Josh s’assit. L’auditoire applaudit poliment.
MIRANDA VOULAIT
à tout prix s’acheter à la boulangerie Mercury un de ces scones bien bombés à la farine complète. Rien qu’un scone, un simple scone, et pourtant ce dernier était aussi gros qu’une main ouverte, aussi gros qu’une tête. Une vraie miche, ce scone. C’est avec une espèce de soulagement et de plaisir éthérés que Miranda referma ses lèvres sur la première bouchée. Et puis du café noir, très fort — ça faisait partie des réjouissances. En effet, le scone, et surtout celui à la farine complète, était une affaire sèche et friable. C’est pourquoi le café, avec sa liquide et revigorante âpreté, constituait un élément essentiel du plaisir escompté. Elle mangeait consciencieusement tout en redoutant déjà le terme de son modeste festin, déplorant dès la première bouchée la diminution progressive de la chose. Elle ressentait presque une tristesse existentielle face à cette contradiction entre le côté bien réel de sa faim et le caractère abstrait d’une satisfaction impossible à atteindre.
Quelqu’un s’était posté devant sa table. Elle leva les yeux, la bouche pleine à étouffer. Nash. Miranda rougit de honte à la pensée de ce qu’elle venait d’enfourner. Toutefois, c’est à ce moment précis qu’elle admit enfin qu’elle éprouvait toujours des sentiments pour lui. Qu’elle comprit que c’était l’une des principales raisons pour lesquelles Seattle lui manquait tant.
Nash sourit et lui fit un petit signe. Elle avala une gorgée de café. Puis essaya de mâcher discrètement, poliment, rapidement, afin de pouvoir dire un mot. Mais, quelle que soit la dose de liquide ingurgitée pour la faire passer, il n’est pas de façon élégante de mâcher un gros bout de scone sec et feuilleté. Le pire, c’était que le café était un tantinet trop chaud pour accomplir ce geste, trop chaud pour être bu comme ça, sans y penser, de sorte qu’elle s’étrangla et déglutit un morceau de pâtisserie, que, les yeux exorbités, humides, elle se força à avaler, occasionnant une petite pluie de miettes.
“Prends ton temps”, lui dit Nash. Il attendit. “Dis donc, il est monstrueux ce gâteau.”
Elle hocha la tête. La bouchée était enfin descendue.
“J’adore ces scones. À une époque, je traversais parfois toute la ville à pied simplement pour en acheter un. Je suis une gloutonne de première. Et tu sais ce que je préfère chez eux ?
— Leur taille.
— Oui, la taille gigantesque, majestueuse d’une seule portion, pour une seule personne. C’est dément. Et quand je suis déprimée, ben... c’est ce dont j’ai envie.
— C’est charmant un peu de gloutonnerie.
— Peut-être. Mais, ce matin, je ne souhaitais pas franchement explorer ce sujet en profondeur avec qui que ce soit.”
Miranda s’arrêta de manger. Ça ne l’intéressait plus. Il lui aurait fallu disposer d’un appartement privé quelque part, où elle aurait pu déguster sa pâtisserie en paix. Trop tard, à présent. Elle but son café à petites gorgées.
“Désolé. Je t’ai vue en passant, alors...
— Non, ça me fait plaisir. Assieds-toi.
— Tu es sûre ?
— Je suis contente de te voir.
— Tu nous rends visite ?
— Ça fait une semaine que je suis revenue. On a une chambre en ville. Au
Ace.”
Miranda sourit, un peu gênée. “Josh voulait qu’on aille à l’hôtel.
— Comment il va, lui ?”
Elle l’observa un instant. Une sérieuse calvitie. Mais un beau visage, une tête agréable à regarder. Il aurait été plus séduisant si seulement il s’était complètement rasé le crâne, ou s’il avait porté les cheveux ras.
“J’avais prévu de t’appeler, ou de passer à la librairie.
— Je sais.
— Il va bien.
— Il bosse sur quoi ?
