Henry entra dans la pièce en jetant à peine un regard aux morceaux de plastique, à la chaîne, et aux livres avant de s’asseoir sur le canapé. Il sortit une pipe et un briquet puis se mit à fumer.
“Ça fait un bail que je n’ai pas fumé. J’ai complètement arrêté.
— Pourquoi donc ?” demanda Henry.
Nash se caressa le menton et fronça les sourcils en regardant alternativement le sol puis son invité.
“Je ne sais pas. C’était une habitude coûteuse, le mène une existence a-luxueuse, une vie simple.”
Il prit à son tour la pipe puis inspira tandis qu’il tenait la flamme au-dessus du fourneau. Nash ne fumait plus, car il arrivait un moment où cela provoquait chez lui des effets imprévisibles : il se sentait parfois très mal à l’aise, d’une façon profonde, existentielle, en arrivant même à flipper sur son souffle, comme si ce dernier eût habité un corps inconnu, qui n’était pas le sien.
De sorte que, après tout ce temps, peu lui importait qu’un joint ne le fît plus planer le moins du monde. Mais le geste de fumer, surtout en compagnie de Henry, le détendait.
“Simple à quel point ? A-luxueuse dans quelle mesure ?” demanda Henry, inspirant, retenant son souffle, puis inhalant plus fort.
Nash ne put s’empêcher de remarquer à quel point Henry avait mauvaise mine loin de la lumière tamisée du bar : le visage creusé, les rides profondes, le teint jaunâtre. Nash haussa les épaules.
“Plus simple tu meurs. Humble, ordinaire. À tous points de vue.
— Assurance maladie ?”
Nash fit non de la tête.
“Actions ? Fonds commun de placement ?
— Non. Bon Dieu non !
— Biens immobiliers ?
— Je t’ai dit vraiment simple.
— Un livret d’épargne ? Un compte en banque ? insista Henry en souriant de toutes ses dents à une personne invisible, et en secouant la tête.
— Je paie en mandats postaux et en liquide. Je n’ai pas de quoi faire beaucoup d’économies. Et, l’argent que j’ai, je le planque.”
Nash prit la pipe fumante que lui tendait Henry, laissant dans l’air une légère volute à la douce odeur d’herbe. Il referma les lèvres sur le tuyau puis inspira. Ses muscles commençaient à se détendre tandis que la drogue se diffusait. Super, c’était ce qu’il avait espéré : un agréable bien-être physique.
Henry l’observa un moment puis partit d’un rire rauque. Il ne semblait pas près de s’arrêter avant un bon bout de temps.
“Tu planques ton fric ? Genre sous ton matelas ? articula-t-il entre deux éclats de rire.
— Je vais pas te le dire, ducon. Je suis pas débile, répondit Nash, avant que l’hilarité s’empare aussi de lui.
— Une ex-femme ?” Inspiration. “Des gosses ?
— Non, non et non ! Écoute, j’achète mes fringues dans les friperies. D’accord ? Je vais jamais au resto : je cuisine tout moi-même. Quoi d’autre ? Ah, oui, j’ai pas le téléphone non plus, mec. T’entends ça ? J’ai le courrier, alors à quoi ça me servirait, le téléphone ?”
Un simple sourire s’était substitué au fou rire de Henry.
“C’est dingue. Tu vis en autarcie. Là, en pleine ville.
— En quelque sorte, j’imagine. Mais j’ai l’électricité et un réfrigérateur. Ça me suffit largement.
— En autarcie, putain !
— Pas de chalet dans le Montana.
— Pas de téléphone, nom de Dieu.
