“Que faut-il faire, alors ?” demanda Nash.
Henry appuyait sur un bouton de la télécommande. Les chaînes se succédaient en silence.
“Tu préfères que je m’en aille ?
— Non, non. J’apprécie ta compagnie.”
Nash parcourut la pièce des yeux. Il se mit à ramasser journaux et verres sales. Vida un cendrier plein dans un autre.
“Ne range pas non plus.”
Nash soupira et posa tout sur le plan de travail de la cuisine. Il jeta les cendres à la poubelle puis apporta le cendrier propre à Henry.
“Tu m’avais pourtant dit que tu te sentais mieux grâce à ton histoire de panneau publicitaire, non ?
— C’était vrai. Je me suis débarrassé de mes cauchemars. Mais le cancer avait atteint mes os depuis longtemps. Seulement, je ne m’en rendais pas compte.”
Nash regardait fixement la télé.
“Quoi ? demanda Henry.
— Il s’agit peut-être d’une simple coïncidence, non ?
— Que j’aie un lymphome non hodgkinien ? C’est ce dont souffrent les gens qui ont été exposés à la dioxine.
— Mais...
— Je suis tombé malade à cause d’une exposition à la dioxine, présente dans l’agent orange. Voilà la vérité, Nash, il va falloir que tu t’y fasses. Sans cela ma vie n’a pas de sens. Sans cela ma vie ne signifie rien.
— D’accord.
— Je veux que tu y penses comme je te le dis. C’est important pour toi, crois-moi.”
Henry s’adossa à ses coussins.
“En fait, les cauchemars sont revenus. Mais ils ne sont plus violents et chaotiques. Ils sont paisibles et chaotiques. Parfois, je vois les visages d’enfants morts. Parfois, je vois des soldats. Mais je ne m’y oppose plus comme avant. Ça ne m’effraie pas.”
Henry ferma les yeux. Il semblait près de s’assoupir. Nash le regarda respirer. Il entendait les efforts que requérait l’expiration. Henry se réveilla en sursaut. La vue de Nash le soulagea.
“Je comprends tout à présent. Même toi.
— Ah ouais ?”
Nash observait la peau parcheminée des paupières de son ami. Ses yeux étaient agités d’un petit tic nerveux. Des ombres violet foncé se cachaient dans les rides. Le blanc de ses yeux n’était plus brillant. Quelle chose fragile qu’un œil...
“Je sais que tu as tenté le tout pour le tout. Ce n’est pas honteux. Je suis content pour toi”, dit Henry. Puis il parut s’endormir.
Nash pressa ses doigts contre ses propres paupières et posa la tête dans ses mains. Il écoutait les grands bruits que faisait Henry dans son sommeil. Il dormait, le visage paisible, calme, un bras au-dessus de la tête, dans une attitude qui ressemblait au repos de la reddition. La pièce ne sentait ni la rose ni l’encens. Ni même la fleur de pommier éthérée. Elle sentait la transpiration, l’urine, et la bière. Cela surprit presque Nash. Il se leva alors pour gagner la porte.
“Nash ? appela Henry.
— Ouais ?
— Y en a de nouveau un, tu sais.
— Je ne voulais pas t’en parler.”
En début de semaine, Nash était passé devant le panneau publicitaire. Il n’y avait rien eu pendant des mois, jusqu’à ce que, du jour au lendemain, une pub pour le Nepenthex fît son apparition.
“Plus grosse que jamais, bordel !” s’exclama Henry.
Ma mère n’est pas seulement, pas simplement, ma mère. C’est une révolutionnaire. Une fugitive. Une menteuse. Une meurtrière.
Henry se réveilla dans des draps humides. Il sentait qu’il avait transpiré, il était transi de froid. Il prit une grande inspiration avant de se laisser replonger dans le sommeil.
Le phosgène a l’odeur du foin fraîchement coupé. La lewisite a l’odeur du géranium.
