Après s’être changées et avoir pris de l’argent, Berry et Caroline parcoururent le long sentier jusqu’à la route et se rendirent à New Harmon en stop. Là, elles attendirent, arrêtèrent une voiture, et firent quelques kilomètres de plus. Puis nouvelle attente et nouveau trajet en stop pour atteindre Little Falls. La Grande Ville. Elles dînèrent dans un petit café italien de Main Street. Berry avait minci et bronzé depuis leur arrivée dans l’État de New York. Caroline s’en rendait compte à présent. Cela faisait longtemps qu’elle ne s’était pas assise en face d’elle, ni ne l’avait vraiment regardée comme d’autres auraient pu le faire. Berry parlait, mangeait et buvait en même temps et de la même manière : vite. Il semblait à Caroline qu’on leur portait beaucoup trop d’attention. Elles étaient un peu surexcitées, et ce sentiment irradiait d’elles. Lorsqu’elles quittèrent le restaurant, les autres clients les dévisagèrent. Toutes deux portaient un jean sale et un chemisier en gaze avec des manches papillon et de minuscules motifs brodés que Berry avait prélevés sur des écharpes. Le bas de leur chemisier tombait parfaitement à l’avant et à l’arrière, mais les côtés étaient coupés courts, de sorte que, si elles levaient un bras, on entrevoyait la chair. La coloration auburn de Caroline s’estompait et les racines apparaissaient. Elle les avait cachées sous un foulard qu’elle avait enroulé autour de sa tête puis noué dans la nuque en laissant dépasser les pointes, telle une gitane. Elle portait des créoles, qui, tout comme les pans du foulard, lui balayaient le cou et la chatouillaient chaque fois qu’elle tournait la tête. Une fois dehors, Berry défit sa tresse pour libérer ses mèches bouclées.
“Comment tu me trouves ?”
Caroline hocha la tête.
“Il va très bien avec tes cheveux détachés, ce ras du cou. On te dirait tout droit sortie d’un dessin de Gibson. Tu es très jolie.”
Berry roula des yeux.
“Jolie comme une dame déchue qui a fait naufrage et qui s’accroche encore aux miettes de sa noblesse révolue.
— Tais-toi donc !”
Elles se partagèrent une cigarette roulée, au goût de plante et au parfum sucré. Caroline se sentit tout à coup très heureuse.
Un homme plus âgé qu’elles les dépassa lentement, détaillant Berry des pieds à la tête.
Elles marchèrent jusqu’à la rive du fleuve Mohawk. Il y avait plusieurs bars installés sur une espèce de péniche entre le fleuve et le canal. Tous des bouges, sauf un, dénommé le
Waterfront,
d’où s’échappait de la musique à plein volume, et qui bénéficiait d’une certaine affluence. Une fois entrée, Caroline remarqua aussitôt deux hommes qui buvaient à une table. Leurs longs cheveux descendaient bien en dessous de leurs épaules et contrastaient fortement avec leurs chaussures de sécurité marron clair et leurs mains amochées de charpentiers. Depuis son arrivée à New York, elle avait remarqué qu’un nombre grandissant de types du genre chauffeur de poids lourd bagarreur se laissaient pousser les cheveux. Ce n’était plus le signe d’une attitude cool. Il devenait difficile de distinguer le brave type du plouc ou du hippie. En plus, tous fumaient du shit. Le bar était plein de types de ce genre, mais les deux là-bas possédaient le meilleur potentiel. Pour la première fois, Caroline n’éprouvait aucune gêne ni à penser au sexe comme à une abstraction qu’elle était susceptible de désirer en dehors d’une relation personnelle, ni à chercher un homme pour satisfaire son désir, plutôt que l’inverse. Il y avait du sexe dans l’air. Ça avait quelque chose de mystique, de magique. La dernière personne avec qui elle avait couché, c’était Bobby. Elle savait que cette soirée n’aurait rien à voir.