— Je sais pas trop, il ne me le dit pas. D’ailleurs, je ne lui pose pas vraiment de questions.”
Elle but une gorgée de café.
“Tu as très bonne mine. Rien de tel que l’insatisfaction, pour une femme.
— Il travaille pour Allegecom.
— Ton visage s’est affiné, malgré les muffins géants. Tu as l’air très intelligente, intimidante.
— Scones. C’est un scone.
— C’est vrai, désolé. Allegecom, tiens, c’est curieux.
— À plein temps. Il bosse vraiment dur, dans je ne sais quel département de recherche sur Internet. Je crois.”
Elle se mit à rire. Elle n’avait aucune idée de ce que Josh faisait. Du coup, il lui fit l’effet d’un adulte, d’un vieux. Plus vieux même que Nash, bizarrement.
“Il regarde beaucoup la télé. C’est lui qui doit gérer la culture, tu vois.
— Je vois.
— Le mois dernier, il m’a emmenée au musée de cire.” Miranda, à son grand regret, avala les dernières gouttes de café. “Le musée de Mme Tussaud. Je plaisante pas. Tu en as déjà visité un ?
— Non”, répondit-il.
Ah ! Ce petit sourire contraint...
“Eh bien, même en semaine, on a dû faire une demi-heure de queue. Et l’entrée coûte dix-neuf dollars.
— C’est sa façon à lui de se livrer au voyeurisme culturel ? Il est là pour se moquer des gens ? Ça ne lui suffit pas de passer la journée à regarder la télé ? s’exclama Nash, tout à coup agacé.
— Tu ne l’aimes vraiment pas, hein ? Je pensais comme toi, au début, mais en fait il voulait vraiment visiter ce musée. C’est assez fou, enfin je veux dire, à partir du moment où on le considère comme un indicateur, un baromètre, ou je ne sais quoi. Tu vois, tu traverses les salles et aucune ne prétend illustrer l’histoire, ou quoi. Il n’y a que des célébrités en cire. Même les personnages historiques sont plus des célébrités qu’autre chose. C’est bien là le problème : si tu ignores à quoi ressemble telle ou telle personne, tu ne vas pas être vraiment impressionné par la ressemblance d’une statue en cire, si ? Je veux dire, est-ce que tu serais impressionné par la reproduction en cire de Diderot ou de la princesse Diana ?”
Miranda s’attaqua de nouveau à son scone, avant de se rendre compte que raconter son histoire en mangeant allait lui compliquer la tâche.
“Mais le truc, c’est que toutes ces statues de cire, tu sais : Oprah, Madonna, Cher, elles ne sont pas dans des vitrines, séparées du visiteur. C’est ça l’aspect crucial de la chose, c’est pour ça que les gens font la queue pour entrer : les statues sont partout, autour des visiteurs et au milieu d’eux. Du coup, tu peux te faire prendre en photo en train d’enlacer la taille de Nicole Kidman. Faire les cornes à Rudolph Giuliani. Ou encore caresser les cuisses de Diane Sawyer. Les gens ont le droit de toucher ces monstres sacrés, de leur tourner autour, de les profaner. Tu t’imagines comme ils sont petits et impuissants, plantés là, à sourire ? À part les abîmer, tu peux bien faire tout ce qui te fait plaisir ; et il faut voir ça, ces idolâtres lâchés au milieu des poupées de célébrités. Il y a vraiment des vibrations hostiles contre ces créatures, les gens mettent une énergie incroyable là-dedans. À vomir !
— Ça fait plaisir de te voir.
— On était horrifiés, fascinés, flippés. Et, en même temps, on comprenait. Mais ce qui était peut-être le plus dérangeant, finalement, c’est que personne d’autre ne semblait trouver ça bizarre.
— Je n’aime vraiment pas Josh.
— Il m’a prise en photo en train d’enlacer Castro.”