JASON CLAQUAIT
les portes et les fermait à clef. Il jetait à Louise des coups d’œil perçants et inquisiteurs, qu’il s’empressait de dissimuler sous un regard neutre, un peu lointain.
Il ne s’agissait pas là de son indifférence habituelle, mais, en même temps, qu’est-ce qui était habituel ? Elle résistait à son envie de lui écarter les cheveux du front. Il vivait une phase étrange : légèrement replet et boutonneux. Elle ne se vexait pas s’il la repoussait lorsqu’elle lui passait un bras autour des épaules. Elle ne pouvait pas le réconforter dans sa traversée de l’adolescence, en revanche elle pouvait rester en dehors de son chemin. Elle était persuadée que, si elle n’intervenait pas, son fils talentueux et extrêmement intelligent obtiendrait du monde tout ce dont il avait besoin. Elle savait aussi que le jour viendrait où il la percerait à jour, mais elle refusait d’y penser. Deux semaines de cet espionnage schizoïde mirent ses nerfs à rude épreuve. Quand il se décida enfin à la défier, elle n’aurait pas dû être surprise.
Jason s’était assis pour dîner. Il ne regardait pas la télé, ne lisait pas son livre. En fait, il ne mangeait pas. Il se contentait de la dévisager, et soudain elle comprit ce qui allait se passer. Elle retint sa respiration : après tout ce temps, elle n’en revenait pas que ça finisse par lui tomber dessus.
“J’ai regardé
America’s Most Wanted
13
,
hier”, commença-t-il.
Cette fois-ci, ça arrivait pour de bon, n’est-ce pas ?
“L’émission était consacrée à cette femme qui a été terroriste dans les années 1970. Elle est toujours en liberté.”
Louise éprouvait une sensation qui lui rampait littéralement sur le corps, faisait trembler ses mains. Un moment qu’on a anticipé toute sa vie est empreint d’irréalité. Et puis, un jour, ce moment arrive et pourtant on est toujours là, à respirer. Elle éprouvait un tel soulagement. Un calme extraordinaire la submergea.
“Il n’y a eu aucune émission, déclara-t-elle posément.
— Elle s’appelait Mary Whittaker, ils ont montré sa photo.
— Il n’y a pas eu d’émission, répéta-t-elle.
— Elle faisait partie d’un collectif qui a plastiqué trois résidences secondaires appartenant à des dirigeants d’entreprises : des fabricants d’armes, j’imagine, je ne me rappelle plus. En tout cas, lors du dernier attentat, il y a eu un dérapage — enfin, un dérapage...
— Tu es au courant de cette affaire ?
— Dans
America’s Most Wanted
ils ont montré une photo de Martha Malcolm...”
Louise secoua la tête. Entendre ce nom de la bouche de son fils !
“Comment l’as-tu découvert ?
— Je te parle d’une émission à la télé.
— Il n’y a pas eu d’émission, arrête de dire ça.
— Si, il y en a eu une.
— Tu mens.”
Jason se mit à rire.
“Je mens, hein ? Ça, c’est la meilleure, putain ! Pourquoi tu ne me regardes pas, maman ?” Il la fusillait des yeux, le visage rouge de colère.
“Tu ne devrais pas juger quelque chose dont tu ne sais rien”, dit-elle.
Jason passa sa main sous son assiette et l’éjecta de la table. Elle s’écrasa par terre. Il serrait très fort les poings. Louise fixait les débris. Puis quelque chose se passa. Jason se mit à pleurer. La dernière fois que Louise avait vu son fils pleurer, il n’était encore qu’un bébé.
“Je comptais t’en parler un jour. Je peux le faire maintenant. Si tu veux savoir ce qui s’est passé, je te le raconterai.”
Il s’essuya les yeux.
“Tu ne peux pas réfléchir à notre geste en l’isolant du contexte. Cette guerre immorale s’éternisait. Et, à travers nos actions, nous pensions leur faire peur et contribuer à ce qu’ils mettent fin plus tôt à la guerre.