Berry alla commander des boissons au comptoir. Caroline observait les deux types assis tout seuls. Ils parlaient en sirotant leur bière. Ils regardaient la salle de temps en temps, mais pas avec l’obsession du mâle en chasse. Elle les toisa un court instant avant de détourner la tête. Puis elle recommença sa manœuvre et surprit leur regard. Elle se mit à étudier ses mains en souriant intérieurement.
Berry revenait avec deux pintes de bière brune.
“Restons ensemble, ce soir. On essaiera de trouver deux gars qui forment déjà une paire, si on peut.”
Caroline tourna à peine la tête vers les deux hommes, et Berry parcourut la salle des yeux pour voir qui son amie lui montrait.
“Comme ces deux-là, dit Berry, faisant de nouveau face à Caroline.
— Peut-être.”
Caroline leur jeta un nouveau coup d’œil. S’ils n’étaient pas vraiment beaux, ils ne manquaient pas de charme. Adossés à leurs chaises, ils sirotaient leur bière en fumant.
Le riff entraînant d’un morceau des Creedence Clearwater Revival s’échappa des haut-parleurs.
“On pourrait juste se pinter avec eux et voir comment on sent les choses, proposa Caroline. Sinon on peut prendre une chambre de motel. Je veux dire juste pour nous deux, si tu veux.”
Avec un soupir de soulagement, elle réalisa à ces mots que la seule idée du sexe suffisait largement ; elle n’était pas loin de décréter la soirée terminée. Une telle réaction, supposait-elle, constituait une véritable différence entre les hommes et les femmes. Comme il lui était facile de vivre avec des fantasmes non réalisés ! Elle pressentait que la réalité serait beaucoup plus compliquée qu’excitante. La dynamique, par exemple. Si les deux hommes étaient davantage attirés par Berry, ils le feraient comprendre de manière subtile (ou pas), mais, d’une façon ou d’une autre, Caroline saisirait quand même parfaitement la situation. Elle, elle hériterait du mec déçu. Ou alors, peut-être que, de près, ils sentiraient mauvais ou qu’ils auraient mauvais goût. Ou encore, ils feraient ou diraient un truc incroyablement triste ou ringard. Et elle se verrait alors coincée dans une position de compromis avec ses fantasmes mis à mal. Quelles étaient les chances qu’ils ne les déçoivent pas ?
A présent, on entendait la chanson “The Night They Drove Old Dixie Down”, de The Band.
Sans compter que ce qui l’excitait le plus, dans tout ça, c’était de percevoir le désir de quelqu’un pour elle. Être désirée constituait une part essentielle de son propre désir. Devoir gérer la déception d’un homme, quelle que fût son intensité, lui paraissait par trop déprimant.
Voilà à quoi ils ressemblaient, ces deux gars, aux types savamment négligés et débraillés du groupe The Band. Avec leurs longs favoris hirsutes comme ceux qu’on voyait pendant la guerre de Sécession. Comment on les appelait, déjà ? Des côtelettes.
“On verra bien”, répondit Berry avant de lever sa bière vers Caroline.
Elles trinquèrent, puis avalèrent deux gorgées mousseuses. Au plus profond de son corps et sans même avoir besoin de lever les yeux, elle sentait le regard fixe des deux hommes. Caroline observait Berry qui leur jetait un œil : ils ne fumaient plus et semblaient entièrement absorbés par leur contemplation, un demi-sourire aux lèvres, l’un ayant fait complètement basculer sa chaise en arrière, l’autre les coudes posés sur la table.
“Ouah !” s’exclama Berry en avalant une grande lampée de bière.
Puis Caroline, tournant le dos aux deux acolytes, regarda derrière son amie, et remarqua ce qui était accroché au mur.