*
Miranda retourna à l’hôtel. Assis devant son ordinateur, Josh ne lui adressa pas un mot lorsqu’elle entra. La chambre était sombre. La télé et l’ordinateur constituaient la seule source de lumière.
“Tu es un peu sorti, aujourd’hui ? demanda-t-elle.
— J’ai beaucoup de travail.
— Quel genre ?”
Josh soupira puis se tourna vers elle.
“On est en train de lancer le site Internet d’Ergonomica, et il fallait que je m’assure que tout fonctionnait.
— Ah bon ? Que personne ne pouvait le pirater ?”
Josh se retourna vers l’écran.
“Quelque chose comme ça.”
Parfois, son propre petit ami lui foutait les jetons.
QUAND ON FINIT
par comprendre, on a l’impression d’avoir su depuis le début.
Ça faisait un bon bout de temps que je n’y avais plus réfléchi. C’est faux, j’y pensais sans arrêt, sauf qu’en fait je n’avançais pas. Gage voulait regarder
Lost Videos
sur VH1. En principe, j’évite cette chaîne-là. Et ce malgré la fixation fort sympathique qu’ils font sur tout ce qui touche aux Beach Boys, notamment dans leurs programmes spéciaux de rock classique et de rock californien. Moi, bien entendu, cette nostalgie me gêne. Mais Gage n’a aucune vergogne. Maintenant qu’il en avait fini avec son trip années 1970, il faisait une fixette sur le psychédélisme américain de la fin des années I960, et en particulier sur le groupe Love. Peut-être vous en souvenez-vous. Des candidats classiques à l’obsession : aujourd’hui oubliés, mais très célèbres à une époque. Plusieurs hits, un son génial, daté, bien spécifique. Et
deux
membres d’origine africaine. Et attention, là on parle de 1966. Encore plus important, Love était dirigé par un génie méconnu et autodestructeur qui, en ce moment même, pourrit en prison. Arthur Lee avait grave foutu les jetons aux hippies ; un punk black en colère qui, après avoir appelé son groupe Love, jouait comme s’il haïssait tout le monde. Il consommait des drogues dures et avait fini par se faire coincer par les flics dans les années 1980 pour recel d’armes. Gage semblait trouver ce dernier point particulièrement fascinant. Il faut le reconnaître, j’aime bien Love. Leur attitude, leur look et leur son agressif, déjanté, à la fois baroque et garage. Sans rien de groovy, sans fioritures : du violent, du nouveau et qui tapait fort.
Puisque mon voisin s’intéressait au rock’n’roll noir proto-psychédélique, vous vous dites évidemment qu’il devait kiffer Hendrix. Enfin, je veux dire, on habitait à Seattle : Hendrix est un enfant du pays, un héros local. Qui a connu une mort tragique. Et jamais personne n’a porté de fringues aussi terribles. Grave erreur ! Vous n’avez pas bien écouté. Le fait même que Hendrix soit un dieu vivant le rend inéligible à la dévotion de Gage. Non, son truc c’était Love, le groupe d’Arthur Lee : à la fois arrivé le premier (très important) et aujourd’hui oublié (encore plus important).
Enfin bref, je suis allé chez Gage pour regarder
California Classic Rock : The Lost and Forgotten.
J’avais accepté, sachant que même VH1 pourrait encore passer quelque chose qui m’intéresserait. Le film tristement célèbre,
Lost Love Movie,
par exemple. Dont je n’avais jamais entendu parler, mais j’ai fait comme si.
“Il a été tourné en 1968, c’est ça ? ai-je demandé.
— Non, plutôt en 1969, je crois. Quand ils étaient déjà sur le déclin.
— Je ne l’ai jamais vu. Mais j’en ai entendu parler.
— Il semblerait que des copies de contrebande se mettent à refaire surface. J’en ai vu une en vente une fois, j’aurais dû l’acheter tout de suite.”