— Ouais, ben vous avez réussi votre coup ! Elle n’a pas duré neuf ans, cette guerre ?
— Atteindre un objectif n’est pas la seule chose qui compte. Ce qui compte, c’est la nature de l’intention. Nous voulions agir. Il y avait eu des années d’efforts pacifiques. Les choses empiraient. C’était un geste de désespoir.”
Josh hocha la tête.
“Nous n’avons jamais voulu blesser qui que ce soit, crois-moi. Ce fut une conséquence terrible que nous n’avons jamais désirée ni recherchée. Ce qui n’excuse rien, mais ça pourrait t’aider à comprendre.
— Ça a bien dû te traverser l’esprit, que vous preniez des risques, et pas seulement avec vos propres vies. Mais bon, à la rigueur, peu importe. Je m’en tape. Je veux dire, je veux bien gober que vous étiez stupides au point de ne pas réaliser qu’il était absolument inévitable qu’en posant des bombes vous finiriez par tuer quelqu’un. Seulement, je n’arrive pas à croire que tu m’aies menti toutes ces années sur ton identité.
— J’avais prévu de te dire la vérité quand tu serais suffisamment grand. Quand je serais prête à me rendre. S’il y a bien une chose que je refuse, c’est que tu sois obligé de garder mon secret.
— Tu veux te rendre ? Après toutes ces années ?” Le ton de sa voix s’était légèrement modifié. Il semblait surpris.
“Je suis vraiment désolée. Pour tout ça. Mais, en effet, je souhaite me rendre dès que possible.”
Les mains serrées sur les genoux, elle attendait les propos ravageurs qui allaient suivre.
“Et mon père, il savait la vérité, au moins, lui ?”
Elle secoua la tête.
“C’est dingue.
— Ça semble dingue. Mais, la plupart du temps, c’était juste du quotidien. Sauf qu’aucune expérience n’était jamais à cent pour cent ce qu’elle était. Il y avait toujours ce petit plus, cette fatalité sous-jacente.”
Elle commença à ramasser les bouts d’assiette et de nourriture éparpillés.
“Je vais nettoyer”, dit-il.
Lorsqu’il eut fini, il s’assit en face d’elle. Elle sortit sa pipe puis se mit à fumer. Elle la lui tendit, il ignora son offre.
“Un sacré truc, quand même, ce que tu as fait. Tu en avais dans le ventre, sérieux, jamais je ne m’en serais douté.
— Tout cela n’était qu’une énorme bavure. Une énorme erreur.
— Au moins, tu as fait quelque chose. Quel monde ça devait être, l’époque où les gens ordinaires agissaient vraiment ! Et où leur action affectait l’histoire, même par la bande.”
Elle s’efforçait de réfléchir à ce qu’elle dirait ensuite. Mais elle n’arrivait pas à parler. Elle se sentait si profondément soulagée. Elle éprouvait une telle reconnaissance envers son fils. Comment pouvait-elle obtenir un répit pareil après tout ce qui s’était passé ? Elle tendit la main pour le toucher.
“T’emballe pas, bon Dieu !” Il la repoussa. “Je ne t’ai pas pardonné de m’avoir menti toute ma vie.”
Elle rit.
“Content que tu trouves ça drôle.
— Non, c’est toi que je trouve drôle. Et tu es vraiment très drôle. Moi je ne le suis jamais, pas vrai ?
— Oh ! j’oubliais. Voilà quelque chose qui va te faire marrer.” Il lui tendit un bout de papier où était inscrit un numéro de téléphone.
“Qu’est-ce que c’est ?
— Le numéro de Bobby Desoto. Il s’appelle Nash Davis, maintenant. Et, nouvelle pirouette sensationnelle du destin, il ne vit pas très loin d’ici.”
Elle serra le papier dans sa main. Elle ne s’était pas du tout attendue à ça.
“Comment l’as-tu trouvé ?
