La Loi des mâles (10 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: La Loi des mâles
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— Mais oui, mais oui, dit le
curateur. Madame de Bouville, qui est personne de tête, et fort agissante, a
tout arrangé à votre convenance. Soyez sans alarme.

Il appela son épouse, petite femme
maigre, autoritaire, au visage marqué de rides verticales, et dont les mains
sèches ne restaient jamais en repos. Marie, qui s’était sentie jusque-là en
parfaite sécurité, éprouva aussitôt de la crainte et de l’anxiété.

— Ah ! C’est vous dont il
faut abriter le péché, dit madame de Bouville en l’examinant d’un œil sans
bienveillance. Vous êtes attendue au couvent des Clarisses. L’abbesse montrait
peu d’empressement, et moins encore quand je lui ai dit votre nom, car elle
est, par je ne sais quel lien, de votre famille, et votre conduite ne lui plaît
guère. Mais enfin, la faveur dont jouit messire Hugues, mon époux, a pesé son
poids. J’ai crié un peu ; le logis vous sera donné. Je vous y conduirai
avant la nuit.

Elle parlait vite et il n’était pas
facile de l’interrompre. Quand elle reprit son souffle, Marie lui répondit avec
beaucoup de déférence, mais aussi beaucoup de dignité dans le ton :

— Madame, je ne suis point en
état de péché, car j’ai bien été mariée devant Dieu.

— Allons, allons, répliqua
madame de Bouville, ne faites pas regretter les bontés qu’on a pour vous.
Remerciez donc ceux qui s’emploient à vous aider, plutôt que de jouer la
faraude.

Ce fut Tolomei qui remercia, au nom
de Marie. Lorsque celle-ci vit le banquier sur le point de partir, un grand
désarroi la jeta dans les bras de celui-ci, comme s’il avait été son père.

— Faites-moi savoir le sort de
Guccio, lui murmura-t-elle à l’oreille, et faites-lui savoir que je me languis
de lui.

Tolomei s’en alla, et les Bouville
disparurent également. Pour tout l’après-midi, Marie demeura dans leur
antichambre, n’osant bouger et n’ayant d’autre distraction que d’assister,
assise dans l’embrasement d’une fenêtre ouverte, au départ de Monseigneur de
Valois et de son escorte. Le spectacle, pour un moment, la sortit de son
chagrin. Elle n’avait jamais vu si beaux chevaux, si beaux harnais, si beaux
vêtements, et en si grand nombre. Elle pensait aux paysans de Cressay vêtus de
loques, les jambes entourées de bandes de toile, et se disait qu’il était bien
étrange que des êtres qui avaient tous une tête et deux bras, et tous créés par
Dieu à son image, pussent être de races si différentes, si l’on en jugeait par
le costume.

De jeunes écuyers, voyant cette
fille de grande beauté occupée à les regarder, lui adressèrent des sourires et
même lui envoyèrent des baisers. Soudain ils s’empressèrent autour d’un
personnage tout brodé d’argent qui semblait en imposer fort et prenait des airs
de souverain ; puis la troupe s’ébranla, et la chaleur de l’après-midi
s’appesantit sur les cours et les jardins du Palais.

Vers la fin du jour, madame de
Bouville vint chercher Marie. Accompagnées de quelques valets et montées sur
des mules sellées de bâts « à la planchette » où l’on s’asseyait de
côté, les pieds posés sur une petite planche, les deux femmes traversèrent
Paris. Elles virent des attroupements un peu partout, et même aperçurent la fin
d’une rixe qui avait éclaté sur le seuil d’une taverne entre des partisans du
comte de Valois et des gens du duc de Bourgogne. Les sergents du guet, à coups
de masse, rétablissaient l’ordre.

— La ville est chaude, dit
madame de Bouville. Je ne serais point surprise si la journée de demain nous
amenait l’émeute.

Par le mont Sainte-Geneviève et la
porte Saint-Marcel, elles sortirent de Paris. Le crépuscule tombait sur les
faubourgs.

— Du temps que j’étais jeune,
dit madame de Bouville, on ne voyait guère ici plus de vingt maisons. Mais les
gens ne savent plus où se loger en ville, et construisent sans cesse sur les
champs.

Le couvent des Clarisses était
entouré d’un haut mur blanc qui enfermait les bâtiments, les jardins et les
vergers. On distinguait, auprès d’une porte basse, un tour ménagé dans
l’épaisseur de la pierre.

Une femme qui marchait le long de la
muraille, la tête couverte, s’approcha du tour et y déposa rapidement un paquet
entortillé de linges ; puis elle fit tourner le tambour de bois, tira la
cloche et, voyant qu’on approchait, s’enfuit en courant.

— Qu’a-t-elle fait ?
demanda Marie.

— Elle vient d’abandonner là un
enfant sans père, répondit madame de Bouville en regardant Marie d’un air
sévère. C’est ainsi qu’on les recueille. Allons, marchez.