La chanson des Rolling Stones, “Tumbling Dice”, retentit : le gospel sensuel et puissant du chœur attaque en premier (volant un instant la vedette au chanteur du groupe) avant que Mick Jagger entre en piste. Tout en balançant la tête d’avant en arrière, Berry fredonna d’abord à l’unisson du chœur de femmes, puis accompagna le chanteur en se trompant dans les paroles.
Derrière elle, des affiches du Grand Ouest décoraient le mur. On avait cherché sans grand enthousiasme à développer le thème du desperado hors-la-loi en collant les avis de recherche de Jesse James et Billy the Kid. Caroline en remarqua un autre, en noir et blanc, où on lisait : “Recherchée activement par le FBI” en travers d’une grande photo de Bernardine Dohrn, la sirène du groupe gauchiste radical Weather Underground. Elle portait une minijupe en cuir et des bottes qui montaient jusqu’aux genoux. On présentait ses empreintes digitales et ses mensurations exactement comme sur une authentique affiche du FBI, mais celle-ci était sûrement bricolée afin de montrer un cliché alléchant du corps de Dohrn plutôt qu’une photo d’identité judiciaire. Caroline avait déjà vu ce portrait, bien sûr, il était souvent décrié par certaines femmes qui ne faisaient pas confiance à cette militante qui semblait jouer le rôle de la hors-la-loi aux jambes de rêve dans un porno. Mais il fallait bien reconnaître qu’elle était belle. Toutefois, les pensées de Caroline ne s’attardèrent guère sur la jeune femme, car elle eut tôt fait de remarquer d’autres avis de recherche du FBI, plus petits. Ceux-là n’étaient pas bidouillés, il s’agissait de véritables feuillets détachés, comme à la poste. Certains étaient partiellement recouverts et difficiles à déchiffrer. Sous le gros orteil gauche de Bernardine, elle aperçut le portrait d’une autre fugitive, que, la respiration coupée pendant quelques secondes, elle identifia comme étant le sien, celui de Mary Whittaker,
alias
Freya. Après tout, il s’agissait seulement de sa photo de lycéenne, prise cinq ans plus tôt et qu’elle n’appréciait pas particulièrement. Sauf qu’elle lui ressemblait considérablement. Quiconque, comparant cette affiche avec la Caroline assise dans ce bar, pouvait aisément la reconnaître. Naturellement, personne ne regardait le mur, à part Caroline, abasourdie, bouche bée.
“Qu’est-ce qu’il y a ?” demanda Berry.
Caroline secoua la tête et s’efforça de tourner à nouveau les yeux vers son amie assise à la table.
“Rien.”
Berry jeta un œil au mur derrière elle, puis regarda de nouveau Caroline.
“Quoi ?
— Je ne me sens pas très bien.”
L’affirmation était parfaitement véridique.
“Ah bon ?
— Allons-nous-en.
— Pourquoi ?
— S’il te plaît, on part d’ici et on se trouve un motel ou je sais pas quoi, d’accord ? On se barre d’ici, OK ?
— Et les Allman Brothers, là-bas, alors ?
— Oublie. Allez.”
Elles prirent une chambre dans un petit motel bien propre aux murs décorés de gravures de l’Erie Canal. Berry alluma la télé. Caroline alla s’enfermer dans la salle de bains. Elle s’aspergea le visage. Puis laissa l’eau couler et inspira longuement à plusieurs reprises, les yeux rivés sur le miroir. Elle se ressemblait, aucun doute là-dessus. Tout le monde pouvait le voir, allait le voir, la ville entière, le monde entier. Mais sa photo n’était-elle pas éclipsée par les jambes hypnotisantes de la dangereuse Dohrn ?
Elles étalèrent le dessus-de-lit marron molletonné par terre devant la télé. Assises dessus en tailleur, elles fumaient un joint. Caroline sentait son corps se détendre lentement dans la nuit. Elles regardèrent l’émission de Johnny Carson puis le film de 23 heures. Elles engloutissaient M&M’s sur M&M’s et faisaient descendre le tout avec de la bière. Elles discutaient, ou plutôt Berry parlait et Caroline écoutait. Berry annonça qu’elle ne voulait pas passer l’hiver dans la communauté.