— Mais tu vois, ça me botterait bien d’être un de ces types qui vivent en Arizona ou au Nouveau-Mexique et qui ont passé vingt ans à construire une espèce de gigantesque terre-plein dans le désert. Un genre de rêve sculptural de l’avenir et de Dieu, qui modifie la terre, jusqu’au jour où tu meurs dans un tracteur à déplacer des tas de poussières inépuisables, travail inachevé certes, mais tout de même — debout jusqu’à ton dernier souffle, tu restes implacable, sans pitié, seul. Enfin, seul ou avec ton acolyte, ta jeune épouse, hâlée par le désert, une femme avec des tresses et de la dévotion, dont la seule et éternelle ambition est de t’aider — toi qui as trente ans de plus qu’elle — à réaliser ton rêve. Le projet de ta vie, ton monument, ton affirmation. Un testament qui ne cède rien à, euh... qui ne cède rien, quoi.
— Ça a l’air chouette.”
Henry tendit de nouveau sa pipe à Nash. Celui-ci secoua la tête puis s’adossa au canapé. Le silence régna un instant, avant que Henry éclate d’un rire tonitruant.
“Sûr que c’est chouette, hein ?” acquiesça Nash.
Peu à peu, le silence prit le pas sur leurs rires. Puis Nash se leva pour aller s’asseoir en tailleur sur le tapis.
“Tu es marié ? demanda-t-il.
— Divorcé, soupira l’autre. Et j’ai aussi un gosse, deux maisons, et plusieurs immeubles.
— Sans déconner ? Sérieux ?
— Comment je peux me permettre de passer mon temps au bar, à ton avis ? Je suis un homme de loisirs.
— Tu n’as pas l’air de quelqu’un qui ne travaille pas.
— Cool.”
Ils restèrent assis pendant un moment qui leur sembla durer une éternité. Nash examinait son tapis. Puis l’installation de sa lampe au plafond.
“C’est beau. Des tresses dans le désert. Un tracteur, dit enfin Henry.
— Ouais.
— Tu sais ce que tu es ? Un putain de prêtre, mon pote.
— Bien sûr que non. J’existe à peine, c’est tout.
Il y a des tas de gens dans le monde qui vivent comme ça, seulement ils en ont plus honte que moi et ne le revendiquent pas autant.
— Peut-être que oui, peut-être que non.”
Henry avait accepté de financer
Prairie Fire.
En grande partie, pensait Nash, parce qu’il voulait faire quelque chose pour l’aider. Ils avaient aménagé l’espace au rez-de-chaussée de l’un de ses immeubles ; Nash avait quitté son boulot de barman. Une fois le magasin ouvert, Henry s’y était davantage intéressé. Il passait des heures à regarder les livres sans vraiment les lire : il les retirait des étagères, étudiait la quatrième de couverture, jetait un œil à la table des matières, les feuilletait. Il allait jusqu’à participer à quelques réunions, même s’il ne prenait jamais la parole.
Pour faire tourner son commerce et fidéliser la clientèle, Nash avait eu l’idée de rester ouvert tard afin d’accueillir différentes réunions de quartier. Il s’était inspiré des
infoshops
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européens. Henry et lui avaient installé deux grandes tables en bois avec des bancs dans un renfoncement à l’arrière du magasin. Et Nash avait embauché un lycéen d’une quinzaine d’années, Roland, pour vendre des boissons chaudes ou fraîches dans une guérite installée dans un coin. Grâce à cette vente, les réunions rapportaient un peu d’argent. Mais, surtout, celles-ci faisaient de
Prairie Fire
un endroit assez intéressant : un sanctuaire de la subversion pour marginaux et zonards. Parfois, les autres gosses les qualifiaient même de
marginallégés
(Nash supposait qu’ils étaient soit la crème des marginaux, soit seulement considérés comme légèrement marginaux. Les deux probablement.) Ils lisaient des livres ou des magazines, rencontraient des gens ou se contentaient d’observer, d’écrire, de manger, et même d’organiser divers mouvements de protestation.