Marie pressa sa mule. Elle pensait
qu’elle aurait pu, elle aussi, être forcée un jour proche de déposer son enfant
dans un tour, et considéra que son sort était encore bien enviable.

— Je vous fais merci, Madame,
de prendre si grand soin de moi, murmura-t-elle les larmes aux yeux.

— Eh ! Enfin vous
prononcez une bonne parole, répondit madame de Bouville.

 

VII
LES PORTES DU PALAIS

Le même soir, le comte de Poitiers se
trouvait au château de Fontainebleau, où il devait coucher ; c’était sa
dernière étape avant Paris. Il achevait de souper, en compagnie du dauphin de
Viennois, du comte de Savoie et des membres de sa nombreuse escorte, lorsqu’on
vint lui annoncer l’arrivée des comtes de Valois, de la Marche et de Saint-Pol.

— Qu’ils entrent, qu’ils
entrent tout aussitôt, dit Philippe de Poitiers.

Mais il n’eut pas le moindre mouvement
pour aller au-devant de son oncle. Et quand celui-ci, le pas martial, le menton
haut et les vêtements poudreux, apparut, Philippe se contenta de se lever et
d’attendre. Valois, un peu décontenancé, resta quelques secondes sur le pas de
la porte, regarda l’assistance. Philippe s’obstinant à demeurer immobile, il
dut se décider à avancer. Chacun se taisait, les observant. Quand Valois fut
assez près, le comte de Poitiers le prit alors aux épaules et le baisa sur les
deux joues, ce qui pouvait passer pour un geste de bon neveu mais qui, venant
d’un homme qui n’avait pas bougé de sa place, paraissait plutôt un geste de
roi.

Cette attitude irrita non seulement
Valois, mais également Charles de La Marche qui pensa « N’avons-nous fait
tout ce chemin que pour recevoir tel accueil ? Après tout, je suis égal à
mon frère ; pourquoi se permet-il de nous traiter de si haut ? »

Une expression amère, jalouse,
déformait un peu son beau visage aux traits réguliers, mais sans intelligence.

Philippe lui tendit les bras, La
Marche ne put faire autrement que d’accepter une brève accolade. Mais aussitôt,
il dit, désignant Valois, et d’un ton qui se voulait d’autorité.

— Philippe, voyez ici notre
oncle, le plus aîné de la couronne. Nous vous louons que vous vous accordiez à
lui et qu’il ait le gouvernement du royaume. Car trop serait ce royaume en
péril d’être remis à l’attente d’un enfant qui est encore à naître, et ne
saurait donc royaume gouverner.

La phrase avait une ambiguïté et une
ampoule qui ne pouvaient être du cru de Charles de La Marche. Celui-ci répétait
évidemment des paroles serinées. La fin de la déclaration fit sourciller
Philippe. Le mot de régent n’avait pas été prononcé. Valois ne visait-il pas,
au-delà de la régence, la couronne elle-même ?

— Notre cousin Saint-Pol est
avec nous, reprit Charles de La Marche, pour vous dire que c’est aussi le
conseil des barons.

Philippe se passa la main,
lentement, sur la joue.

— Je vous sais gré, mon frère,
de votre avis, répondit-il froidement, et d’avoir fait tant de route pour me le
porter. Aussi je pense que vous êtes las comme je le suis moi-même, et les
bonnes décisions ne se prennent point dans la lassitude. Je propose donc que
nous allions dormir pour en décider demain, l’esprit frais et en petit Conseil.
La bonne nuit, Messeigneurs… Raoul, Anseau, Adam, m’accompagnez, je vous prie.

Et il sortit de la salle, sans avoir
offert le vivre à ses visiteurs, et sans même se soucier de la manière dont ils
allaient s’accommoder pour dormir.

Suivi d’Adam Héron, de Raoul de Presles
et d’Anseau de Joinville, il se dirigea vers la chambre royale. Le lit, jamais
plus utilisé depuis que le Roi de fer y avait rendu l’âme, était prêt, les
draps mis. Philippe tenait beaucoup à occuper cette chambre, il tenait surtout
à ce que nul autre ne l’occupât.

Adam Héron se disposait à le
déshabiller.

— Je crois que je ne me
dévêtirai pas, dit Philippe de Poitiers. Adam, vous allez dépêcher aussitôt un
bachelier vers messire Gaucher de Châtillon pour qu’il soit à m’attendre à
Paris, dès le petit matin, à la porte d’Enfer. Et puis mandez-moi mon barbier
tout à l’heure, car je veux parvenir avec le visage frais. Et aussi ordonnez
qu’on tienne vingt chevaux prêts à partir vers la minuit. Que l’on selle sans
bruit, lorsque mon oncle sera couché. Pour vous, Anseau, ajouta-t-il en se
tournant vers le fils du sénéchal de Joinville, je vous charge d’avertir de mon
départ le comte de Savoie et le dauphin afin qu’ils ne soient pas surpris et ne
croient pas que je me défie d’eux. Restez ici jusqu’au matin en leur compagnie,
et quand mon oncle se réveillera, qu’on l’entoure beaucoup et qu’on le
ralentisse. Faites-lui perdre du temps en route.