— J’ai essayé différentes possibilités. Et j’ai fini par me servir de l’acronyme du collectif de films. Sur Internet, il existait deux ou trois références américaines à SURE, mais il y en avait une qui ressortait. Celle à un comité anarchiste qui avait envoyé un message à la librairie
Prairie Fire.
J’ai fait des recherches sur ce SURE et j’ai découvert qu’il signifiait Saltimbanques Unijambistes Réduits à l’Effacement. Un groupe méta-farceur notoire qui n’existe qu’à moitié. Pour moi, ça sentait le Desoto à plein nez. Ce type, là, Nash Davis, il organise des événements à
Prairie Fire.
Du coup, je l’ai appelé. Et bingo.
— Tu es sacrément intelligent.
— T’emballe pas.”
Louise se rappelait dans les moindres détails le jour où elle avait rencontré Bobby pour la première fois. Lors d’une manifestation contre le conseil de révision, il avait passé son temps à la filmer. Il l’avait suivie partout jusqu’au moment où elle avait fini par lui demander d’arrêter. Elle l’avait alors reconnu. Elle avait assisté à un happening où on avait projeté certains de ses films. Il avait accepté d’éteindre sa caméra à condition qu’elle aille manger chinois avec lui.
Après le repas, il l’avait emmenée jusqu’à l’immeuble de Valence Chemical. L’avait tirée par la main jusqu’au bout du couloir d’entrée. Avait ouvert les portes où était écrit : “Privé.” Il jubilait, intrépide, tandis qu’ils allaient de pièce en pièce. Il semblait aussi connaître l’emplacement de chaque chose. Il l’avait fait pénétrer dans un bureau désert rempli de classeurs. Après lui avoir jeté un œil, il avait ouvert quelques tiroirs et jeté plusieurs piles de dossiers dans la poubelle métallique. À laquelle il avait ensuite mis le feu avec son Zippo avant de la tirer hors de la pièce en riant. Il avait essayé une autre porte. Fermée à clef. Ayant parcouru le couloir des yeux, il avait sorti un outil métallique et forcé la serrure. Il avait alors poussé Mary à l’intérieur et refermé derrière eux. Il faisait sombre, il l’avait collée contre le mur et embrassée.
“J’en fais des tonnes, pour toi. Ça ne t’impressionne pas ?
— Si, beaucoup.”
Puis il l’avait embrassée de nouveau. Plus tard cette nuit-là, il lui avouerait que son père était le directeur du département recherche et développement de Valence Chemical. Il n’avait parlé de sa famille à aucun de ses amis du mouvement. Son père avait presque inventé (ou du moins mis au point) des applications pour plusieurs polymères synthétiques : le polystyrène et le chlorure de polyvinyle. Cela s’inscrivait dans la révolution des thermoplastiques industriels. Il avait fait connaître des plastiques utilisés pour fabriquer pellicules de film stables, 33 tours, tuyaux en PVC, matelas à eau et — inévitablement — différentes sortes d’armes : mines à fragmentation en plastique, essence plastifiée particulièrement vicieuse, ainsi que des bombes au phosphore blanc qui formaient — tandis qu’elles explosaient puis brûlaient en diffusant une puanteur chimique incessante et obstinée — de blanches volutes de fumée des plus belles qui soient, aussi élégantes que destructrices.
Après ça, ils avaient passé toutes leurs nuits ensemble, toutes, jusqu’à ce qu’ils plongent dans la clandestinité.
Le bar de Belltown avait connu des jours meilleurs. Il était mitoyen avec un vieil hôtel, qui avait jadis attiré la jeunesse hippie de la scène musicale. Celle-ci partie, le bar et l’hôtel avaient accueilli des voyageurs européens peu fortunés, qui eux-mêmes avaient cédé la place à une foule de locataires de chambres individuelles. En entrant, Louise écarta d’un geste la fumée de cigarette. Dehors, il faisait encore jour. Or, ce n’était pas le genre d’établissement très fréquenté dans la journée. L’endroit était désert, elle comprit donc pourquoi Bobby l’avait choisi.