Nash aimait bien s’asseoir parmi eux à la grande table, travailler, mais aussi boire un soda, écouter, et intervenir de temps à autre. Tout tournait autour d’un sujet cher à son cœur, auquel il donnait plusieurs noms : Antiologie, ou étude de tout ce qui est anti. Contre-Catalogue. Compendium de Dissidence. Ana-encyclopédie. Canon de l’Opposition. Diconoclaste. Nash se plaisait à penser qu’il observait ces gosses avec une objectivité presque clinique : des ados marginaux cl bagarreurs qui allaient au parc pour discuter d’actions et de stratégies de diffusion d’information, ou passaient la journée au café à inventer des manifestes et à déclarer leur opposition — à l’égard d’un concept souvent arbitraire en apparence, autant, peut être, au nom de l’opposition en soi et l’énergie qu’elle suscitait que par désir d’un changement social. Mais Nash n’y voyait aucun problème, en fait il adorait ce paradoxe typique de l’adolescence : ce moment de brève ouverture quand le monolithe de la culture ne s’est pas encore complètement emparé de l’âme des adolescents et qu’ils sont capables d’opposer un peu de résistance à tout ça.
Il les entendait expliquer comment ils allaient attirer l’attention de tel ou tel média. Dans la bouche de ces mômes, les médias ne constituaient pas une force qu’ils redoutaient ou admiraient, mais simplement un outil qu’ils comprenaient. Ils avaient plus de contacts, étaient mieux informés, mais aussi plus prétentieux qu’aucun des activistes dont il se souvenait. Sauf qu’ils n’utilisaient jamais ce mot,
activiste.
Protestataires, et encore. Ils se qualifiaient parfois de résistants, mais ce substantif avait des connotations trop réactionnaires, presque puritaines. Ils lui préféraient celui de
testeurs,
et ce n’était pas des manifestations ou des protestations qu’ils organisaient, mais des
tests.
Ça ne lui déplaisait pas, ce terme, testeurs. Qu’est-ce qui était testé : les ados ou leur cible ? Ouais, bien pensé.
Cependant, tout ce que faisaient ces testeurs ne l’impressionnait pas. Quand il se sentait d’humeur peu charitable, il trouvait leurs appellations particulièrement stupides et ennuyeuses. Bizarrement, malgré leurs sarcasmes et leur ironie facile et superficielle, Nash trouvait qu’ils manquaient encore d’esprit et d’autocritique. L’autolâtrie était bien là, l’auto-admiration aussi (après tout, ils vivaient toujours comme si leurs vies étaient en passe d’être diffusées), en revanche, l’auto-implication brillait par son absence. Ne restait qu’un vertueux égoïsme, comme si le simple fait d’être jeune était à porter à son crédit.
Lassé, fatigué, Nash perdait presque espoir en eux, quand soudain il remarquait quelque chose qui réveillait son intérêt. Par exemple, le jeune qu’il avait vu l’autre jour quand il traversait un test organisé à Pioneer Square. Petit, rondelet, la vingtaine, le garçon était tout de blanc vêtu, tel un vendeur de glaces. Il participait à un événement du genre Réhabilitons le Parking, ou Libérez le Béton. Là, parmi les mômes habituels, se tenait ce type tout seul, vêtu d’un manteau blanc, d’une chemise et d’une cravate blanches. Immaculé. Le visage impassible, figé, il levait au-dessus de sa tête une pancarte écrite à la main. On y lisait :
La Sixième Guerre mondiale se fera dans mon utérus
Il la tenait bien haut, sans se départir un seul instant d’une extrême solennité. Génial. Nash adorait ce genre de gamins, qui vous surprenaient et vous faisaient vous sentir vieux, hors du coup.