Presque au début de la partie de l’émission consacrée aux grands groupes de L. A. à la fin des années I960, ils s’attaquèrent à l’histoire de Love. C’est ce groupe qui avait découvert les Doors et Hendrix. Mais comme il n’avait jamais fait de tournée, il n’était jamais devenu aussi célèbre qu’eux. Et puis les membres du groupe prenaient une telle quantité de drogues psychédéliques qu’ils avaient fini par se séparer, vu qu’il n’en restait plus un seul qui soit encore capable de jouer de son instrument. Et... ah ouais ! Il existe un film underground sur eux, connu sous le nom de
Lost Love Movie.
Tandis que la voix off faisait son petit topo, ce n’est pas un clip vidéo qu’on voyait à l’écran, mais deux plans fixes en noir et blanc. Le premier montrait Arthur Lee portant des lunettes de soleil, assis sur un banc dans un parc. L’angle de prise de vue était très bas. Lee était adossé au banc, les pouces glissés dans les passants de sa ceinture, et les jambes écartées. Il portait un pantalon en velours côtelé et une large ceinture. Puis ils passèrent le second plan fixe. Qui resta à l’écran pendant environ six secondes. Très longtemps. Je ne me rappelle plus le commentaire de la voix off. Mais la photo représentait trois personnes sur une plateforme rocheuse, à côté de l’autoroute. La plus proche de la caméra était Arthur Lee, même pantalon, mêmes lunettes. À droite, le plus éloigné de l’objectif, se trouvait Bryan MacLean, un autre membre du groupe Love (même si, dans mon souvenir, il n’en faisait techniquement plus partie en 1969) — Avec des lunettes de soleil, lui aussi. Mais la personne du milieu, celle qui se trouvait entre eux, n’appartenait pas au groupe et ne portait pas de lunettes. Malgré l’aspect moucheté d’un plan fixe extrait d’une vidéo de vieux film, je reconnus sans l’ombre d’un doute ma mère. Une version en plus jeune et plus jolie de la femme avec laquelle je vivais tous les jours.
Je poussai un cri étouffé, que je m’empressai de dissimuler en toussant. Puis regardai Gage. Il prêtait peu d’attention aux événements ; de toute évidence, il n’avait rien remarqué.
“Conneries ! Montrez-nous ce putain de film au lieu de déblatérer ! Allez, on éteint.
— Non, c’est presque fini”, protestai-je. Je voulais voir le générique. Aucune allusion au film ni aux plans fixes.
De retour chez moi, me suis-je précipité dans la chambre de ma mère en exigeant de tout savoir sur sa vie de groupie californienne ? Eh bien non. Car je sais, j’en suis persuadé, que ce n’est pas ça, l’histoire. Qu’il y a un plus grand secret, quelque chose qui fait de ma mère cette personne étrange. D’une certaine façon, je sais de quoi il s’agit. Seulement, je n’arrive pas encore à mettre un nom dessus.
Non, de retour chez moi, je me suis mis à travailler sur Internet. Je suis allé sur le site le plus susceptible de vendre des copies du film : www.undergroundmedia.com, où il se trouvait qu’un an auparavant j’avais acheté une copie sur DVD d’un très vieux pirate de
Eat the Document
(le très célèbre documentaire jamais sorti sur la première tournée électrique de Dylan en 1966). Ils disaient que
Lost Love Movie
n’était pas disponible. J’ai continué à surfer sur le Net jusqu’à ce que je trouve enfin un site qui le répertoriait. Ce dernier faisait partie du cercle Internet des néo-luddites, et vendait donc uniquement des articles sur leur support original : super-huit, seize millimètres, double huit. Ils disaient qu’ils ne l’avaient plus. Mais ils me dirigèrent vers quelqu’un qui hébergeait un site dédié aux hors-la-loi. Je découvris que
Lost Love Movie
avait été réalisé par Bobby Desoto, lequel avait tourné plusieurs films underground au sein d’un collectif, avant que celui-ci ne pose une série de bombes pour protester contre la guerre et que ses membres ne prennent la fuite au début des années 1970.