenceau à nez pointu, qui
paraissait avoir peine à garder les paupières ouvertes et titubait de fatigue
sur ses bottes.

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