Il s’efforçait d’être patient. Prenait une grande inspiration avant de les écouter. Et découvrit qu’il y en avait qu’il aimait vraiment bien, ils étaient drôles et intelligents. Idéalistes et en colère Et, ne l’oublions pas, ils s’adonnaient au vol. Afin de gérer l’épidémie de larcins, Nash tentait d’embaucher ceux-là mêmes qu’il soupçonnait de faucher. Surtout s’il les trouvait sympathiques et pas trop gâtés. Par exemple :
Roland, le type de la guérite. Nash l’avait remarqué pour la première fois, voûté sur un coin de table, en train de dessiner dans un carnet à croquis sans jamais regarder personne dans les yeux. Il dessinait des gratte-ciels aux allures rétro utopistes, directement inspirés de l’attraction Autopia à Disneyland ou de
Métropolis,
dotées de géodes à la Buckminster Fuller exécutées avec force détails minutieux et enfantins. Il croquait des véhicules hyper technologiques et des désastres environnementaux. Et portait tous les jours sans exception le même duffle-coat long, quelle que fût la température. Nash se disait que, un ado comme celui-là, on ne pouvait que l’aimer. Il l’avait observé qui embarquait quelques romans illustrés — de beaux livres, très chers. Il lui avait alors donné Lin boulot et un bon de réduction. Roland aimait bien travailler ici, il semblait considérer cet endroit comme chez lui. Mais Nash était persuadé qu’il fauchait toujours.
Ou bien Sissy. Impossible de ne pas la remarquer avec sa chevelure bleu-noir éclat a nie, ses hautes pommettes saillantes, et ses yeux bien écartés et sur-maquillés. Nash admirait cette contradiction chez elle : elle était très jolie, mais cherchait à tout prix à prouver le contraire. Non seulement au moyen d’un maquillage surchargé, qui, à un certain degré d’épaisseur, passait du stade quantitatif à celui de méditation ironique, mais également grâce à un excès général dans la parure. Outre les inévitables et innombrables piercings et tatouages, elle portait des vêtements bizarres, tenus par des épingles : des hardes de différentes tailles qu’elle avait dénichées dans des friperies, en tissu synthétique souvent, et qu’elle ajustait autour de ses jambes, de sa taille, et de ses épaules à l’aide d’épingles de nourrice. Elle superposait les couches, telle une momie. Et la moitié du temps, ça fonctionnait bien, d’ailleurs, tout ce fatras donnait l’impression d’être voulu. Mais, l’autre moitié du temps, Sissy ressemblait à un désastre, à une folle, à un sac.
Elle avait aussi un corps vaporeux, comme beaucoup de filles du coin. Toutes semblaient être soit sensibles et rondouillardes, soit au bord de la dissolution. Sissy était d’une maigreur douloureuse, forcée à l’extrême, qui suintait la faim, mais, bizarrement, pas la fragilité. En fait, ce qui irradiait d’elle, c’était une intransigeance inflexible et obstinée. Nash ne parvenait pas encore à déchiffrer cela — ce que signifiait pour ces gosses cette silhouette en lanière de fouet. S’agissait-il d’une capitulation culturelle ou d’une rébellion contre le fait même d’être un corps ? Contre le besoin de consommer tout court ? Sissy avait volé au moins un livre : le
Dictionnaire biographique des femmes incorrigibles et énigmatiques d’une nation impure.
Un ouvrage assez minable, contenant des articles de basse vulgarisation, mais qui, quelque part, excédait sa propre ambition en introduisant plusieurs figures cool quoique obscures, telle Voltairine De Cleyre, maîtresse de l’action directe au XIX
e
siècle, ou des féministes de la seconde vague oubliée, mais confinant au néo-coolisme, telle Shulamith Firestone. Ce livre était le genre de pavé monstrueux à quarante-cinq dollars qu’on trouve dans les points presse. Comme si sa disparition aurait pu passer inaperçue ! Chaque fois qu’elle venait, Sissy le regardait, et puis un jour il avait disparu. Mais elle achetait, aussi. De minces recueils de poèmes d’occasion tout usés. Des encyclopédies scientifiques pour enfants datant des années I960. Autant d’incroyables petites reliques dont Nash faisait l’acquisition pour des gens précisément comme elle. Chaque fois qu’il vendait l’un de ces étranges livres d’occasion, il se sentait vengé et heureux. Il avait embauché Sissy pour s’occuper de la programmation des soirées de réunions de groupe. Il lui avait dit qu’il avait besoin de son aide parce qu’elle connaissait tout le monde. Ce qui était vrai. Elle aussi continuait à faucher.