Demeuré seul avec Raoul de Presles,
le comte de Poitiers sembla s’enfoncer dans une méditation silencieuse que le
légiste se garda de troubler.

— Raoul, dit-il enfin, vous
avez œuvré jour après jour pour mon père, et l’avez connu du plus près. En
cette occasion, comment aurait-il agi ?

— Il eût fait comme vous,
Monseigneur, je m’en porte garant, et ne vous le dis point par flatterie, mais
parce que je le pense bien. J’ai trop aimé notre Sire Philippe, et enduré trop
de souffrances depuis qu’il n’est plus, pour servir aujourd’hui un prince qui
ne me le rappellerait en tous points.

— Hélas, hélas, Raoul, je suis
peu de chose auprès de lui. Il pouvait suivre son faucon en l’air, sans jamais
le perdre des yeux, et moi j’ai la vue courte. Il tordait sans peine un fer à
cheval entre ses doigts. Il ne m’a légué ni sa force aux armes, ni cette
apparence de visage qui enseignait à chacun qu’il était roi.

En parlant, il regardait obstinément
le lit.

À Lyon il s’était senti régent, avec
une parfaite certitude. Mais, à mesure qu’il se rapprochait de la capitale,
cette assurance, sans qu’il en laissât rien paraître, l’abandonnait un peu. Raoul
de Presles, comme s’il répondait aux questions non formulées, dit :

— Il n’y a point de précédent à
la situation où nous sommes, Monseigneur. Nous en avons assez débattu depuis
des jours. Dans l’affaiblissement présent du royaume, le pouvoir sera à celui
qui aura l’autorité de le prendre. Si vous y parvenez, la France ne souffrira
pas.

Peu après il se retira, et Philippe
s’allongea, les yeux fixés sur la petite lampe suspendue entre les courtines.
Le comte de Poitiers n’éprouvait aucune gêne, aucun malaise, à reposer sur
cette couche qui avait eu un cadavre pour dernier usager. Au contraire, il y
puisait de la force, il avait l’impression de se couler dans la forme
paternelle, d’en reprendre la place et les dimensions sur la terre.
« Père, revenez en moi », priait-il, et il demeurait immobile, les
mains croisées sur la poitrine, offrant son corps à la réincarnation d’une âme
depuis vingt mois enfuie.

Il entendit des pas dans le couloir,
des voix, et son chambellan répondre, à quelqu’un sans doute de la suite de
Charles de Valois, que le comte de Poitiers reposait. Le silence tomba sur le
château. Un peu plus tard, le barbier arriva avec son attirail. Tandis qu’on le
rasait, Philippe de Poitiers se rappela, prononcées dans cette même chambre,
devant la famille et la cour, les dernières recommandations de son père à
Louis, qui en avait tenu si peu compte « Pesez, Louis, ce que c’est que
d’être le roi de France Et sachez au plus tôt l’état de votre royaume. »

Vers minuit, Adam Héron vint
l’avertir que les chevaux étaient prêts. Quand le comte de Poitiers sortit de
la chambre, il avait le sentiment que vingt mois étaient abolis, et qu’il
reprenait les choses là où elles se trouvaient à la mort de son père, comme
s’il en recueillait directement la succession.

Une lune propice éclairait la route
La nuit de juillet, tout étoilée, ressemblait au manteau de la Sainte Vierge.
La forêt exhalait ses parfums de mousse, d’humus et de fougère ; elle
vivait du frémissement secret des animaux. Philippe de Poitiers montait un excellent
cheval dont il goûtait l’allure puissante. L’air frais fouettait ses joues
rendues sensibles par les rasoirs du barbier.

« Ce serait pitié, songeait-il,
que de laisser si bon pays en de mauvaises mains. »

La petite troupe surgit de la forêt,
traversa au galop Ponthierry et s’arrêta, comme le jour apparaissait, au creux
d’Essonne, pour faire souffler les chevaux et prendre quelque nourriture.
Philippe dévora ce repas, assis sur une borne. Il semblait heureux. Il n’avait
que vingt-cinq ans, son expédition revêtait un air de conquête, et il
s’adressait avec une amitié joyeuse aux compagnons de son aventure. Cette
gaieté, rare chez lui, acheva de les affermir.

Entre prime et tierce, il arrivait à
la porte de Paris tandis que sonnaient les cloches aigrelettes des couvents
d’alentour. Il trouva là Louis d’Évreux et Gaucher de Châtillon qui
l’attendaient. Le connétable avait son visage des mauvais jours. Il invita
aussitôt le comte de Poitiers à se rendre au Louvre.

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