“Où veux-tu aller ?
— Où voulons
-nous
aller, tu veux dire. Je t’emmène avec moi.”
Caroline sourit et laissa son amie lui caresser les cheveux. Elle aimait Berry, vraiment. L’appréciait, lui faisait confiance. C’est alors qu’elle commit son erreur, ou s’y jeta tête baissée, ou ne fit rien pour l’empêcher :
“Qu’est-ce qui s’est passé dans le bar ? Pourquoi avais-tu l’air si troublée ? Tu pensais à Bobby ?
— Si on veut.”
Berry la regardait, l’air interrogateur. Parfois, les gens attendent qu’on leur donne quelque chose. Et il est difficile de résister. Il arrive même qu’on soit obligé de se fier à eux.
“Écoute, je n’ai pas été tout à fait franche avec toi à propos de mon passé. Or je veux l’être. J’ai confiance en toi. Mais ce que je vais te dire doit rester secret à jamais”, s’entendit dire Caroline d’une voix sévère, presque agressive.
Berry se redressa, attentive.
“Quoi ! C’est quoi ?
— C’est très sérieux.
— Je ne dirai jamais rien, je te le jure. De toute façon, je sais ce que c’est...
— Écoute...
— Bernardine Dohrn, c’est toi”, rigola Berry.
Caroline secoua la tête et baissa les yeux. Plus tard, elle se remémorerait cet instant et réfléchirait à ce qui s’était passé. Tout le monde jure en toute sincérité de ne jamais rien répéter. Nul ne peut résister à l’opportunité d’apprendre un secret, ou du moins pas grand monde. Seulement, dans son besoin de se confier, Caroline avait-elle pensé à expliquer à Berry les risques qu’elle encourait à être dépositaire de ce secret ? Si Caroline n’y avait pas suffisamment réfléchi à l’époque, elle le fit souvent plus tard, trop tard.
Elle raconta, Berry écouta.
Cette nuit-là, Berry avait baigné Caroline dans la chaleur de la compréhension et de l’intimité. Qui sait, peut-être même de l’admiration. Mais, tandis que Caroline essayait de trouver le sommeil, le soulagement de la confession s’estompait. La peur s’installait. Qui connaît vos secrets fait à jamais partie de votre vie. Il allait falloir, pour toujours, qu’elle demeure en contact avec Berry.
Le lendemain matin, lorsque Caroline se réveilla, toute la soirée lui revint en mémoire. Elle regarda Berry dormir, rongée par le remords. Son amie était vraiment très gentille, douce et loyale, mais elle avait la langue bien pendue, elle ferait une gaffe, elle picolerait et raconterait tout à un quelconque petit ami. Caroline la regardait dormir et la haïssait presque, avec ses défauts et ses faiblesses.
Elles prirent leur petit-déjeuner en silence, assises l’une en face de l’autre dans le box d’un restoroute. Caroline essayait de ne pas paniquer, mais elle finit par craquer.
“Écoute, Berry, ce que je t’ai dit hier soir, on ne doit jamais, jamais en reparler, peu importe ce qui arrive, déclara-t-elle dans un murmure rageur, bien qu’il n’y eût personne alentour.
— C’est lui qui t’a forcée à le faire, pas vrai ? Les mecs se font toujours piéger par la violence”, dit Berry tout en versant du sirop sur une montagne de pancakes beurrés.
Caroline prit une grande inspiration. Et puis soudain, sans crier gare, ce sentiment qu’elle n’avait encore jamais ressenti depuis son départ en cavale la saisit : un mélange d’indignation et de colère, une brûlure chimique.
“Pas du tout, tu te plantes complètement. Je vais te le dire une fois. Une seule. Ensuite, finies les questions, d’accord ?”